- Chapitre 30 -
Vendredi 02 octobre 2020, Dourney, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.
Avant de quitter la chambre des filles, Ryusuke leur adressa un salut de la main, les remercia de nouveau pour l’invitation puis sortit dans le couloir. C’était l’heure du repas, alors quelques élèves prenaient la direction de la cuisine commune ou des escaliers pour se rendre au self.
Ryu remarqua bien vite la silhouette qui se tenait devant la porte de sa chambre. Sourcils froncés, il s’approcha de l’homme en tenue décontractée puis se détendit en le reconnaissant.
— M. Lohan.
Michael se tourna vers lui avec une moue étonnée. Dès qu’il l’aperçut, il lui rendit son sourire et le couva d’un regard bienveillant. Malgré son air affable, Ryu devina une certaine tension dans ses épaules larges et ses yeux en perpétuel mouvement.
— Je t’ai déjà dit de m’appeler Michael, soupira celui-ci d’un air taquin. Dis-moi, Ryu, tu saurais pas où est la cervelle rebelle qui te sert d’ami ?
— Aucune idée, avoua spontanément l’adolescent avant de froncer les sourcils. Il s’est passé quelque chose ?
— Eh bien, on était en pleine discussion et il est sorti pour prendre l’air. Mais ça fait déjà une heure et demie, on l’a toujours pas vu et on commence à s’inquiéter.
Ryusuke n’osa pas relever le « on » et se contenta de plisser le visage sous le coup de l’appréhension. Jeremy avait la fâcheuse tendance à s’éclipser sans rien dire. Et comme ils n’avaient pas encore de portables ils n’étaient pas facilement joignables.
— Mike ? Tu parles tout seul ?
Ryu tourna la tête vers les escaliers, où un homme en pleine lecture d’un magazine de cuisine passait l’angle du mur pour s’avancer vers eux. Il releva la tête au bout de deux mètres et ralentit le pas en constatant que Michael n’était pas seul. Ethan garda le silence pendant un nouveau mètre avant de sourire à l’adolescent.
— Bonsoir, Ryusuke.
L’intéressé ne répondit rien, abasourdi. Ethan s’enquit avec embarras :
— Je le prononce mal ?
Ryu eut l’impression d’être balancé trois semaines en arrière, dans la petite cuisine des Wayne, alors qu’il discutait avec la sœur de son ami. La façon dont s’incurvaient les lèvres sans révéler les dents, le léger frémissement des narines, l’étincelle discrète qui s’allumait dans les yeux. La gorge serrée, Ryusuke contempla l’homme dont Thalia avait le sourire. Et si c’était seulement ça : ses pommettes hautes, sa mâchoire, son nez, sont front… Jim avait les mêmes.
— Bon, je crois que tu as compris qui c’était, lâcha Mike avec un petit rire en posant une paluche rassurante sur l’épaule de Ryu. Mais, au cas où… je te présente le papa de Thalia et Jeremy.
Comme Ethan refermait son magazine pour le saluer convenablement, Ryu s’inclina à son tour par instinct. Il se sentait étrangement intimidé par la présence calme de l’homme. Bien loin de l’énergie contagieuse de Thalia, des ondes nerveuses de Jim ou de l’air chaleureux de Maria. Le sourire d’Ethan lui pinçait le cœur.
— Ethan, tu l’as déjà reconnu… Ryusuke, le saint qui supporte mon filleul vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Ethan rit doucement à ces mots tandis que Ryu ne retenait difficilement un sourire fugace. Michael et son ami dégageaient une complicité invisible, mais palpable à travers leur posture décontractée et les regards qu’ils se glissaient tour à tour. Un courant de compréhension et de tendre bienveillance passait entre eux sans accrocs. La poitrine de Ryu se contracta légèrement alors qu’il prenait conscience de la reconnaissance mutuelle qui reliait fermement les deux hommes. De ce qu’il savait, Mike était aussi un ami de Maria et ils se connaissaient depuis leurs vingt ans… Michael et Ethan, qui se fréquentaient depuis encore plus longtemps, devaient avoir l’âge de Ryu quand ils s’étaient rapprochés.
Avec cette fois une pointe d’admiration au fond des yeux, Ryu observa tour à tour les deux adultes. Peut-être que Jim et lui pourraient grandir et vieillir en conservant la même complicité.
