- Chapitre 35 -

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Mercredi 14 octobre 2020, Dourney, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.

Ryusuke esquissa un sourire soulagé lorsque son ami parvint à la fin de son devoir de littérature. On leur avait demandé d’écrire un texte d’une page à propos d’un membre de leur famille qu’ils admiraient et d’expliquer en quoi. Ryu s’était naturellement penché vers son oncle, dont il avait décrit la caractère assez passif, mais ferme. Comme il s’était installé dans son lit pour rédiger son expression écrite, l’adolescent avait pu verser quelques larmes en toute discrétion. Ryu avait l’impression d’avoir fait un deuil par résignation. Tout s’était enchaîné si vite : l’annonce de son oncle à propos de sa tumeur, la dégradation de sa santé, les soins palliatifs… et l’arrêt des machines. Ni Akira ni son neveu ne s’étaient concrètement penchés sur le devenir de l’adolescent. Un mélange de refus de la réalité, de peur atroce, d’espoir insensé. Puis cette belle journée d’août était arrivée et Ryu avait perdu le dernier membre connu de sa famille.

Pendant deux semaines, il avait souri à Jeremy, à Thalia et à leur mère. Il avait plaisanté avec eux, joué à des jeux en compagnie de Jim et sa sœur, continué à étudier avec sérieux. Le soir, ses mains fines et pâles tremblaient en coupant les légumes, en éminçant la viande bon marché, en remplissant les casseroles d’eau. Quand il ne cuisinait ou ne faisait pas ses devoirs, il se réfugiait furieusement dans ses livres. Tout y passait : romans, mangas, magazines oubliés par son oncle… tout ce qui pouvait l’entraîner en-dehors de cet appartement où il vivotait en attendant le lendemain. Son cœur ne se remettait à battre que lorsqu’il percevait la voix ennuyée de son ami ou le rire de Thalia.

Dimitri, par son tempérament posé, observateur et pourtant capable de se durcir face aux contrariétés, était comme un baume sur sa plaie non-cicatrisée. Un baume qui piquait, qui le gênait parfois tant les échos de son oncle résonnaient dans la blessure, mais qui le soignait définitivement. Dimitri vivait seul, n’avait pas l’air de chercher conjoint – l’agent lui avait expliqué qu’il était parfaitement heureux sans vie de couple – et son intérêt grandissant pour sa Recrue avait enveloppé le garçon d’un cocon protecteur. C’était pour l’instant plus un abri temporaire qu’un véritable foyer, mais Ryusuke décelait dans les prunelles sombres du Russe une affection sincère. L’agent la taisait par professionnalisme – il était mal vu de développer des liens très amicaux avec sa Recrue – mais Ryu ne se privait pas de se sentir aimé et entouré. Il acceptait avec entrain les sorties que lui proposait son recruteur, tout comme l’aide qu’il lui apportait pour ses devoirs. Pas à pas, l’homme et l’adolescent se rapprochaient, prenant soin de ne pas brusquer l’autre. Ryusuke commençait à se sentir de nouveau pleinement vivant, même si le retour des sensations et des émotions ne l’atteignait pas sans lui faire mal.


Jim termina de relire son texte, esquissa une moue satisfaite, puis jeta son stylo-bille dans sa trousse. Sa feuille était loin d’être aussi propre que celle de Ryu, avec son écriture penchée de gaucher ou ses ratures, mais il était satisfait de son travail. C’était assez rare pour qu’il se sente impatient de rendre la copie à son professeur.

Les deux adolescents échangèrent un regard surpris lorsqu’on frappa à la porte. Le mercredi après-midi banalisé permettait aux élèves de travailler leurs devoirs de la semaine ou de participer à des clubs, alors peu d’entre eux étaient réellement libres. Sans compter que Valentina et Mia étaient elles aussi penchées sur l’exercice de littérature.

Ryu se leva et ouvrit la porte, l’air inquisiteur.

— Coucou les garçons !

