- Chapitre 17 -
Vendredi 11 septembre 2020, Dourney, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.
Le jour n’était pas à la fête à l’École. Les événements dramatiques survenus sur la côte Est dix-neuf ans plus tôt passaient en boucle à la télévision, sur les réseaux sociaux, à la radio et dans la presse. Même si le quotidien ne changeait pas radicalement pour les élèves, il régnait dans les couloirs une ambiance plus oppressante que d’habitude.
Pour Jim et son ami, la matinée se révéla encore plus tendue. Ils assistaient enfin à leur premier cours d’EPSA – Éducation Physique, Sportive et Armée. À part le nom de leur professeur – M. Cross – ils ne savaient pas grand-chose. Leur emploi du temps spécifiait que le vendredi matin était réservé aux « armes spéciales ». La mention avait arraché un haussement de sourcil intrigué à Ryusuke. Si les autres jours annonçaient des spécialités plus évidentes – arme à distance ou au poing, stratégie et corps-à-corps – le vendredi le laissait perplexe.
En baskets et jogging, les adolescents se rendirent dans la cour bétonnée de l’École, où ils reconnurent leur classe qui patientait sous le préau du bâtiment d’en face. Il ne pleuvait pas encore abondamment, mais la chaleur des derniers jours promettait un orage pour la fin de journée.
— Par ici ! les hua Valentina dès qu’elle aperçut ses camarades.
Ryu la rejoignit en courant, impatient de se mettre à l’abri. Ses cheveux roux noués en chignon, Mia se tenait derrière sa partenaire comme si elle était intimidée par la quinzaine d’autres élèves qui chahutaient près d’eux. Quand Jim vint enfin s’ajouter au petit groupe, Valentina lui adressa un regard moqueur et envoya une pichenette dans l’une des mèches collées au front de l’adolescent.
— T’aimes bien prendre la pluie ?
— Pas spécialement, grommela Jeremy en observant le ciel d’un gris menaçant au-dessus de leur tête. J’avais juste envie de me rafraîchir.
Valentina soupira, mais n’ajouta rien. C’est vrai qu’il faisait lourd à cause de l’humidité. Son legging la moulait plus que jamais et elle craignait les regards appuyés de certains garçons pas bien malins de sa classe.
— Le prof est sympa ?
La question de Ryu la tira de sa réflexion maussade. Elle ne lui rendit pas le sourire pour autant.
— Sympa, c’est pas le mot. (En faisant la moue, elle braqua le regard sur l’entrée du Centre, comme si leur professeur allait en sortir d’une seconde à l’autre.) Comme il le dit lui-même, il est pas là pour nous choyer. Il est sévère et souvent de mauvaise humeur.
— C’est un ours, résuma Mia d’un air fataliste en observant le bout de ses tennis usées.
Peu rassuré, Ryusuke grimaça et lia ses mains ensemble. Il n’était pas passionné par les activités physiques, alors il n’avait jamais réellement fait d’efforts pour ces cours-là. Il avait donné assez de lui-même pour avoir des notes qui n’affecteraient pas sa moyenne, mais rarement plus. D’ailleurs, il s’était toujours senti maladroit dès qu’il fallait en venir avec le corps et pas la tête. Depuis tout petit, il se sentait gauche avec ses grandes jambes et ses longs bras. Sa silhouette élancée ne favorisait pas le développement de sa charpente et sa maigreur n’aidait pas à emmagasiner beaucoup d’énergie.
— Ça va, Ryu ?
Jeremy était légèrement penché vers lui. Ryu s’étonna encore – toujours – de ses prunelles dépareillées qui semblaient changer de nuances jour après jour. Il nota alors qu’il tenait ses bras contre sa poitrine comme pour se protéger et s’efforça à adopter une posture plus détendue. Peine perdue : ce sont ses jambes qui se mirent à trembloter nerveusement.
— Je flippe un peu, avoua-t-il avec un rire malaisé. J’étais pas doué pour le sport dans notre ancien collège et ça m’étonnerait que ça s’améliore ici.
L’air bougon, Jim le dévisagea en silence quelques instants avant de secouer la tête.
