- Chapitre 16 -

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Jeudi 10 septembre 2020, Dourney, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.

Le cours de sciences militaires porta sur l’importance des stratégies pour leur future vie d’agent de terrain. En amont ou pendant un conflit, le professeur leur expliqua qu’un corps entraîné n’était rien de plus qu’une marionnette sans fils s’il n’y avait pas de cerveau pour le guider. Or c’était un organe qu’il fallait travailler tout autant que ses muscles si l’on souhaitait être efficace.

Ryu profita de cette remarque pour taquiner son ami à propos de son impulsivité et de ses manières tête-brûlée, mais Jim était trop accaparé par Emily et son compère pour se vexer. Ils durent encore subir une heure d’initiation à l’économie avant de pouvoir retrouver l’air tiède de fin de journée.

— Suivez-nous, souffla Valentina en retrouvant les deux amis près des sorties du bâtiment nord. Vaut mieux se faire discrets pour parler de tout ça.

Aussi diffuse qu’une brise, sa partenaire aux cheveux flamboyants les suivait sans piper mot, le visage plissé par la crainte de tomber nez-à-nez avec les Réguliers.

— Tout va bien ? lui demanda Ryu en l’observant d’un regard soucieux.

Embarrassée d’avoir attiré l’attention sur elle, Mia hocha brièvement la tête en baissant le nez. Rassuré, Ryusuke posa le regard sur son ami et Valentina, qui marchaient devant. Elle le dépassait d’une dizaine de centimètres – autant que Ryu dépassait Jim – mais n’affichait en rien un éventuel air supérieur.

— Vous êtes internes ? s’enquit Valentina en s’engouffrant dans le Centre par l’une des portes laissée ouverte.

— Pour l’instant, oui. Vous aussi ?

— Ouais ! On peut s’installer dans l’un des espaces détente, du coup. On sera au calme pour discuter… Il y a presque pas de Réguliers à l’internat, alors on risque pas grand-chose.

— Pourquoi ils sont moins nombreux ? demanda Jim en fronçant les sourcils.

Valentina lui jeta un regard qui hurlait « T’es bête ou quoi » avant de se décider à répondre devant l’air bougon de son camarade :

— Les Réguliers ont les moyens de payer les frais de scolarité. C’est surtout des familles aisées de Modros… Ils ont donc pas besoin d’être en internat. C’est les Boursiers – comme Mia et moi – qui y vivent. Et parfois des Recrues comme vous. La plupart du temps, on est pas d’ici, alors l’internat est top.

— Vous venez d’où ? rebondit Ryu, curieux d’en apprendre plus sur les deux jeunes filles.

— Du Nouveau-Mexique, pour ma part, expliqua Valentina avec un sourire fier. Je suis Américaine du côté de ma mère, mais Colombienne du côté de mon père.

— Chouette ! s’exclama Ryu avec sincérité tandis qu’ils atteignaient le deuxième étage.

Ils suivirent la jeune Américano-Colombienne dans le couloir jusqu’à atteindre un espace ouvert au public et destiné au divertissement. Télévision raccordée à des consoles de jeux et bibliothèques généreuses les attendaient. Il y avait un canapé recouvert d’une housse noire pour éviter les salissures et quelques fauteuils pas tout jeunes, mais confortables.

— Le coin détente, soupira Valentina avec soulagement en allant s’écrouler sur le sofa. On peut reprocher plein de choses à l’École, mais les coins détente… c’est le rêve.

Ryu s’esclaffa tandis que Jim allait zieuter les boîtiers de jeux vidéo. Mia s’assit sur l’un des fauteuils en ramenant ses jambes sous elle et entreprit d’observer les nuages par la fenêtre.

— Et toi, t’as pas dit d’où tu venais, remarqua Ryusuke en s’approchant doucement.

La voix du garçon l’ayant propulsée hors de sa contemplation, Mia sursauta puis s’empourpra légèrement. Elle ouvrit plusieurs fois la bouche avant de se décider à répondre :

— Dublin… En République d’Irlande.

— J’avais bien entendu un accent britannique, acquiesça Ryu avec un sourire.

— Et toi ?