Ryusuke se fendit d’un sourire amusé face à la joie prétendument insouciante de Michael. Le nouveau-venu retira ses mocassins de ville à l’aide de ses orteils puis jeta négligemment sa veste sur un lit. Alors que Ryu refermait la porte, il entrevit une deuxième paire de chaussures. Étonné, il leva le nez vers le père de son ami, qui restait en retrait, l’air incertain. L’adolescent lui adressa un timide sourire avant de souffler :

— Vous n’entrez pas ?

Ethan lui jeta un regard penaud avant d’expliquer :

— Je ne suis pas sûr que Jeremy soit d’accord.

Sourcils froncés, Ryu plissa les lèvres avant de secouer la tête.

— C’est pas que sa chambre. C’est aussi la mienne. Et ça me ferait plaisir de vous laisser entrer.

— Dans ce cas-là, je ne peux pas refuser, répondit Ethan en refermant derrière lui, soulagé.

Il accrocha son veston au porte-manteau et, tout en parcourant la pièce d’un regard songeur, il retira ses baskets. Le lit de gauche était fait et encombré de quelques livres. Celui de droite était sens dessus dessous, mélange de draps éparpillés et de vêtements abandonnés. L’ombre d’un sourire aux lèvres, Ethan sut immédiatement à qui appartenait ce couchage-là. Sa bouche retrouva un pli amer dès qu’il croisa le regard de Jim. Une feuille à la main, son fils le toisa avec méfiance avant de détourner la tête pour répondre à une question de Mike.

— T’inquiète pas pour ça, marmonna l’adolescent en serrant les dents. Alex a déjà prévenu le directeur, ils ont été sanctionnés. Pas de rappel à l’ordre ou de travaux d’intendance pour eux, par contre. Juste un avertissement dans leur dossier de scolarité et un petit mot à papa-maman. Ils peuvent aller se faire voir, ces Intouchables.

Comme Ethan n’avait pas suivi la conversation, il fronça les sourcils puis interrogea son partenaire du regard. L’air grave, Mike expliqua d’une voix tendue :

— À deux reprises, Jeremy s’est fait agresser par des amis d’Emily Hobs. Ils ont estimé que les sanctions dont notre cervelle rebelle a écopé étaient pas suffisantes. Ils lui ont fait payer à leur manière.

— Ils t’ont blessé ? murmura Ethan d’un ton stupéfait en faisant un pas vers son fils.

Un mélange d’irritation, de trouble et d’incrédulité plissa les traits de Jim.

— Rien de grave, finit-il par marmonner d’un air renfrogné. Mais… j’ai eu des bleus pendant des jours. Et ces cons ont failli me péter le nez.

Sur ses mots, il se massa l’arête nasale pour vérifier que les douleurs étaient parties. Consterné, Ethan ne sut quoi répondre dans l’immédiat. Comment Jeremy pouvait-il prendre le sujet avec tant de légèreté ? Non seulement il avait été agressé physiquement, mais deux fois qui plus est. La colère contracta la poitrine d’Ethan et lui enserra le haut de la gorge. Mike lui avait expliqué les différends qui opposaient son fils à certains Réguliers de sa classe et l’impuissance qui en découlait. Ethan connaissait parfaitement cette notion « d’Intouchables » puisque les actionnaires dont il était question étaient aussi difficilement atteignables au niveau de la A.A. L’agent n’avait pourtant pas à se plaindre de sa place au sein de la société : son expérience faisait de lui un aîné parmi les agents et hériter du nom de sa mère l’avait protégé plus d’une fois. Pourtant, malgré les insultes et les rumeurs qui avaient pu courir sur lui ou son entourage proche, il n’avait jamais abusé de cet héritage familial. Apprendre que des élèves de l’École se permettaient de passer au-dessus du règlement grâce aux bons papiers de leurs parents le rendait encore plus écœuré.

Bien plus en colère qu’il ne le laissait paraître, Ethan s’installa au bord du lit de son fils et serra la poignée du sac en carton qu’il transportait avec lui. Michael discutait toujours avec les deux adolescents, les questionnant à propos du devoir qu’ils venaient de terminer. En apprenant le sujet de l’exercice, il s’enquit aussitôt de la personne qu’ils avaient choisie. Après que Ryu eut expliqué son choix, Mike se tourna vers son filleul avec un sourire suffisant.

