- Chapitre 36 -
Vendredi 16 octobre 2020, Dourney, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.
Lorsqu’il remarqua que Ryu s’éloignait vers un autre atelier en compagnie de Mia et Jason, Jeremy fit la moue. En ce vendredi matin, M. Cross avait décidé de renforcer leur souplesse, leur rapidité, leur endurance, leur agilité – et un tas d’autres aspects de leur condition physique que Jim avait oubliés. On avait installé de petites zones d’exercices disséminées dans le gymnase qui jouxtait l’École.
Les élèves ne devaient pas être plus de trois à chaque atelier, mais avaient le droit d’en changer dès qu’ils avaient terminé sans nécessairement attendre leurs camarades ou leur professeur. Ainsi, Jeremy, qui avait commencé avec Ryusuke, se retrouva face à un exercice d’équilibre en compagnie d’Emily Hobs et de Kaya. Si cette dernière lui adressa un hochement de tête en guise de salut, la première le foudroya d’un regard aussi sombre que le ciel qui couvait depuis le matin. Ses lèvres comme ses dents s’étaient remises du coup de boule que lui avait asséné Jim, mais certainement pas son honneur bafoué. Non seulement elle avait été ridiculisée face à ses amis, mais il avait été aussi épargné de l’exclusion. Et même si certains de ses proches avaient fait payer Jeremy à leur manière, c’était loin d’être suffisant.
Se méfiant d’une Emily furibonde, Jim resta quelques pas en arrière tandis que Kaya grimpait sur la poutre de gymnastique avec une souplesse féline. Elle se déplaça tranquillement le long des deux mètres, réalisa un bond léger pour atteindre une plus petite d’un mètre puis effectua un saut périlleux pour atterrir dans le mini-trempoline qui marquait la fin de l’atelier.
Frimeuse, songea Jeremy avec jalousie, sachant parfaitement qu’il se vautrerait s’il tentait le même mouvement. Emily lui jeta un coup d’œil une fois Kaya sortie du parcours puis lui adressa un rictus acide accompagné d’un geste de la main.
— À toi l’honneur, le sauvage. On va voir si tes gènes de singe se réveillent.
— Va te faire voir, cracha Jeremy en la dépassant d’un pas furieux.
Il se hissa sur la poutre, manqua basculer sur le côté puis s’équilibra tant bien que mal. Il avançait d’un pas incertain, bras levés pour corriger ses légers écarts. Dans son dos, Emily pouffait de sa maladresse, mais Jim l’ignora jusqu’au bout de la poutre. Cinquante centimètres le séparaient de la deuxième étape de l’atelier. Satisfait d’avoir progressé jusqu’ici sans encombre, il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Emily lui adressa un regard brûlant en retour, les lèvres retroussées d’exaspération. Excédé, Jeremy fit un grand pas en avant, rata la poutre de quelques millimètres et se rattrapa de justesse avant de réaliser un grand écart involontaire. Respiration coupée, cœur acharné, il poussa sur ses bras pas bien musclés pour se relever tandis qu’éclataient les rires de ceux qui avaient assisté à sa presque-chute. Empourpré jusqu’à la racine des cheveux, il dévala rapidement la deuxième poutre au risque de glisser sur les tatamis de protection puis ralentit face au vide qui le séparait du trampoline. Un mètre. Il n’y avait pas de consignes particulières : il devait simplement sauter à l’intérieur et terminer le parcours. L’envie de se faire remarquer positivement ne manquait pas après s’être presque étalé entre deux poutres, mais un coup d’œil à Kaya l’en dissuada. Elle secouait la tête, l’air désapprobateur. Jim n’eut pas besoin d’en voir plus : il lui faisait confiance pour évaluer leurs capacités respectives. Après un soupir résigné, Jeremy poussa sur ses talons et atterrit sagement dans le trempoline. Qui s’affaissa aussitôt, l’envoyant rouler sur le parquet ciré au rythme des exclamations surprises de ses camarades.
— Bordel, jura-t-il en se redressant, le crâne endolori après s’être cogné par terre.
Fièrement dressée sur la poutre, Emily se tordait de rire. Les entrailles de Jim se contractèrent alors qu’il retournait près du trempoline pour comprendre ce qui avait flanché. Il redressa la structure métallique, l’inspecta du regard, puis mit le doigt sur ce qui avait cédé sous son poids. Sur l’un des pieds pliables, quelques vis s’étaient suffisamment délogées pour ne plus assurer la stabilité de la structure. Soudain méfiant, Jim leva le nez vers Emily, qui avançait aisément sur la poutre. En remarquant l’expression furieuse de Jeremy, elle perdit son air narquois.