— Je suis né au Japon, mais j’ai grandi à Seludage, marmonna le garçon en s’assombrissant. Mais j’ai l’impression qu’il vaut mieux éviter de parler de ce quartier ici.

Valentina, à qui la remarque n’avait pas échappé, poussa un grognement dédaigneux en se redressant sur le canapé. Bras croisés sur la poitrine, elle toisa d’un air agacé l’écran de TV éteint qui lui renvoyait son image puis grommela :

— Vous devriez pas avoir honte de votre quartier. C’est les Réguliers qui vous obligent à vous sentir honteux et minables, mais vous l’êtes pas.

Jeremy s’était retourné à son tour, plus que d’accord avec la jeune fille. Le visage froissé par la colère, il s’approcha de sa camarade et maugréa :

— Mais pourquoi ils s’en prennent à nous comme ça ? On les connaît même pas.

— En fait… il y a une guerre interne entre les Réguliers et les Boursiers. C’est comme ça depuis un paquet d’années, je crois. Les pauvres, les riches… ça fait pas souvent bon-ménage.

— Et les Recrues, dans tout ça ? intervint Ryu en allant s’asseoir à côté de Valentina. Je sais qu’on est pas nombreux, mais… les autres se sont rangées d’un côté ou de l’autre ?

— Ça dépend, expliqua sa camarade en plongeant la tête en arrière sous le signe de la réflexion. Comme c’est les agents de S.U.I qui vous recrutent et que bon nombre de Réguliers sont des proches de ces agents, c’est vrai que des Recrues fréquentent des Réguliers. Autrement, avec les Recrues comme vous… je pense pouvoir dire que vous vous entendrez mieux avec les Boursiers.

— Aucun doute, approuva Jeremy en serrant les dents. Et, du coup, cette Emily et ce Hugo… c’est deux Réguliers de la classe ?

— Oui, deux parmi tant d’autres… Les Recrues et les Boursiers, on est minoritaires face à eux. À nous deux, on représente quarante-pour-cent des promotions en moyenne.

— Donc y’en a partout des comme ça ? comprit Jeremy en sentant l’aigreur l’envahir.

Lèvres pincées, Valentina hocha la tête. En voyant l’air déconfit des deux amis, elle précisa néanmoins :

— Je vous rassure, les Réguliers sont pas tous comme ça. Hugo et Emily sont des extrêmes.

— Et on tombe dans leur classe, soupira Ryu en remontant les genoux contre sa poitrine.

— La poisse, confirma Jeremy en se laissant choir directement sur le tapis épais qui recouvrait le sol de l’espace détente. La prochaine fois que je les croise…

— Qu’est-ce que tu feras ? le coupa Valentina en pouffant, l’air narquois.

Frustré, Jim se renfrogna et marmonna :

— Je leur dirai d’aller voir ailleurs. Et s’ils comprennent toujours pas…

— La violence n’est pas… commença Ryu en jetant un coup d’œil à son ami.

— Ryu, le coupa abruptement Jim en lui jetant un regard sévère. Ces enfoirés se sont bien foutus de notre gueule. Pour moi, il est hors-de-question de les laisser faire.

Mia suivait l’échange sans mot dire. Effrayée par les conflits, elle se rangeait à l’opinion de Ryu sur l’utilisation de la violence. D’un autre côté, Jeremy n’avait pas tort en affirmant qu’il fallait stopper les idées et actes immoraux des Réguliers comme Hugo et Emily.

Valentina poussa une exclamation qui coupa court à la discussion entre les deux amis. L’air soudain grave, elle se pencha en avant et murmura à l’adresse de Jeremy :

— Quoi que tu fasses, Jim, le fais pas seul et sans avoir l’assurance de retomber sur tes pattes.

— Pourquoi tu dis ça ?

— Tout simplement parce qu’Emily et Hugo font partie d’un sous-genre des Réguliers que je qualifie d’Intouchables.

Un silence étonné tomba sur le groupe d’amis. Mia, qui avait déjà entendu l’expression dans la bouche de plusieurs de ses camarades, pinça les lèvres de résignation. Valentina lorgnait Jim avec gravité, ses yeux à la couleur indiscernable – marron, vert, gris ? – plantés sur lui dans un espoir de dissuasion.