— Jem, dis-moi quel proche tu as choisi et pourquoi c’est moi.

Un silence atterré tomba dans la chambre. Jeremy dévisagea son parrain d’un air interdit avant que Ryusuke ne se mette soudain à pouffer. Comme Jim ne se départait pas de son expression perplexe, Mike soupira puis lui tapota le crâne.

— C’était une blague, p’tit gars. Je me doute bien que tu m’as pas choisi.

Les pommettes de l’adolescent rosirent. Puis, sa copie à la main, il bredouilla :

— M-Mais non, j’aurais très bien pu te choisir. (Il baissa le nez et continua un ton plus bas :) J’ai choisi Thallie. Elle me manque alors…

Il laissa sa phrase en suspens, à moitié étouffé par la peine qui l’avait brusquement agrippé. Mike échangea un regard furtif avec Ethan, qui secoua la tête d’un air impuissant. Ils s’étaient mis d’accord pour ne pas parler du message d’Edward à Jim. Ils craignaient trop le tempérament impulsif du garçon pour le mettre dans la confidence. Il y avait fort à parier qu’il accepterait sans réfléchir le marché proposé par Ed. Or, ni Ethan ni son ami ne souhaitaient sacrifier Jim pour le bien de sa mère et de sa sœur.

— Qu’est-ce que tu as écrit sur elle ?

Comme Jeremy ne s’attendait pas à ce que son père lui adresse spontanément la parole, il sursauta à moitié et se tourna vers lui. Il le fixa en silence avec une moue dubitative.

— En quoi ça te regarde ?

Son ton hargneux arracha une grimace à Ethan. Pourquoi fallait-il que l’adolescent prenne chaque mot pour une insulte, chaque phrase pour une agression ? Ethan avait déjà du mal à lancer une discussion avec son fils sans craindre de le mettre mal à l’aise, alors avec sa méfiance et son irritation manifestes…

— C’est simplement que… reprit-il en s’efforçant de garder contenance face au regard farouche de l’adolescent. Je ne vous connais pas si bien que ça. Je sais de Mike que vous vous entendez bien, que Thallie et toi êtes très proches, mais…

— L’appelle pas comme ça, le coupa son fils d’une voix sèche en s’enfonçant dans sa chaise. Y’a que nous qui l’appelons comme ça.

Ethan comprit avec une douloureuse clairvoyance que le « nous » comprenait tout le monde dans la pièce sauf lui. Il ravala la brûlure qu’avait jeté les mots du garçon dans son cœur et hocha la tête. Il n’avait vécu qu’un an avec sa fille, comment aurait-il pu s’estimer légitime pour la traiter avec familiarité ?

Préférant changer de sujet au risque d’envenimer les choses avec Jeremy, Ethan leva son sac en papier.

— J’ai quelque chose pour toi, annonça-t-il avec un petit sourire. J’ai mis très longtemps à te l’offrir, car… j’ai pas réellement d’excuses, si ce n’est que je ne sais plus où donner de la tête depuis quelques temps.

L’adolescent récupéra le paquet avec une moue dubitative. Il jeta un coup d’œil à son parrain, comme pour s’assurer qu’il approuvait la manœuvre, puis baissa le nez sur le sac en papier. Ce n’était pas bien lourd. Il donna un coup sec sur les agrafes pour déchirer l’emballage puis en sortit une boîte rectangulaire au design épuré. Même s’il n’en avait jamais eu, Jim reconnut sans mal l’emballage d’un téléphone portable. Un mélange d’excitation et d’amertume lui plissa le visage.

— Cool, souffla-t-il sans savoir s’il le pensait sincèrement ou s’il était ironique.