— Tu te dépêches de redresser le machin ? J’ai pas que ça à faire d’attendre que tu répares tes conneries, le minable.
— C’est pas moi qui ai fait ça, se défendit Jim avant d’ajouter brusquement : et qui me dit que c’est pas toi et ta bande qui avez fait exprès de dévisser les boulons pour que je me casse la gueule ?
Momentanément désemparée par l’accusation, Emily poussa une exclamation déroutée.
— Ça va pas, la tête ? On cultive la débilité, à Sludge ? (Comme le visage de Jim se tendait un peu plus, elle claqua la langue avec dédain.) J’ai pas que ça à faire, le sauvage. Puis plein d’autres élèves sont passés par l’atelier avant, ils auraient pu tomber eux aussi.
Guère convaincu de sa pleine innocence, Jeremy lui adressa un regard venimeux avant de se pencher sur le trempoline. S’il ne remettait pas les vis en place, M. Cross lui passerait un vilain savon. Jim ne tenait pas à se mettre à dos le professeur, bien assez intimidant comme ça.
— Tu te bouges un peu ? siffla Emily un mètre plus haut, perchée à l’extrémité de la deuxième poutre. Si je termine pas le parcours correctement, M. Cross va me gonfler toute la matinée.
Agacé par la voix pressante de la jeune fille, Jim fit de son mieux pour réparer le pied du trempoline. Il aperçut vaguement une paire de jambes qui approchait de leur atelier, mais ne s’y attarda pas dessus.
Emily le toisait toujours de haut, les doigts posés sur sa taille svelte, ses orteils recroquevillés sur l’extrémité de la poutre. Qu’il était lent… Quand deux mains pincèrent tout à coup ses flancs, elle poussa un cri aigu de frayeur et bondit sans réfléchir. Légèrement de biais, Emily eut le temps de reconnaître Hugo, qui l’observait avec espièglerie, avant d’atterrir dans le trempoline à moitié redressé. Elle se tordit la cheville, mais son exclamation de douleur fut étouffée par le cri perçant de Jeremy.
— Emily, lança Hugo en se précipitant vers elle. Pardon, je voulais pas te faire peur comme ça.
— C’est raté, abruti, glapit-elle en le fusillant de ses yeux turquoise.
Un nouveau geignement de souffrance lui fit tourner la tête dans la direction opposée. Le visage tiré, Jim était à moitié affaissé par terre, le bras sous le trempoline. Emily comprit alors qu’elle écrasait sa main, mais ne se redressa pas pour autant.
— Pourquoi t’as pas réparé le trempoline plus vite ?
Sa voix avait sifflé. Elle ne se serait sûrement pas foulé la cheville si la structure avait été en place. Alors qu’elle s’attendait à voir Jim répliquer, l’insulter, seul un râle s’échappa de ses mâchoires contractées. Puis, à la stupéfaction de Hugo et son amie, ses yeux se gonflèrent de larmes. Quand une, puis deux, gouttes dévalèrent ses joues, Hugo le dévisagea un instant puis éclata de rire.
— Mec, t’es sérieux ? Tu chiales pourquoi là au juste ?
— Mais dégage de là ! hurla l’adolescent en tirant désespérément sur son bras.
Décontenancée par l’expression mortifiée de Jim, Emily se poussa de côté, agrippa la manche de son ami pour se lever et tituba hors du trempoline. Soulagé que la pression disparaisse enfin, Jim hoqueta de douleur et retira sa main avec précaution. Tremblant, il ramena son bras droit à lui, encore sonné par la souffrance qui palpitait dans ses doigts. À travers ses larmes, il distingua son auriculaire et son annulaire tordus et déjà gonflés. Ses ongles étaient noircis de sang. Un élan de panique primaire mêlée de colère sourde lui arracha quelques larmes de plus.
— Qu’est-ce qui se passe ? gronda la voix profonde du professeur par-dessus les hoquets de Jim et les murmures des élèves rassemblés près de lui.
Ryusuke venait d’arriver en compagnie de Mia et Jason. Dès qu’il aperçut son ami prostré au sol, il accourut vers lui et s’accroupit à ses côtés.
— Jimmy… chuchota-t-il en posant une main sur son épaule, les traits défaits face aux larmes de son ami.