— Je sais que tu te penses nul ou pas doué ou… je sais pas. Parce que t’as jamais eu l’occasion de montrer ce que tu valais vraiment. C’est vrai que t’as pas beaucoup de force et que t’es pas très endurant. (Ryu grimaça en esquissant un rictus ; son ami n’avait jamais fait appel à beaucoup de tact pour s’adresser aux autres.) Mais comme t’es grand, t’es souvent plus rapide que les gens de notre âge. Puis assez souple aussi.
Malgré l’air détaché de son camarade, Ryu prit ses paroles avec le plus grand sérieux. Les compliments et les encouragements n’étaient pas fréquents dans la bouche de son ami, alors il en profitait au maximum. Et ce qu’affirmait Jim avait du sens : Ryusuke lui-même avait remarqué les aspects où il était le plus à l’aise – même s’il ne se serait jamais estimé « doué ».
— Ça va le faire, conclut Jeremy en lui jetant un coup d’œil et un sourire en coin.
Même si le voir afficher autre chose qu’une grimace soulageait Ryu, il aurait aimé que son ami sourit vraiment. Ce sourire qu’il esquissait rarement, mais qui illuminait son visage, plissait ses yeux et creusait deux fossettes attendrissantes sur ses joues. Il ressemblait à sa mère dans ces moments-là.
— TOUJOURS PAS EN MOUVEMENT ?
La voix tonitruante fit sursauter les deux amis. Ils ne virent pas grand-chose à cause des adolescents plantés devant eux, mais un crâne chauve où rebondissaient les gouttes de pluie jaillit au-dessus d’eux. Le cœur battant, la bouche sèche, Jim et son ami restèrent figés sur place tandis que leur professeur s’arrêtait à quelques centimètres de leurs camarades de classe. Grand d’un bon mètre quatre-vingt-dix, l’homme était en tenue de sport légère, un sifflet autour du cou, un sac pendu à l’épaule.
— On peut pas faire plus cliché, chuchota Jeremy à l’oreille de son ami d’un ton moqueur.
— Je peux savoir ce que vous glandez ? reprit le professeur en englobant d’un seul regard assassin l’ensemble de la classe. Il est neuf heures deux, mes colombes. Je sais que je suis en retard – et je vous présente mes excuses. Mais vous ? Vous n’êtes pas arrivés en retard, que je sache ? Alors pourquoi vous n’êtes pas déjà en train de vous échauffer ?
Personne n’eut l’audace de répondre. Les élèves arrogants qui fanfaronnaient dans les cours de l’après-midi ne pipaient plus mot dans ceux du matin. L’EPSA mettait dans le droit chemin autant les indisciplinés que les fainéants.
— Bande de volailles écervelées ! beugla M. Cross en postillonnant presque sur les élèves plantés à ses pieds. Et vous êtes censés représenter la future génération de S.U.I ? Modros peut bien crouler sous la honte et le crime quand ce sera votre tour ! (Il glissa son regard vif et perçant sur chacun des visages pâles qui lui faisaient face.) Qu’est-ce que vous voulez être, mes colombes ? D’efficaces papillons meurtriers ou de stupides ânes qui braient dans le vide ?
Jim, sonné par le nombre de métaphores animales, se perdit dans l’image d’un âne en train de braire, le « hi-han » résonnant dans son crâne à l’infini. À ses côtés, Valentina gardait le visage fermé, les lèvres plissées et Ryusuke dévisageait le professeur comme si l’un des oni de son enfance venait de surgir. Remarquant sa crainte, Mia lui toucha timidement le bras et Ryu se ressaisit en lui adressant un sourire reconnaissant.
— Bon, soupira M. Cross de sa voix grave et caverneuse, j’en attendais plus de troisièmes années, je dois avouer. Sans compter que la semaine de rentrée est passée, vous ne pouvez même pas vous justifier en disant que vous n’êtes pas encore dans le bain.
Avec une expression sévère, il se redressa et tapa des paumes. Quelques élèves sursautèrent comme s’il avait tenu un fouet invisible et s’était apprêté à le faire claquer.
— Comme vous êtes des manches à balai, va falloir que vous rattrapiez ça. On ne va donc pas attaquer l’apprentissage des « armes spéciales » comme le stipule votre emploi du temps, mais faire du renforcement, travailler votre endurance et votre souplesse.
Des plaintes, murmures de découragement et soupirs las enflèrent dans le groupe. M. Cross roula des yeux puis siffla :
— On se bouge !
Craignant un nouveau coup de colère de leur professeur, la vingtaine d’élèves se mit en marche sans plus attendre.