D’après les expressions déroutées de ses interlocuteurs, eux non plus n’étaient pas certains de sa réaction. Évitant le regard de son père, Jeremy fit glisser les deux compartiments de la boîte pour révéler son intérieur. Il n’y connaissait rien en portables, mais il avait le sentiment que ce n’était ni à la pointe ni à la base de la technologie. Secrètement soulagé qu’Ethan n’ait pas dépensé des centaines et centaines de dollars dans un téléphone, Jim s’efforça de lever le nez vers lui. Pourtant incapable de le regarder dans les yeux, il choisit un point entre ses sourcils pour fixer son attention.

— Merci.

Un soulagement palpable glissa sur les traits crispés de son père. Ses épaules s’abaissèrent tandis qu’un mince sourire étirait ses lèvres. Pendant quelques secondes, il avait eu peur que Jim ne l’accuse de vouloir réparer leur relation à coups de cadeaux.


Pendant que Jim et Ryu se penchaient sur le fonctionnement du nouvel appareil, Ethan s’approcha d’un Mike occupé à décrypter le devoir de son filleul.

— Tu crois qu’il accepterait que je lise son travail ?

— Il t’a envoyé balader tout à l’heure, lui rappela l’homme avec un sourire mutin. Si j’étais toi, je lui redemanderais pour éviter de me faire gueuler dessus.

Avec un soupir, Ethan se tourna vers les deux adolescents, qui s’étaient mis à paramétrer le portable. Il ne voulait pas faire preuve de curiosité mal placée, mais désespérait de mieux connaître ses enfants après avoir été séparés d’eux si longtemps. Or, comme Jim n’était pas des plus bavards et daignait tout juste le regarder, il ne comptait pas trop sur des discussions directes.

— Jeremy ? lança Ethan en faisant un pas dans sa direction. Tu ne veux vraiment pas que je jette un œil à ta copie ?

— Ça te servira à quoi ? grinça son fils en retour, nez plissé. Tu veux corriger mes fautes d’orthographe ? Ryu l’a déjà fait.

Ethan ne put retenir un petit rire. Devant l’expression confuse de son fils, il ajouta :

— Non, non, je ne vais pas corriger tes fautes. J’aimerais simplement en apprendre plus sur Thalia et toi. Ça… me ferait plaisir de comprendre votre relation.

Méfiant, Jim rendit à son père un regard chargé de doutes. Pourquoi l’homme se prenait-il soudain de passion pour sa sœur et lui ?

— Je comprends pas, maugréa Jeremy en reposant son portable sur le bureau. Qu’est-ce que tu t’en fous, de Thalia et moi ? On fait plus partie de ta vie depuis des années. On sait rien de toi et tu sais rien de nous. (Un nouvel éclat de colère blessée luisit dans les yeux vairons du garçon.) D’ailleurs, t’as une autre famille ? J’ai des demi-frères et sœurs ?

Mike s’arrêta de lire pour jeter un regard affligé à l’adolescent. Qu’est-ce qui lui passait par la tête ? Avant d’avoir pu le réprimander sur ses fantasmes absurdes, Ethan secoua la tête et déclara avec une pointe de lassitude :

— Non, je n’ai pas d’autre famille, Jem.

Ethan aurait pu lui parler de ses tentatives de se remettre en couple qui avaient toutes fini en échecs, mais il n’avait pas l’impression que c’était ce que voulait entendre son fils.

— Thalia et toi… je ne dis pas que mon lien avec vous me donne le droit de faire partie de votre famille, mais j’aimerais ne pas perdre plus de temps avec vous.

Ébahi, Jim le dévisagea un moment avant de serrer les dents. Quel culot avait son père…

— Tu crois que j’ai envie de papoter avec toi parce que ma mère et ma sœur ont disparu ? Rêve pas, j’ai beaucoup d’autres personnes avant toi avec qui j’ai envie de passer du temps. (Il jeta des coups d’œil furtifs à son ami et à son parrain à ces mots.) Et, surtout, te force pas à t’intéresser à no…

— Jeremy, tu te trompes, le coupa doucement son père d’un air las. Je ne profite pas de l’absence de Maria et Thalia pour t’approcher. Je préfèrerais les savoir auprès de toi et ne pas avoir eu la chance de te rencontrer. Mais le fait est que nous avons renoué contact et que nous allons sûrement nous fréquenter pour un moment. Autant essayer de construire quelque chose, non ?