L’air grave, M. Cross approcha en faisant signe aux spectateurs de s’éloigner. Ils obéirent de mauvaise grâce, mais finirent tous par rejoindre un atelier. Sauf Ryu qui garda son bras dans le dos de l’adolescent.
— Fais-moi voir, lança le professeur d’un ton impérieux en s’accroupissant face à Jeremy.
Jim délogea les doigts qu’il avait enroulés autour de son poignet droit dans l’espoir d’amoindrir la douleur. Sourcils froncés, bouche pincée d’un air maussade, M. Cross saisit avec une étonnante délicatesse l’avant-bras de son élève.
— C’est pas bien beau, déclara le prof en remarquant la teinte violette que prenaient l’auriculaire et l’annulaire droits du garçon. Tu t’es au moins fait une entorse. Tu peux bouger les doigts ?
Jim fit de son mieux, mais l’impression de se prendre une décharge électrique doublée d’un coup de marteau le fit vite déchanter. Le rouge de la douleur intattendue laissait petit à petit la place à la pâleur de la souffrance assommante. Devant son air hagard, ses yeux gonflés et ses lèvres tremblantes, M. Cross secoua la tête.
— Ryusuke, accompagne-le à l’infirmerie, explique ce qui lui arrive et insiste-bien sur le fait que je conseille de lui faire des radios.
Malgré la peine et la crainte qui lui brouillaient le cerveau, Ryu hocha la tête, raffermit sa prise sur le torse de son ami et l’aida à se relever. Sous le regard intrigué ou inquiet de leurs camarades, ils sortirent du gymnase.
Ryusuke n’osait pas interroger son ami sur ce qui s’était passé tandis qu’ils avançaient cahin-caha vers l’École. Ils franchirent le poste de sécurité en expliquant d’où ils venaient – le gardien les avait vus passer une heure plus tôt – puis s’engouffrèrent dans le Centre. L’accueil était étrangement calme et l’infirmerie encore plus. Comme Jeremy pouvait tenir debout sans son aide, Ryu se hâta vers le comptoir d’accueil et appuya sur la petite sonnette installée près d’un bocal à bonbons. Après une courte sonnerie, la porte de la salle de repos du personnel médical s’ouvrit sur une infirmière d’une trentaine d’années aux cheveux teints en blond. Elle adressa un sourire avenant à Ryusuke puis avisa Jim qui patientait quelques mètres en arrière, livide.
— C’est pour quoi ?
— Jeremy s’est blessé à la main, expliqua Ryu en se tournant vers son ami. C’est M. Cross qui nous a dit de venir. Il a aussi conseillé de lui faire passer une radio.
Avec un marmonnement songeur, l’infirmière – Iris d’après le badge à sa poitrine – contourna le comptoir d’accueil pour se diriger vers son nouveau patient.
— On va t’installer en salle d’auscultation, ça te va ?
Si son ton était bienveillant et presque maternel, la façon dont elle le regardait indiquait à Jim qu’elle ne le prenait pas non plus pour un gamin. Ravalant ses réminiscences de larmes, il la suivit jusque dans une petite salle meublée d’un lit et d’un bureau accompagné d’un ordinateur. Ryusuke resta quelques mètres en arrière, incertain sur le rôle qu’il devait jouer.
— Je vais commencer par regarder ta main, l’informa Iris en lui faisant signe de s’installer sur le couchage. Si je peux m’occuper seule de ta blessure, je te ferai simplement une ordonnance pour une radio. S’il y a des complications, on appellera le médecin de l’École, OK ?
— OK, approuva laconiquement Jeremy en tendant la main droite vers l’infirmière.
— Comment tu t’es fait ça ?
— On faisait des ateliers d’exercice et le trempoline où j’ai sauté s’est cassé la gueule. J’étais en train de le réparer quand une fille de ma classe a sauté dedans. Je sais pas si elle a fait exprès ou pas, mais ça m’a écrasé la main. J’ai eu super mal. (Avec une moue défaite, il haussa mollement les épaules.) J’ai encore super mal.
Peinée par les explications de son patient, mais loin d’être surprise – elle soignait quotidiennement des élèves blessés en cours d’EPSA – Iris esquissa un sourire réconfortant. Avec des gestes rapides, précis, elle rassembla une poche de glace, des bandages et quelques pilules.
— On va enfermer ton majeur, ton annulaire et ton petit doigt dans la glace, l’informa Iris d’une voix douce en plaçant la poche avec précaution sous la main du garçon. Je vais passer un bandage autour pour faire tenir le tout et tu vas rester ici jusqu’à midi, pour qu’on surveille le gonflement.