— Je… reprit l’adolescent en regardant Ethan à la dérobée, encore intimidé par cette nouvelle rencontre. Je savais pas que vous me connaissiez.
Ethan sourit de nouveau en jetant un coup d’œil à son ami, qui s’était appuyé contre la porte de la chambre.
— Mike m’a parlé de toi dès que Jem a trouvé le courage de te présenter à lui.
Comme Michael hochait la tête d’un air approbateur, un large sourire appréciateur aux lèvres, Ethan précisa :
— Comme tu as été le premier – et le seul – ami que Jeremy a amené à la maison, Mike s’est fait un plaisir de me donner de tes nouvelles.
Partagé entre la reconnaissance, la gêne et la perplexité, l’adolescent ne répondit pas tout de suite. Il ne pouvait s’empêcher de trouver étrange qu’un homme dont il ne savait rien, qu’il n’avait jamais croisé et qui, d’ailleurs, ne faisait même plus partie de la vie de son ami, en sache autant sur lui. Constatant son expression déroutée, Ethan soupira, se massa l’arête du nez et recula d’un demi-pas, conscient du malaise de l’adolescent.
— Excuse-moi, tu dois trouver la situation étonnante. Je ne veux pas te mettre mal à l’aise.
— Non, non, le rassura Ryu en secouant les mains, le visage rouge d’embarras. C’est juste que… je pensais pas que vous gardiez un œil sur… votre famille.
Il avait conclu d’une voix étranglée, mortifié par les propos qui s’étaient échappés de ses lèvres. Mais pour qui se prenait-il ? Il n’était pas en mesure de juger un homme qu’il ne connaissant pas sur ses actes. Sans compter que… au fond, Ethan avait simplement pris des nouvelles de sa famille, non ?
— Je croyais… que vous n’aviez plus de contact avec Jeremy, Thalia et Maria ?
Une étincelle de douleur luisit brièvement dans les prunelles ambrées d’Ethan. Avec des lèvres pincées, il acquiesça lentement, les traits comprimés par les émotions qu’il refoulait.
— En théorie, oui. C’est les obligations que je dois tenir. Mais… (Il retint un rire amer pour le transformer en simple exclamation dépitée.) C’est compliqué de tenir des engagements pareils.
Ryusuke n’était pas sûr de tout comprendre. Il était persuadé que l’homme n’avait plus de contact avec sa famille depuis l’incendie de leur maison et, pourtant, Ethan avait continué à se renseigner sur elle par le biais de Mike. C’était donc qu’il s’intéressait à eux, contrairement à ce qu’affirmait Jim depuis des années.
— Jeremy m’a dit qu’il devait vous voir, souffla Ryu d’une petite voix, craignant de l’avoir vexé avec ses remarques déplacées. C’est en rapport avec la disparition de sa sœur et de sa mère ?
— En partie, oui, affirma Ethan dont les doigts se crispèrent sur ses avant-bras croisés. Mais je tenais aussi à le revoir. Ici, à l’École, je peux. Alors, j’en profite.
Alors que Ryusuke s’apprêtait à reprendre la discussion, Michael le devança en s’exclamant :
— Ah ! te voilà, cervelle rebelle.
De concert, Ethan et Ryu se tournèrent vers Jim, qui s’avançait d’un pas traînant, le visage à la fois fermé et agacé par la pique qu’avait lancé Mike. Il ne masqua pas sa désapprobation en passant près de son père, le toisant de la tête aux pieds comme s’il était vêtu d’algues moisies.
— T’étais où ? soupira Mike en se décollant du mur, l’air sévère face la moue renfrognée de l’adolescent. Et le jour où tu arrêtes de bouder et de te comporter comme un gamin, tu me diras.
Jeremy se rebiffa contre cette remarque acide en redressant les épaules :
— Peut-être que tu t’en fous de tout ça, mais pas moi. T’as dit que la discussion avec le vieux croulant devait faire avancer les recherches pour maman et Thallie, mais on a même pas abordé le sujet.
D’un mouvement raide, Jeremy s’orienta vers son père et, yeux plantés dans les siens, ajouta avec colère :
— Et apprendre que l’incendie qui a foutu nos vies en l’air était volontaire, ça a rien d’amusant.
Avec un juron étouffé, il bouscula à moitié son parrain afin d’atteindre la serrure de sa porte et y enfoncer la clef pour la déverrouiller. Une fois le battant ouvert, Jim s’engouffra dans la pièce et alla se jeter sur son lit sans prendre la peine de se déchausser.