Dépité, incertain, Jim garda les lèvres closes et le regard tourné vers le mur. Il ne comprenait rien aux motivations de son père. Pourquoi se comporter en parent soucieux alors qu’il n’avait pas donné le moindre signe de vie pendant huit ans ?

— Mike t’a obligé à me parler ? maugréa Jeremy en observant tour à tour les deux adultes.

— Ça va pas, gronda aussitôt son parrain en perdant son expression songeuse. Jeremy, tu te fais des films et ça suffit maintenant.

Sur ces paroles lâchées d’un ton cassant, Michael récupéra la copie et la tendit à Ethan. Il la prit avec une moue circonspecte. Son ami se mettait rarement en colère. Même s’il comprenait l’irritation de Mike, il était le premier surpris de sa sécheresse envers Jim.

— Ethan, il est assez grand pour que tu lui expliques pourquoi Thalia et lui ne t’ont pas vu pendant huit ans.

Un silence aussi embarrassé qu’étonné entoura les trois interlocuteurs de Michael. Bras croisés obstinément, visage fermé de détermination, Mike barrait autant la sortie de la chambre qu’une échappatoire vers une autre discussion.

— Parce que y’a des raisons ? reprit courageusement Jim en dressant un menton provocateur autant à l’adresse de Mike que de son père.

L’adolescent essuya un regard flamboyant de son parrain en retour. Ravalant sa salive, Jim perdit son air insolent et serra les poings sur ses cuisses. Avec une grimace, Ethan se tourna vers lui et entonna d’une voix grave :

— Je suis d’accord avec Mike. Tu as le droit de savoir après tout ce temps.

Ethan ferma brièvement les yeux, ses paupières tachées de rouge, orange et noir tandis que les souvenirs brûlants et acides de fumée remontaient en lui.

— Comme tu l’as appris il y a quelques temps, l’incendie de notre maison était criminel. Même si je n’ai jamais arraché la vérité à la personne concernée, je soupçonne… ma propre mère de l’avoir commandité.

Ryusuke ne put empêcher une petite exclamation ahurie de lui échapper. Honteux d’avoir attiré l’attention, il baissa le nez en s’excusant à mi-voix. Mike lui serra l’épaule pour le rassurer avant d’adresser un hochement de tête encourageant à son partenaire.

— Elle n’a jamais accepté ma relation avec Maria et encore moins que nous fondions une famille. Je ne sais pas ce qu’elle s’imaginait… que nous représentions une menace ? Je suis le dernier Sybaris à travailler à la A.A et peut-être qu’elle n’appréciait pas l’idée que ce soit sur moi que repose le poids de cet héritage familial. Avec Thalia et toi, il y avait des probabilités que vous repreniez le flambeau et que la direction de la A.A échappe un peu plus à ma mère. Alor…

— Attends, s’exclama Jeremy en lui adressant un regard hagard. Ta mère… ma grand-mère, c’est vraiment la femme qui a fondé la A.A ?

— Oui. Mon grand-père a quitté l’Europe pendant la Guerre Froide, où il travaillait pour les services de renseignement américains. Il a participé à l’élaboration d’une mission de recrutement et de formation d’agents d’espionnage propres au contexte de l’époque. Cette mission est à l’origine de la création de la Ghost Society, une branche gouvernementale séparée de la CIA. (Comme son fils le dévisageait avec une lueur d’incompréhension au fond des yeux, Ethan lui adressa un mince sourire désolé.) Mais je m’égare. Mon grand-père n’a pas émigré seul, il est venu avec son épouse et ses enfants. Ils ont tous baigné dans cet univers particulier d’agences de renseignements et de défense civile. Ma mère, Alexia Sybaris, s’est lancée dans le milieu en se proposant pour mener le projet de fondation d’une société-fille ici-même dans les années 70.

— C’est compliqué, cette histoire, marmonna Jeremy en faisant la moue.

Les iris ambrés d’Ethan s’éclairèrent d’un amusement teinté de désarroi.