Trop exténué pour parler, Jim se contenta de hocher la tête. Son cœur ne parvenait plus à ralentir depuis que le trempoline lui avait écrasé la main. Les encouragements de Ryu et les explications réconfortantes de l’infirmière n’avaient pas suffi à calmer la peur qui vrillait ses entrailles. Même si Emily avait affirmé n’être pour rien dans l’accident du trempoline, il ne pouvait pas en être certain. Sans compter qu’elle avait sauté alors qu’il bidouillait encore les vis. Jeremy n’était pas en mesure de savoir si elle l’avait fait intentionnellement, mais il craignait trop des représailles de la part des Réguliers pour estimer que le geste était pleinement innocent.
Absorbé par ses pensées moroses, il remarqua à peine la pilule qu’Iris glissa dans sa paume saine. En clignant des yeux confus, Jim redressa le cou pour l’interroger du regard.
— Un antalgique, souffla l’infirmière avec un clin d’œil. Si ça ne suffit pas à calmer la douleur, reviens me voir dans une demi-heure.
Docile, Jeremy hocha la tête. Elle repartit en sifflotant, le laissant seul dans la pièce. Un raclement de chaussure le fit aussitôt démentir. Jim se tourna vers l’entrée, où il trouva un Ryu déconfit à l’air penaud.
— Désolé, Jimmy, souffla son ami d’une petite voix. J’ai pas vraiment pu t’aider.
Décontenancé par l’air coupable qui plissait les traits délicats de Ryusuke, Jim tourna les jambes de l’autre côté du lit pour se trouver face à son compagnon.
— Ryu, tu pouvais rien faire. Y’avait que Kaya et Emily à l’atelier. C’est… merde, je sais pas si c’est un accident, mais tu pouvais rien faire dans tous les cas.
Son ami ne répondit rien, les lèvres pincées par une colère qui ne lui était pas familière. Ses poings serrés témoignaient de la frustration qui tendait sa silhouette dégingandée. Lorsqu’il planta ses yeux noirs dans ceux encore rougis de Jim, Ryu marmonna d’un ton pincé :
— Je pouvais rien faire, je peux rien faire… c’est exactement ça, Jeremy. Je peux rien faire. Rien faire pour soulager ta douleur ou ta peur.
Jim resta quelques secondes sans voix. Qu’est-ce qui lui prenait ? À la fois touché par l’inquiétude de son ami et agacé par la culpabilité qui suintait de ses mots, Jim secoua la tête.
— Arrête, Ryu, ça sert à rien.
— À rien ?
Cette fois, il avait crié. Le visage tendu vers Jim, les yeux écarquillés d’irritation, le cou raide, Ryusuke resta planté sur place jusqu’à ce que son compagnon se détourne. Frustré de ne jamais avoir de conversation sérieuse en face-à-face avec Jeremy, Ryu s’approcha jusqu’à ce que leurs genoux se frôlent.
— Pour moi, c’est important, Jeremy. Parce que tu… tu es important pour moi.
Toujours silencieux, Jim l’observait sans masquer son trouble. Les iris luisants de son ami étaient sévèrement plantés dans les siens, l’interdisant de se dérober à leur inspection absolue. Quelque part au fond de son esprit embrumé, Jim nota que Ryu faisait partie des rares personnes capables de le regarder droit dans les yeux sans être distrait par son hétérochromie.
— Alors, reprit Ryusuke d’un ton moins sec, dis pas que ça sert à rien. C’est mon rôle d’ami de te protéger. Et…
Si Ryu avait autre chose à dire, Jim ne l’entendit pas. La voix de son ami mourut subitement alors qu’un trouble manifeste brouillait l’encre de ses yeux. Ses lèvres pâles se mirent à trembloter, il desserra les poings puis baissa le nez.
— Ryu ? chuchota Jeremy, la poitrine comprimée par son cœur toujours en cavale et par les remords que son ami avait enfoncés en lui.
Avec une brusque inspiration, Ryusuke se redressa, serra les dents et carra les épaules. Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose, échoua pour la énième fois, puis rougit furieusement.
Jeremy le dévisagea sans comprendre lorsque son ami se pencha vers lui. Ryu s’apprêtait à le serrer dans ses bras. Peut-être que Jim allait accepter l’étreinte ; son cœur acharné en avait sûrement besoin.
Mais Ryu posa une main sur son épaule, l’autre sur sa joue, et pressa les lèvres contre les siennes.
Annotations
Versions