Aussi stupéfaits qu’interdits, Ryu, Ethan et Michael échangèrent un regard.
— C’est moi qu’il a traité de « vieux croulant » ? murmura Ethan d’un air défait.
— Désolé, mais je crois que personne d’autre correspond à la description, répliqua Mike avec un sourire taquin en serrant l’épaule de son ami.
Malgré l’air jovial qu’il avait voulu afficher, Michael se sentit rapidement envahi par le découragement. Jim n’avait pas complètement tort : ils n’avaient pas eu le temps d’aborder les sujets essentiels pendant la discussion et les minutes s’écoulaient avec une régularité écœurante. Quant à l’incendie… l’homme ne pouvait lui en vouloir d’être accablé par la nouvelle. Il y avait un gouffre saisissant entre un accident domestique et une tentative de meurtre. Car Mike savait qu’Ethan n’avait pas menti en affirmant ceci ; leur famille avait bel et bien été la cible d’un plan immonde visant à les éliminer tous les quatre.
— Je peux… aller lui parler, si vous voulez, proposa Ryu d’un air hésitant.
— Si tu te sens de le faire, répondit Ethan en lui jetant un regard désolé, je te serais reconnaissant.
Comme Mike approuvait d’un hochement de tête, Ryu ne tarda pas plus et s’engouffra dans la chambre. Michael poussa le battant pour offrir de l’intimité autant aux garçons qu’à lui et son ami. Avec une expression ferme, il se planta face à Ethan.
— Ça va ?
— Non, avoua l’homme avec un rire jaune. Je me sens… dépassé, à côté de la plaque. Complètement illégitime.
— Eth’, murmura Mike d’une voix peinée. Tu es légitime.
Les iris dorés de l’homme se voilèrent un instant d’un mélange de colère et de souffrance. Puis, tout en secouant la tête, il enchaîna d’un ton sourd :
— Non, j’ai toujours estimé qu’un lien de sang ne me donnait pas le droit d’agir comme une figure paternelle pour mes enfants. Or, avec Jeremy, j’ai l’impression d’être indésirable. Et je ne veux surtout pas lui imposer ma présence et le faire souffrir.
Avec un gros soupir qui affaissa sa poitrine, Mike recula d’un pas pour mieux observer son ami.
— Crois-moi, Ethan, Jem est très en colère, mais il a surtout peur. Il préfère s’énerver et nous en envoyer plein la gueule plutôt que de montrer à quel point la situation le dépasse. Et je suis persuadé qu’il est heureux de nous avoir près de lui.
— Mike, je sais qu’il t’adore, marmonna Ethan en se renfrognant, mais c’est pas la même chose pour moi. Bordel, il voulait même pas me regarder dans les yeux…
— Tu l’intimides, Eth’, s’esclaffa Michael en croisant les bras. Et c’est normal, t’es son père. Il t’a pas vu depuis des années. Il est curieux, mais la crainte de renouer avec toi s’est ajoutée à toutes les autres. Dans tous les cas, crois-moi, il te déteste pas.
— Qu’est-ce que tu en sais ? chuchota Ethan avec une expression interdite.
Légèrement vexé par l’air pincé qu’affichait son ami, Mike se crispa avant de se décider à répondre :
— OK, je suis pas dans son cœur, mais je connais bien sa tête. S’il te détestait vraiment, il aurait refusé de te rencontrer. Et, s’il t’avait rencontré par hasard, il se serait pas gêné pour t’insulter et t’envoyer à la figure tout ce dont il t’accuse.
— Ses accusations sont fondées, rétorqua abruptement Ethan en serrant les dents.
Michael soupira de nouveau en contemplant l’état de détresse émotionnelle dans lequel son ami semblait s’enfoncer.
— Ethan, tant que tu seras pas en mesure d’accepter le rôle que tu as à jouer auprès de lui, Jeremy sera incapable de se rapprocher de toi.
— Si seulement c’était aussi simple, marmonna Ethan d’un ton défait en se laissant aller contre le mur.
— Je sais, souffla tendrement Mike en tendant le bras pour lui serrer l’épaule. Mais on va s’en sortir, mon vieux.
De l’autre côté du mur, Ryu était assis sur son couchage, l’air attristé.
— Jimmy ? Tu veux vraiment pas me parler ?