— Je sais, mon grand. (Comme Ethan basculait les yeux vers ses mains croisées sur ses cuisses, il ne remarqua pas le tressaillement de Jim à la mention du surnom.) Même si elle a fondé S.U.I, ma mère n’y est pas restée toute sa carrière. Elle est partie à la Ghost il y a vingt ans. Elle surveille de loin la A.A et n’a sûrement pas apprécié que j’en grimpe les échelons au fil du temps.

— Mais pourquoi ? s’enquit Jim en fronçant les sourcils. Elle devait être contente que tu sois resté dans cette société, non ?

Ethan poussa un soupir dépité avant de glisser un regard las vers son fils.

— Ma mère ne m’a jamais aimé. Elle me détestait et elle me déteste encore sûrement. Peut-être un peu moins maintenant qu’elle s’imagine que je suis sans famille.

Les pièces du puzzle commençaient à se mettre en place. Sourcils froncés, Jeremy demanda à voix basse, comme s’il craignait qu’on l’entende :

— Quand le directeur a su que j’étais ton fils, il a fait une drôle de tête. Et puis, M. Cross m’a sorti un truc du genre « Je croyais que tu étais mort ». (Jeremy se tripota nerveusement les mains en continuant d’un ton crispé :) Maman et toi, vous avez menti suite à l’incendie ? Vous nous avez fait passer pour morts, Thalia et moi ?

Mike se retint de soupirer de soulagement. Depuis le temps qu’il estimait qu’Ethan devait faire un point avec Jeremy à propos de leur séparation forcée. Ils y venaient enfin.

— Oui, Jem, acquiesça son père d’une voix rauque. Pour vous protéger, pour nous assurer que ma mère n’essaierait pas de nouveau de tous nous séparer, Maria et moi avons préféré vous faire passer pour morts et vous donner de nouvelles identités. Mais nous avons pu y arriver qu’à certaines conditions. Les dirigeants de la A.A ont accepté de nous couvrir et de modifier leurs bases de données, en échange de quelques promesses. David et Mme Allan ont risqué gros en mentant à ma mère – et donc, indirectement, à la Ghost – alors ils ont voulu s’assurer que Maria et moi ne jouions pas trop avec le feu. Maman est partie s’installer avec vous à Seludage, où personne n’aurait l’idée de la chercher. Quant à moi, pour être cohérent avec l’histoire que je devais porter, je me suis éloigné de vous. Je n’avais pas le droit d’aller à Seludage, j’étais surveillé dans mes déplacements grâce à une puce GPS.

— C’est pas possible, susurra Jim en secouant la tête, les yeux agrandis d’horreur.

Ethan se tut, désemparé par l’idée que son fils ne le croit pas. Il n’avait pas de preuves à portée de main… et encore, Jeremy accepterait-il seulement de les consulter ?

— T’es en train de me dire, reprit l’adolescent en lui jetant un regard médusé, que t’es parti à cause d’un incendie provoqué par ta mère ? Tu nous as… tu nous as abandonnés parce que t’avais peur qu’elle apprenne qu’on avait survécu ?

Un mélange de souffrance brûlante et de colère acide s’empara d’Ethan, qui ne trouva plus la force de répondre. Oui, il avait beau tourner les choses dans tous les sens, c’était un abandon. Forcé, mais un abandon tout de même.

— Je ne vais pas mentir, Jeremy. Oui, je vous ai abandonnés pour m’assurer que vous seriez en sécurité. (Un éclat de rire douloureusement amer força la cloison de ses lèvres.) Il faut croire que j’ai échoué ici aussi.

Comme la conservation ne le concernait pas directement, Ryusuke ne disait rien. Mais son cœur se tordait de voir son ami dépassé par les révélations et Ethan écrasé par celles-ci.

— Mais… continua Jim d’un ton cassé, à peine audible. Mais tu… maman nous a dit… Pourquoi tu l’as pas dit avant ? Pourquoi t’as jamais envoyé de message à maman, à Thalia ou à moi ? Pourquoi on savait rien de tout ça ?

