- Chapitre 40 -
Lundi 19 octobre 2020, Down-Town, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.
Son téléphone indiquait trois heures vingt du matin et aucune nouvelle notification. Avec un soupir dépité, Jim repoussa sa couette et se redressa, le tête lourde. Il avait reçu un message d’Edward à vingt-trois heures et avait été incapable de fermer l’œil depuis. Le SMS donnait des précisions sur les horaires des trains qui libéreraient Maria et Thalia – et condamneraient Jeremy.
Il plissa les paupières face à la luminosité de son portable puis le reposa sur la table de chevet. Il était retourné dormir chez son père, incapable de se trouver seul dans la même pièce que Ryu sans être mortifié sur place. Ethan l’avait interrogé sur son après-midi de cours en venant le récupérer à l’École, mais Jim s’était montré distant. Il craignait trop que la perspicacité de son père le pousse à tout avouer. Le garçon ne se sentait pas fier de cacher des choses à l’homme, pas alors qu’il avait lui-même vécu cette situation désagréable. Et si la culpabilité de maintenir son entourage dans le secret le rendait nerveux, l’idée de laisser tomber sa mère et sa sœur lui coupait l’envie de vivre.
Ethan lui avait apporté des détails sur l’opération qu’il montait en compagnie de Mike et de deux autres agents de la A.A, mais Jeremy ne croyait pas en son efficacité. Son père lui-même avait reconnu qu’ils ne savaient pas si Maria et Thalia se trouvaient au siège de la Ghost Society ou ailleurs. Obtenir cette information pourrait leur prendre des semaines… alors monter l’opération dans son ensemble ? Octobre serait terminé depuis longtemps.
Jim avait imaginé des plans, envisagé d’autres possibilités, mais il ne se sentait pas en mesure de les mettre en œuvre. La plupart impliquait de prévenir son entourage de ses intentions et l’adolescent était persuadé qu’ils n’accepteraient pas de l’exposer. Ils auraient pu tendre un piège à Edward, laisser Jim partir avec lui puis le récupérer pendant le trajet en train, infiltrer un agent au sein de la Ghost pour exfiltrer Jeremy… Mais ces éventualités demanderaient des ressources que Jim ne possédait pas. Sans compter que son père avait pu faire appel à des collègues, car ils étaient aussi ses amis, mais la A.A ne pouvait pas leur fournir plus de moyens. La Ghost Society était la société-mère et leurs relations diplomatiques s’en retrouveraient affectées.
À intervalles réguliers, Jim se sentait pris de bouffées de chaud et de froid qui compressaient son cœur, ses poumons, son estomac et même les muscles de ses jambes. Toute son âme lui hurlait de laisser tomber, de rester sain et sauf, de se réconcilier avec Ryusuke. Et pourtant… son sang le brûlait lorsqu’il envisageait l’idée de laisser son entourage mener les négociations. Jim n’était pas prêt à prendre le risque de perdre sa mère et Thalia.
Le salon-cuisine de l’appartement de son père donnait sur la cour de la résidence et sur un petit square au-delà. Accoudé à un plan de travail, l’adolescent observait les lumières nocturnes, imaginant les vies qui pouvaient se cacher derrière, rêvassant d’une douce soirée en compagnie de sa famille. Maria et Thalia dormaient-elles ? Ou, comme lui, étaient-elles trop étouffées d’angoisse pour passer une nuit d’un bout à l’autre ?
— Jeremy ? souffla la voix d’Ethan depuis le couloir. Tu n’arrives pas à dormir ?
Passée la frayeur qu’avait provoqué son père en débarquant sans faire de bruit, Jim acquiesça avant de se rappeler qu’ils étaient tous les deux dans la pénombre.
— Ouais. Je pense à maman et Thalia.
Sans un mot, Ethan approcha d’un pas léger et vint s’appuyer contre les plans de travail. Il avait mis un mètre de distance entre eux et Jim le remercia silencieusement de cette attention.