— Intouchables, répéta Jim avec perplexité. J’ai pourtant bien touché Emily tout à l’heure.

La tentative d’humour n’arracha qu’un roulement des yeux à Valentina.

— Ce que je veux dire, gros bêta, c’est que si tu t’en prends à eux, tu risques surtout de brasser beaucoup d’air pour tout simplement finir dans la mouise.

La métaphore laissa Jim encore un peu plus perplexe. Comprenant que le meilleur moyen était d’aller droit au but, Valentina poussa un soupir irrité, glissa souplement du canapé pour se positionner près de Jeremy. Sans plus sourire, elle reprit la parole en chuchotant.

— Écoute, je vais faire simple. À l’École, on apprend vite que certains élèves sont intouchables, tout simplement parce qu’ils ont une trop grande influence sur l’administration de S.U.I. Tu dois savoir que c’est une entreprise et, même si elle travaille pour l’État, elle reste une organisation privée possédée par des particuliers.

Jeremy hocha la tête ; ils avaient abordé ces questions-là dans le cours d’économie dont ils sortaient.

— Plusieurs familles ont une grosse influence sur S.U.I. Parmi ces familles, il y a celles de Hugo et Emily. Alors même s’ils ont que treize ans comme nous, ils ont de l’influence. Leurs noms de famille les protègent.

Jeremy, qui venait de saisir l’entièreté du problème, soupira de mécontentement. Bras croisés sur la poitrine, visage plissé, il marmonna :

— Alors on doit se laisser faire ? Accepter leurs insultes ?

— C’est là que ça devient compliqué. Moi aussi, ça me rend dingue de les voir se moquer d’élèves sans que ça leur retombe dessus. Mais même les profs savent qu’ils peuvent rien leur dire. Et les autres élèves… on a trop peur que notre dossier soit pourri si on tente quoi que ce soit.

Les yeux de la jeune fille s’étaient assombris. C’était une situation qu’elle vivait depuis deux ans – depuis qu’elle était arrivée à l’École – et elle n’était pas mieux supportable. Elle-même victime de moqueries à cause de ses origines sud-américaines, elle était bien placée pour connaître l’infamie et l’injustice de ces circonstances.

Un mouvement dans les traits de son camarade lui fit lever les yeux. Elle s’était attendue à voir un froncement de sourcils, un air résigné… mais il souriait.

— Jeremy… soupira Ryu avant que Valentina puisse dire quoi que ce soit.

— Donc vous avez rien osé faire parce que vos dossiers auraient été pourris par les familles de ces enfoirés ?

Craignant la tournure des choses, Valentina ne répondit pas de suite et se releva, visage fermé.

— Jeremy, je te déconseille de…

— Je compte pas me jeter sur eux pour les agresser, la rassura l’adolescent d’un ton las. Mais… disons que je me laisserai pas faire s’ils s’en prennent de nouveau à moi ou à Ryu. Tu sais, je crains pas de salir mon dossier puisque je risque même pas d’être accepté, alors c’est tout benef’.

Comprenant qu’elle ne le ferait pas changer d’avis, Valentina soupira puis retourna s’installer sur le canapé. L’air songeur, elle observa Jeremy qui s’intéressait de nouveaux aux jeux vidéo.

Quel drôle d’énergumène… songea-t-elle avec un demi-sourire, le visage dans les mains.


Valentina, Ryusuke et Jeremy disputaient une partie de jeu vidéo sous l’œil perplexe de Mia lorsqu’une exclamation les fit se retourner. Dimitri se tenait à quelques mètres, l’air à la fois inquiet et soulagé. Il avait des dossiers sous le bras et sa veste de costume jetée sur l’épaule à cause de la chaleur.

— Je vous ai cherchés partout, soupira l’agent en s’approchant des adolescents. Alex et moi, on commençait à s’inquiéter.

— Désolé, souffla Ryu en reposant sa manette. Comme on a pas de portables, c’est pas facile de nous joindre…

— On va y remédier, le rassura l’homme avant de basculer les yeux sur les deux camarades de sa Recrue. Bonjour, mes demoiselles. Je suis navré, mais je vais devoir vous enlever Ryusuke et Jeremy.