M. Cross courut à côté de sa classe pour la mener au stade d’athlétisme juxtaposé à l’enceinte de l’École. En reconnaissant les bandes de terre battue par la pluie devenue plus intense, les élèves soupirèrent. L’École possédait aussi un gymnase couvert, où ils auraient pu s’entraîner à l’abri. Mais le prof comptait bien leur faire payer leur manque de dynamisme et d’initiative.
Jeremy et Ryu se placèrent près de leurs nouvelles amies pour prendre exemple sur elles. Ils les suivirent dans le tour du stade, calant sans mal leur allure à la leur – Mia n’étant pas à l’aise en sport, elle n’était pas très rapide ni endurante. Valentina finit toutefois par dépasser le groupe au bout de plusieurs tours, sa queue-de-cheval battant le dos de sa veste de jogging humide. Désireux de tester ses propres capacités, Jim cala sa vitesse sur la sienne en prenant soin de conserver un souffle régulier. Valentina lui jeta un coup d’œil étonné, sourit, puis accepta la présence silencieuse de Jim.
Un autre élève ne tarda pas à les rejoindre. Comme il s’était calé à côté de Valentina, Jeremy ne le reconnut pas tout de suite. Puis, en se penchant légèrement, il aperçut des cheveux blonds aplatis par la pluie et un visage anguleux. Son cœur rata un battement alors qu’il fronçait les sourcils. C’était le garçon qu’il avait l’impression de connaître – tout en étant persuadé que l’adolescent au visage sérieux et à l’allure proprette n’aurait jamais mis un pied à Seludage.
— Jason, sourit Valentina en lui plantant un coup de coude inoffensif dans le flanc. Rêve pas, mon gros, tu me dépasseras pas. Je suis la plus endurante de la classe.
— Mon gros ? répéta Jason en lui jetant un regard étonné.
En guise de réponse, Valentina lui adressa un clin d’œil moqueur et accéléra la cadence. Jim, qui estimait avoir atteint sa vitesse de croisière, préféra conserver son allure. Quant à Jason, il remarqua enfin sa présence. C’était le nouvel élève arrivé il y a trois jours. Curieux, il se rapprocha de lui en projetant quelques mottes de terre mouillée derrière lui.
Sans tourner complètement la tête, Jeremy le dévisagea d’un air suspicieux. Il n’était pas gros, comme l’affirmait Valentina, mais définitivement mieux charpenté que bon nombre de garçons de leur âge. Ses épaules tendaient le tissu mouillé de sa veste et son short laissait entrevoir des cuisses plutôt musclées.
— Salut, lança-t-il d’un ton badin en adressant un regard amical à Jim.
Ce dernier plissa les yeux, roula sept fois la langue dans sa bouche avant de décider à répondre.
— Salut.
Jason ne s’offusqua pas de sa réponse laconique. À vrai dire, il profita du rythme de leurs pas et de leurs souffles pour observer son camarade. Lui aussi était troublé : ce visage lui disait quelque chose, sans qu’il puisse y associer un contexte. C’était d’autant plus étonnant que Jim ne possédait pas un physique banal avec sa peau halée, ses cheveux caramel et ses yeux vairons.
— T’es une Recrue, c’est ça ? reprit Jason alors qu’ils avaient de nouveau bouclé un tour de piste et rattrapaient inévitablement les élèves les plus lents.
— Ouep. (Comme le silence s’étirait étrangement entre eux et que Jason semblait décidé à le suivre dans la course, Jim ajouta du bout des lèvres :) Et toi ?
— Un Régulier.
Le visage de Jeremy se défit. Soudain méfiant, il posa un regard féroce sur Jason et siffla :
— Si t’es ici pour te foutre de ma gueule, tu peux dégager.
Décontenancé, Jason garda la bouche entrouverte et les yeux écarquillés. Quelle véhémence… Il n’avait pourtant rien dit de déplacé… si ?
— N-Non, bredouilla Jason en secouant la tête – projetant des gouttelettes tout autour de lui. Je… je voulais juste faire connaissance.
Comme le froid était jeté et difficile à réchauffer, Jim préféra ralentir l’allure pour échapper à Jason. Ce dernier garda sa propre cadence, gêné et troublé. Pourquoi tant de férocité chez son camarade ? Et d’où venait cette sensation de familiarité ?