— Tu fais souvent des insomnies ?
Jim appuya son menton sur sa paume sans quitter le ciel nocturne des yeux.
— Pas tout le temps. C’est par périodes. Genre la rentrée scolaire, tout ça. Ou… maintenant. Ça va avec mes crises d’angoisse. Si je commence à en faire beaucoup, je sais que j’aurai aussi des insomnies.
Les épaules d’Ethan tombèrent un peu plus dans la semi-obscurité.
— Tu n’as que des anxiolytiques ?
— Maman voulait pas que je prenne trop de médoc’, expliqua Jeremy en se redressant, perturbé d’en parler avec quelqu’un d’autre que Maria ou son médecin. Quand j’étais à l’hôpital, je voyais un psychologue. Mais j’ai arrêté quand le traitement pour mon dos s’est fini. Mon médecin m’a dit que les anxiolytiques suffiraient pour les crises d’angoisse et le stress. Quand j’ai commencé à faire des insomnies, il m’a proposé d’autres médicaments, mais maman a refusé et dit qu’on trouverait un moyen détourné.
— La médecine douce ? supposa Ethan en se retournant pour faire face à son fils.
Hésitant, Jeremy hocha la tête. Maria avait tenté de nombreuses choses pour adoucir les conséquences de son stress post-traumatique. Hypnose, huiles essentielles, activités manuelles et artistiques… Si aucun remède n’avait été un miracle, certaines pratiques avaient aidé Jim à passer des nuits plus paisibles. Ses insomnies s’étaient raréfiées depuis quelques années et seule la disparition de sa famille les avait ravivées.
— Si ça s’est plutôt bien passé pour toi, reprit son père à voix basse, ce n’est pas plus mal que Maria ait refusé qu’on t’administre tout plein de médicaments.
Jeremy acquiesça en silence, troublé par la conversation. En parler avec sa mère ou Mike le rendait nerveux, alors avec Ethan… Pourtant il n’avait senti la moindre trace de jugement ou de réserve dans les mots de son père.
— J’ai pris des médicaments, moi aussi, murmura Ethan en basculant un regard terne sur son fils. Des antidépresseurs. Pendant quelques mois, environ trois ans après l’incendie.
Stupéfait, Jim ne sut pas quoi répondre. Son cœur accéléra, mais il resta aussi pâle que la lune qui pointait par la fenêtre. Pourquoi son père lui confiait-il cette information ?
— Tu… tu allais mal ? parvint-il à bredouiller en jetant un coup d’œil à Ethan.
Ce dernier lui rendit un sourire torve avant de hocher la tête.
— J’ai fait une dépression. Pendant un an et demi. (Il haussa mollement les épaules, le regard vide.) Même si je suis persuadé que je n’en guérirai jamais vraiment.
Jeremy garda les yeux rivés au visage de son père, abasourdi. Pourquoi ne remarquait-il ses traits creusés, sa bouche morne et ses iris éteints que maintenant ? Faisait-il bonne façade le reste du temps – tout comme Maria ?
Soudain perturbé par l’idée que ses parents ne puissent pas exprimer leur peine librement, Jim baissa le nez. Conscient du trouble qu’il avait provoqué en l’adolescent, Ethan se força à lui serrer doucement l’épaule.
— On ne parle pas trop de ce genre de choses, je sais, surtout aux enfants. Pourtant, je sais que tu as traversé des périodes très difficiles, Jem, et je voulais que tu comprennes que… que je l’ai connu aussi, que tu n’es pas tout seul. Je ne veux surtout pas effacer ta douleur, mais sache que toute notre famille a connu la souffrance. (Jim releva le cou pour interroger son père du regard.) Je ne veux pas que tu aies l’impression d’être seul avec toi-même concernant tes crises. Je ne sais pas comment Maria les gérait, mais si sa méthode te convient, alors je suis prêt à adopter le même fonctionnement.