Les émotions se succédèrent sur les traits de son père. Mais seuls demeurèrent le désarroi et une pointe d’effroi. Il décroisa ses mains tremblantes pour agripper le bord du lit.

— J’ai envoyé des messages à ta mère. Elle ne voulait pas me répondre. Jem, bon sang, je vous ai envoyés des cartes, à Thalia et toi. Pendant les trois ans qui ont suivi l’incendie, c’était tous les mois. Après, tous les trimestres… tous les six mois… puis juste pour vos anniversaires et Noël.

Comme Jim gardait les dents serrées, visiblement sceptique des propos de son père, Ethan se leva du lit et s’accroupit face à la chaise sur laquelle l’adolescent était recroquevillé.

— J’ai arrêté d’envoyer mes cartes il y a an. (Ethan prit les poignets de Jim entre ses mains. Il tressaillit, mais ne le repoussa pas.) Je n’ai jamais eu une seule réponse en huit ans. Ni de ta mère, ni de Thalia ni de toi. J’ai fini par estimer que j’étais indésirable et que je ne faisais que vous ennuyer.

Ethan serra plus fort les poignets de son fils pour l’inciter à l’écouter. Les yeux troublés du garçon lui martelaient le cœur à chaque clignement de paupières, mais il s’efforça à le regarder jusqu’au bout.

— Jeremy, j’ai une question à te poser : Thalia et toi n’avez donc jamais voulu faire ma connaissance ? Si oui, je ne t’imposerai pas ma présence. Je ne veux te forcer à rien alor…

— On les a jamais reçues, chuchota Jeremy d’une voix étouffée.

— Comment ?

— Tes lettres, tes cartes… j’ai jamais rien vu de tout ça ! siffla Jim en arrachant ses mains de celles de son père. Alors soit tu es un menteur, soit…

Il laissa sa phrase en suspens en prenant conscience de ce qu’impliquait l’inverse. Il pâlit, écrasa ses lèvres l’une contre l’autre et se détourna du visage dévasté de son père. Qui devait-il croire ? La femme qui l’avait élevé et choyé ou un homme resurgi du passé dont il ne savait presque rien ?

— Maria ne vous les a jamais données, réalisa Ethan d’un ton atone.

Il resta un moment accroupi face à Jim, dont le visage se défaisait un peu plus à chaque seconde, et se leva sans un mot. Puis, avec un rire jaune, Ethan se passa une main sur le visage. Il aurait dû s’en douter. Maria avait préféré couper tous les ponts avec lui. Elle n’avait jamais répondu à ses SMS, à ses propositions, à ses appels mortifiés. Pourquoi aurait-elle transmis à ses enfants les cartes que l’homme avait envoyées pendant des années ?

— En fin de compte, murmura Ethan en laissant retomber son bras, c’est Maria qui nous a définitivement séparés.

Les indices qu’ils avaient assemblés menaient à cette conclusion, mais Jim ne voulait pas y croire. Et même s’il devait y croire, sa mère avait dû avoir de bonnes raisons de garder ces lettres cachées. Même si son père se prétendait inquiet, peut-être n’était-il qu’un imposteur qui faisait bonne figure.

Mais pourquoi Mike reste ami avec lui, alors ? songea aigrement Jeremy en lorgnant son parrain qui grattait son menton barbu.

Déboussolé, Jim se détourna des deux hommes et refusa même de penser à sa mère. Les agissements des adultes autour de lui échappaient à sa compréhension. Et peut-être qu’il n’avait même pas envie de les comprendre. Après tout, il n’était pas certain que les motivations de ses parents et de son entourage correspondent à de la pure logique. Jeremy avait quelque part conscience qu’il lui manquait de nombreuses clés pour appréhender pleinement la situation.

Bien trop découragé par les secrets et les mensonges qu’on avait érigés autour de son enfance pour soi-disant le protéger, Jim préféra ne plus y penser. Il devait se concentrer sur l’instant présent, sur la disparition de sa mère et de sa sœur, plutôt que s’indigner des affres du passé.

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