M. Cross finit enfin par donner le coup de sifflet libérateur. Épuisés, essoufflés, les élèves se rassemblèrent près des bancs pour vider leur gourde et s’étirer. Le professeur les évalua tour à tour d’un coup d’œil, repérant ceux qui haletaient plus que les autres. Il fronça les sourcils en remarquant deux élèves qui se soutenaient, l’un se tenant les côtes et l’autre lui tapotant amicalement le dos. Il ne les avait jamais vus.
— Vous êtes qui, vous deux ?
La voix profonde de leur prof arracha de sueurs froides à Ryu et Jim, qui se redressèrent brusquement. Plus blanc que jamais, Ryusuke prenait des inspirations hachées, tordu de douleur par les points de côté dans ses deux flancs. Quant à Jeremy, le souffle court, mais contrôlé, il dévisagea M. Cross avec appréhension. C’était un homme impressionnant et intimidant. L’adolescent ne douta pas une seconde que son professeur aurait pu le maîtriser d’une seule main.
— Les deux Recrues en période de test, finit par répondre Jim comme le silence s’éternisait.
— Oh.
L’homme les toisa de ses yeux bruns enfoncés et tranchants. Jeremy s’était attendu à avoir affaire à un regard un peu vide et idiot, digne d’un porc bruyant et ennuyant, mais les prunelles de l’homme luisaient de ruse et de vivacité.
— Vos noms ? embraya M. Cross en croisant ses bras puissants sur sa poitrine musclée.
— Jeremy Wayne et… (Remarquant que son ami n’était pas en mesure de parler, il ajouta :) Ryusuke Hitori.
— Wayne et Hitori, répéta l’homme en hochant la tête. Bien. J’ai vu vos dossiers et les remarques de vos profs.
Il posa une main écrasante sur l’épaule de Jim, qui grimaça en pâlissant.
— Toi, t’as l’air endurant. Du genre acharné… voire obstiné. Crétin sur les bords, du coup, capable de brûler les étapes ou de dépasser ses limites, quitte à briser tout ce qu’il a construit. Impulsif, imprévisible et audacieux.
Le professeur glissa son autre main sous l’aisselle de Ryu pour le soulever.
— Toi, t’es du genre vif et subtil, mais tu tiens pas la durée. Vaut mieux que tu donnes tout, tout de suite, car tu t’épuises vite. T’es faible et tu manques de volonté, mais tu compenses en précision et souplesse.
Estomaqués par la capacité d’analyse du professeur, les deux amis dévisagèrent l’homme la bouche ouverte. Amusé par leur réaction, M. Cross poussa un rire bruyant avant de les lâcher.
— C’est bien, vous vous complétez. On a un cérébral et un instinctif. L’un peut manquer de courage, l’autre de réflexion. (Il leur adressa un sourire carnassier.) Mais, à l’heure actuelle, vous êtes encore trop faibles, lents, fragiles, raides et maigrichons pour l’École. Vous allez souffrir, être en retard par rapport aux autres, vous sentir idiots et nuls, mais vous finirez pas vous en sortir.
L’air plus sérieux, M. Cross posa un doigt sur le front de Jeremy, qui grimaça de nouveau.
— Toi, je vais t’enfoncer dans le crâne à être calme et t’apprendre à élaborer des stratégies pour profiter au mieux de tes capacités physiques.
Puis l’homme plaqua une main contre la poitrine de Ryu, qui montait et descendait rapidement à cause de son souffle haché.
— Toi, je vais t’aider à renforcer ton corps et à prendre en assurance. Tu es logique et vif… tu seras un excellent agent si tu parviens à dépasser tes craintes.
Le professeur leur jeta un dernier sourire satisfait avant de faire demi-tour pour rejoindre les autres élèves. Encore troublés, les deux amis se dévisagèrent en silence, leurs cheveux plaqués sur le crâne par la pluie.
— Je sais pas si je l’aime bien ou si je le déteste, souffla alors Jim avec un rire nerveux.
— Il est antipathique, mais il force l’admiration en même temps, ajouta Ryu en se laissant mener par Jeremy vers les bancs, où un abri en plastique pouvait leur épargner momentanément la pluie.
Épuisé, Ryusuke se laissa choir sur la banquette, les mains posées sur ses cuisses douloureuses. Dire que ça n’avait été que l’échauffement… Comme M. Cross leur avait promis, ils allaient souffrir.
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