Ethan avait eu l’air d’avoir autant de mal à prononcer tout ça que Jim à le recevoir. Il se sentait reconnaissant et apeuré, incapable de savoir si son père avait bien fait de lui avouer tout ça ou pas.
— Je crois pas que maman a une méthode particulière, finit par articuler Jim en s’intéressant brusquement à l’évier sous son nez. Quand je commence à faire une crise, elle me donne tout de suite un anxiolytique et… elle reste avec moi.
— C’est tout ?
— Y’a pas vraiment de méthode miracle, maugréa-t-il, vexé par l’étonnement de son père. Mais avec maman, ça, ça marche.
— Très bien, acquiesça Ethan en s’efforçant à inspirer profondément pour détendre les muscles crispés de son cou. Si jamais tu fais une crise ici… je serai là.
— D’accord.
Quelques secondes s’écoulèrent au rythme des respirations gênées et du tic-tac mécanique de l’horloge. Décidé à aborder le sujet avec son fils, Ethan enchaîna d’un ton prudent :
— Tu voudrais me parler de ta dispute avec Ryusuke ?
Même dans la pénombre, la réaction physique de Jeremy fut perceptible. Il se tendit, comme traversé par un courant électrique, puis s’affaissa sous le poids d’un orage invisible.
— C’est pas une dispute.
Comme Ethan gardait les yeux rivés sur lui, interdit, Jeremy ajouta entre deux rangées de dents serrées :
— Et c’est compliqué.
— Trop compliqué pour que tu m’en parles ?
— En partie, marmonna Jim en se décalant du plan de travail pour retourner dans le salon. Puis je veux pas t’en parler, c’est tout.
— C’est ton droit, répondit Ethan d’un air lointain.
Sa réponse était sincère, tout comme la peine qui lui mangeait le cœur. Il se doutait que ce qui se passait entre son fils et Ryu était plutôt sérieux. Ethan ne pouvait pas prétendre bien les connaître, mais il en savait assez pour comprendre que les éloigner l’un de l’autre requérait un événement particulier. Il espérait surtout que ce ne soit pas quelque chose de très grave. Mais son espoir tremblotait à chaque fois qu’il apercevait le vide confus dans le regard de son fils.
— Je retourne me coucher, annonça ce dernier d’un ton morne en traînant les pieds dans le couloir. À demain.
— À demain, lança Ethan, persuadé qu’il ne parviendrait pas à fermer un œil de la nuit.
Les immeubles indistincts, les locaux professionnels et les commerces se succédaient sous les yeux de Ryu sans le faire réagir. Le moteur vrombissait, la musique pop-rock créait un fond sonore, la respiration posée de Dimitri égrenait les secondes, mais rien n’attirait l’attention du garçon. Même le poids de son sac sur ses genoux et la pression de la ceinture contre son torse étaient diffus.
— … encore… bientôt les vacances… avec Alex… à la maison. Ryu ? Rysu… Ryusuke !
Il cligna des yeux, émergea du brouillard et reprit conscience de l’environnement autour de lui. Dimitri l’observait avec inquiétude, ses yeux plus sombres que jamais dans cette grise matinée d’octobre. Un pli soucieux fit presque disparaître ses deux lèvres fines au milieu de sa barbe taillée.
— Ryu, tu peux manquer un jour d’école, il y a pas de problème.
L’adolescent écarquilla les yeux puis secoua la tête avec virulence. Il n’avait jamais séché de sa vie ; ce n’était pas aujourd’hui qu’il allait commencer.
— Tu me fais une tête d’enterrement depuis la veille, ajouta l’agent de la A.A en basculant de nouveau les yeux sur la route lorsque le feu passa au vert.