— Pas de soucis ! s’exclama aussitôt Valentina en mettant fin au jeu vidéo, arrachant à Jim une plainte étonnée. À demain, les gars !

Sans plus attendre, Mia et sa partenaire se levèrent puis s’éloignèrent dans le couloir pour rejoindre leur propre chambre. Agacé d’avoir été coupé en pleine partie, Jim resta renfrogné jusqu’aux escaliers, où Alexander patientait. Son recruteur le toisa d’un air désobligeant puis détourna les yeux quand Jim lui rendit son regard.

— Alors ? reprit Ryu en observant son recruteur avec appréhension. Vous avez la réponse pour nos admissions ?

Alex et son partenaire échangèrent un regard furtif avant que Dimitri ne secoue gentiment les feuilles entre ses mains.

— Il semblerait bien.

— On est admis, du coup ?

— Nous avons seulement l’avis de M. Scott, le directeur, leur expliqua Dimitri avec une grimace contrite. Nos responsables d’unité à la A.A n’ont pas encore eu le temps de se pencher sur vos cas.

— Oh… lâcha Ryusuke d’un air déçu.

— Mais M. Scott a émis un avis favorable pour ta candidature, ajouta vivement son recruteur en posant une main réconfortante sur son épaule. Donc tu ne devrais pas te faire trop de soucis.

L’adolescent esquissa un mince sourire pour rassurer son recruteur. Il n’était quand même pas serein : l’angoisse d’être refusé l’avait soudainement happé en apprenant que les deux agents avaient des nouvelles de leurs dossiers. Et elle ne voulait pas complètement partir : il restait encore l’approbation de la A.A à obtenir. Ryu n’avait donc pas encore d’avenir stabilisé en vue ; la menace de finir chez les services sociaux planait au-dessus de lui. Il étoufferait lentement, mais sûrement, tant qu’il n’aurait pas les réponses définitives.

— Et toi, Jeremy… Le directeur a émis un avis neutre.

La voix lasse d’Alex jeta une expression blasée sur le visage de Jim.

— C’est tout ce que ça te fait ? marmonna Alexander en tapotant le dossier de sa Recrue. Franchement, je pensais pas que t’allais passer.

— Moi non plus, répliqua l’adolescent du tac au tac. Et je comptais sur ça, d’ailleurs.

— Comment ça ? maugréa Alex en se redressant, irrité.

Avant qu’il puisse répondre, Dimitri intervint en toisant Jim d’un regard sombre.

— Ce n’est pas encore gagné pour toi, il y a encore la A.A qui doit donner son approbation. Mais c’est déjà bien que le directeur t’ait donné une chance. À vrai dire, mêmes pour les élèves qui ne semblent pas prometteurs, il accorde toujours une période de test.

Dubitatif, Jim haussa les épaules. Quelque part, il aurait aimé être refusé directement. Il aurait ainsi eu tout le temps pour chercher sa mère et sa sœur disparues. Il devait d’ailleurs interroger Alex à propos de l’éventuelle aide de la A.A – même s’il ne se faisait pas d’illusions.

— Donc j’aurais été accepté par le directeur de l’École quoi qu’il en soit ?

— Dans l’idée, oui, acquiesça Dimitri. M. Scott est un homme ferme – il est quand même directeur – mais il a aussi une immense empathie et une grande bienveillance pour les élèves.

Avant que l’agent ait pu enchaîner sur un autre sujet, Jeremy planta des yeux graves dans ceux las de son recruteur.

— Alex, on peut parler tous les deux ?

Agacé, l’homme soupira puis finit par se lever. Il s’éloigna dans le couloir en compagnie de sa Recrue, qui n’y alla pas par quatre chemins :

— À propos de l’aide éventuelle que tu devais demander à la A.A…

— C’est mort, lâcha Alexander sans attendre la fin de la phrase de Jim.

Ce dernier garda les lèvres entrouvertes un instant, décontenancé. Puis, trait après trait, son visage se ferma. Sans un mot de plus, il se précipita dans sa chambre. Nez enfoncé dans l’oreiller, paupières plissées, il considéra la situation.

Il ne lui restait plus qu’une solution et ce n’était pas préférée.

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