— À quoi bon ? grogna-t-il en retour, la voix étouffée par l’oreiller dans lequel il avait enfoncé la tête, bougon.
— À te vider l’esprit, soupira Ryu en positionnant un coussin dans son dos pour s’appuyer contre le mur. J’ai parlé un peu avec ton père. Il est sympa. Attentif… un peu comme Thalia. Et il a la même bienveillance que ta mère.
Tout en tournant la tête vers son ami, il affirma :
— Et tu lui ressembles. Vous avez beaucoup en commun. Pas que physiquement, hein. Il… il se renfrogne un peu comme toi, quand il sait pas trop comment expliquer ses pensées.
Jeremy prit enfin la peine de le regarder en tournant la tête de côté. Il affichait un air dubitatif.
— Je lui ressemble pas. C’est… un vieux croulant.
— Il fait jeune, pourtant, répliqua Ryu avant de comprendre à l’air bougon de son ami qu’il avait simplement râlé pour la forme.
Jim échangea un long regard avec son ami avant de souffler du bout des lèvres :
— C’est un menteur. (Comme le visage de Ryu se plissait sous le coup de la surprise, l’adolescent expliqua d’un ton morne :) On devait se voir pour parler de Thallie et ma mère, mais on l’a même pas fait. Et ça me dégoûte qu’il fasse croire qu’il s’intéresse à nous.
— Non, s’exclama aussitôt Ryusuke en se redressant. Je crois… je crois qu’il est sincère.
— Alors pourquoi il a pas retrouvé ma mère et ma sœur ? siffla Jeremy d’une voix plaintive en enfonçant de nouveau le nez dans son oreiller. Pourquoi il est jamais venu nous voir ? Je le comprends pas. Je comprends jamais rien.
— Jimmy…
Ryu repoussa sa couverture et se laissa glisser dans l’espace qui séparait les deux lits. Il y resta accroupi quelques secondes avant d’oser tendre la main vers l’épaule de son compagnon. Il aurait voulu le serrer dans ses bras, mais il craignait trop la réaction de Jeremy.
— Jim, souffla Ryu en se penchant au-dessus de lui. Je crois qu’il y a un tas de choses que tu sais pas encore à propos de ton père. J’ai même pas eu besoin de me présenter, car il m’a reconnu tout de suite. Il prend des nouvelles de toi et de ta famille par le biais de ton parrain. Il se soucie vraiment de vous.
J’aimerais avoir un père comme ça, conclut Ryu dans le silence de sa tête, qui résonna avec un pic de souffrance aiguë dans le vide de son cœur.
Égal à lui-même, Ryusuke garda pour lui ses pensées et se contenta de poser la tête sur le lit de Jim, près de son bras. La respiration de son ami le berça, son odeur de pluie le réconforta et la chaleur qui émanait de ses vêtements rappela à Ryu qu’il n’était pas seul.
Alors pourquoi sa poitrine lui faisait-elle si mal ? Près de son ami, il avait à la fois l’impression de suffoquer et de mieux respirer. Son cœur se remplissait de chaleur en le voyant, en entendant sa voix aux surprenantes intonations, en croisant son regard vif. Mais il se gelait à lui en couper le souffle quand Jeremy se détournait de lui, ignorait ses suppliques muettes ou lui accordait à peine son attention au cours de la journée.
Les muscles engourdis, Ryu se redressa légèrement pour observer le visage figé de Jim. Il avait toujours la tête tournée, les yeux fermés. Oui, il ressemblait à son père.
— Donne-lui une chance, affirma Ryusuke en effleurant les cheveux ébouriffés de son ami.
Il retira rapidement sa main quand Jeremy rouvrit les yeux pour les planter dans les siens. Il recula légèrement en constatant la proximité de son ami puis haussa mollement les épaules.
— Je verrai quand il se décidera à chercher ma mère et Thalia pour de bon, maugréa-t-il d’un ton grincheux en se redressant dans son lit pour observer la nuit tombante par la fenêtre.
Ryu se rassit sur son propre couchage et dévisagea le profil de son compagnon dans la pénombre de la chambre. Sa mâchoire volontaire serrée, ses lèvres maussades, ses pommettes hautes, son regard perçant et pourtant empli de craintes, ses sourcils froncés, son front juvénile plissé par ses émotions sous-jacentes.
Avec un trémolo au cœur, Ryu baissa le cou.
Donne-moi une chance.
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