Exténué par sa presque nuit blanche et ses émotions en roue libre, Ryu n’eut pas la force de répondre. Que pouvait-il répondre, en plus ? Il reconnaissait qu’il n’était pas très loquace depuis que Dimitri était venu le chercher la veille au soir à l’École. Mais rien ne lui venait à l’esprit lorsqu’il s’agissait de parler de ce qu’il avait sur le cœur.
— Mon garçon, reprit Dimitri d’une voix adoucie, je n’ai rien de spécial à faire à la A.A aujourd’hui. Je peux parfaitement prendre ma journée.
Stupéfait, Ryu fronça les sourcils et maugréa :
— Pourquoi tu ferais ça ? Même si vous n’avez pas de mission en cours, avec Alex, tu dois bien avoir des réunions, des rapports, des entraînements… je ne sais pas, moi.
— Si, si, j’en ai, affirma Dimitri en ralentissant à hauteur d’un parking de supermarché à quelques minutes à peine de l’École. Mais rien d’urgent.
Ryusuke serra son sac-à-dos contre lui lorsque son recruteur gara la voiture le long d’un trottoir. Qu’est-ce qui ne tournait pas rond avec Dimitri ?
— Ryu, souffla ce dernier d’un air sérieux en coupant le moteur, je m’inquiète pour toi. En tant que recruteur et en tant que… l’un des derniers adultes de ton entourage. (L’agent laissa ses mains glisser sur le volant puis retomber sur ses cuisses.) J’ai l’impression que tu souffres d’une grande solitude. Dis-moi si je me trompe.
Il ne se trompait pas. Mais Ryusuke s’était toujours senti plus ou moins seul, même lorsque Jeremy le regardait encore dans les yeux, même lorsque son oncle était en vie.
— Et j’ai l’impression que tu compenses cette solitude en te donnant à fond dans ce que tu fais, travail ou loisirs. (L’agent grimaça, incertain de la tournure de sa phrase, puis continua après un juron en russe :) Je suis content que tu t’investisses dans ce qui te plaît, Ryu. Tu es un garçon sérieux qui sait ce qu’il veut et, à ton âge, c’est pas banal.
Ryusuke ne savait pas s’il devait se sentir flatté ou méfiant. Ce genre de conversation déviait toujours sur des reproches. L’adolescent était tout à fait capable d’en essuyer en temps normal, mais aujourd’hui… aujourd’hui, son cœur était en déroute, sa raison l’avait abandonné et ses nerfs l’enquiquinaient à la moindre contrariété.
— Mais j’ai l’impression que… j’ai vraiment peur que tu sois en train de te perdre, Ryu. Tu te ronges de l’intérieur pour surmonter quelque chose, je ne sais pas quoi, mais tu… (Il tapota la poitrine maigre du garçon.) Tu n’as pas assez de ressources là-dedans pour faire ça sereinement.
Frappé par la douleur que provoqua ces paroles en lui, Ryusuke ne répondit rien. Les yeux songeurs et brillants de Dimitri étaient rivés aux siens, en attente d’une vérité que Ryu n’était pas certain de connaître lui-même.
— Je suis perdu.
Ces trois mots lui arrachèrent des lambeaux de fierté, de souffrance et de soulagement. Mortifié par sa propre déclaration, l’adolescent observa sans les voir les clients matinaux qui décrochaient des caddies devant le supermarché. Sa vue se brouilla, sa poitrine se convulsa, et il se retrouva plié sur son sac-à-dos, incapable de savoir s’il voulait rugir, respirer, ou rigoler.
Dimitri glissa une main chaude dans son dos et lui frotta doucement la colonne vertébrale.
— Ryu, tu retiens tes larmes depuis deux mois. Tu viens de lâcher ce qui te pesait sur le cœur, tu peux bien lâcher un peu d’eau en plus.
Cette fois, Ryusuke rigola. Puis il hoqueta en prenant conscience du vide dans ses poumons. Enfin, quand l’air fut de retour, il poussa un cri enragé. Il ne sentait même plus ses larmes.
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