- Chapitre 61 -

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Samedi 7 mai 2022, Nevada, États-Unis d’Amérique.

Une soixantaine de convives évoluait autour des buffets et des tables dressées en blanc et corail. Ils formaient des amas de groupes disséminés çà et là au gré des négociations. Si les tenues de combat ou de travail avaient laissé place aux robes et aux costumes, rares étaient ceux qui n’étaient pas venus armés. Tout le monde connaissait les enjeux d’une telle soirée. Et ses dangers.

Au milieu des négociateurs, directeurs, agents et autres représentants, une dizaine de serveurs allait et venait dans la salle des fêtes. Ils étaient reconnaissables à leur uniforme unisexe d’un noir sobre et à leur jeu de jambes efficace. Les coupes de champagne scintillaient entre deux plateaux de soufflés encore chauds. La Ghost Society avait fait appel à un organisateur d’événements qui proposait les services d’un traiteur en plus de la salle des fêtes.

Edward observait son environnement. Ces petites soirées l’amusaient. Lui permettaient d’apercevoir d’autres visages que ceux aigris de sa famille ou ceux trop familiers de ses collègues. Sa mère n’était pas non plus là pour lui reprocher le moindre de ses faits et gestes. Alexia aurait dû prendre sa retraite, mais elle repoussait toujours plus l’échéance. Ed la soupçonnait de craindre plus que tout une vie sans objectifs, sans réunions, sans rapports. Que deviendrait la femme qui avait fondé S.U.I et aidé sa famille à s’incorporer dans la Ghost Society ? Une femme incapable de prendre du temps pour elle-même ? Elle ne serait rien de plus qu’un fantôme du passé aigri, oublié, déboussolé.

Lorsqu’un plateau de coupes remplies de liquide ambré passa près de lui, Edward attrapa habilement l’une des flûtes. Comme la serveuse s’apprêtait à servir un groupe plus éloigné, elle lui adressa un regard mauvais. Elle faisait facilement la taille d’Edward. Sous ses cheveux d’un blond jauni peu naturel, son air exaspéré finit par laisser place à de la surprise gênée.

— E-Excusez-moi, bredouilla-t-elle d’une voix rauque qui allait de pair avec son visage de rapace.

Son plateau à la main, elle s’éloigna promptement vers un autre groupe pour les servir en champagne. L’alcool pétillant sur les lèvres d’Edward lui fit oublier le désagrément. Il devait commencer à se faire une bonne place pour que les serveurs s’écrasent en le reconnaissant. L’idée lui tira une moue satisfaite.

— Edward ?

Un homme à mi-chemin de la cinquantaine, visage buriné et cheveux poivre et sel, approchait d’un pas assuré. La largeur de ses épaules accentuait le vide qui se trouvait à la place de son bras gauche. Ed se tourna complètement vers le nouveau-venu, sourire aux lèvres.

— Lorenzo, le salua-t-il en inclinant sa coupe de champagne. Je suis étonné de te voir ici.

— Il faut bien rappeler son existence aux têtes penseuses, soupira son interlocuteur avec un sourire de connivence. Puisque la A.A refuse toujours mes propositions, peut-être que la Ghost pourra faire pression.

Le rire désabusé d’Edward rejeta légèrement ses épaules en arrière.

— À qui le dis-tu. David Horn et Elisabeth Allan se plantent une épine dans le pied en refusant les services de la Costello Corporation. Vous êtes la meilleure solution de gestion des armes en Californie du nord.

— C’est pour ça qu’on vient tenter notre chance ce soir. (Lorenzo se tourna pour laisser place à une adolescente d’une quinzaine d’années.) Je te présente ma fille, Ivana.

Même si elle n’avait pas la peau mate de son père ni ses cheveux sombres, ses yeux marron luisant d’intelligence étaient tout à fait ceux de Lorenzo. Ed tendit la main à la jeune fille.

— Edward Sybaris. Sous-directeur de la Ghost Society.

— Je sais qui vous êtes, sourit l’adolescente en lui retournant sa poigne avec fermeté. Ivana Costello. La future dirigeante de la C&C. Quand mon père acceptera de me laisser la place.

Lorenzo leva les yeux au ciel puis sourit à sa fille. Agréablement séduit par l’assurance qui se dégageait de son visage encore juvénile, Ed rit doucement.

— J’aimerais que ma propre fille soit aussi confiante. (Il parcourut la foule des yeux sans repérer Rebecca dans l’immédiat.) Je parie qu’elle se cache avec son frère derrière des petits-fours.

— Tu as un fils ? s’étonna Lorenzo en dressant des sourcils épais.

Edward mima sans grande difficulté un petit sourire embarrassé.

— Je l’ai appris il y a peu de temps. Un enfant que j’ai eu lors… d’une aventure à l’étranger. Comme sa mère n’était plus en mesure de s’occuper de lui, je l’ai pris sous mon aile.

— Quelle histoire, s’exclama Lorenzo en vidant sa flûte de champagne d’une traite. Il a quel âge ?

— Quinze ans. (Comme Ivana haussait des sourcils surpris, exactement comme son père, Ed lui adressa un clin d’œil.) Toi aussi, je suppose ?

Avec un sourire, elle acquiesça. Edward aurait apprécié que Jeremy soit aussi mature.

— Je vais vous laisser, souffla-t-il en déposant sa coupe sur un plateau vide à proximité. Je dois retrouver mes enfants.

Lorenzo attendit qu’il se soit éloigné pour perdre sa moue affable. Mâchoires serrées, il baissa légèrement le cou et murmura à l’attention de sa fille :

— C’est une vipère, Iva. La même engeance que sa mère. Ne lui fais jamais confiance.

Sa fille leva un regard hésitant dans sa direction, ses lèvres charnues pincées d’appréhension.

— J’ai fait quelque chose de travers ?

— Non, tesoruccia.

Soulagée, Ivana hocha la tête sans détourner le regard du dos d’Edward. Une boule de colère froide lui enserrait la gorge.

— Les Sybaris ne sont pas nos alliés.

— Non, ce sont même plutôt nos ennemis, soupira Lorenzo en échangeant un regard pensif avec sa fille. Ta grand-mère a échoué face à Alexia Sybaris et en a payé le prix toute sa vie.

Paupières plissées, Ivana serra les dents. Elle manqua verser une partie de sa limonade sur ses escarpins rouges sous le coup de la colère. Nerveuse, elle s’efforça à respirer. Sa robe bustier ne l’aidait pas à maîtriser son souffle. C’était sa première participation à un rassemblement de cette importance. Malgré ses entraînements, son anxiété perçait parfois la surface de son masque poli et souriant. La main chaude de son père sur son épaule la força à se détendre.

— Respire, Iva. Tu te débrouilles très bien jusqu’ici. Mamie ne pourrait pas rêver mieux.

L’adolescente prit une longue inspiration puis adressa un regard déterminé à son père.

— On peut retourner aux négociations.


Rebecca et Jeremy ne se quittaient pas d’une semelle, angoissés à l’idée de se retrouver seul au milieu de la foule. Installés en tête-à-tête à une table chargée de jus de fruits et de parts de gâteau à moitié entamées – Jim avait eu les yeux plus gros que le ventre – ils osaient à peine discuter de peur d’attirer l’attention.

Edward ne tarda pourtant pas à les retrouver. Il s’approcha des adolescents avec une moue dépitée, les bras croisés. Rebecca pinça les lèvres quand il s’arrêta à leur hauteur.

— Ma fille, mon fils.

— Papa.

Jeremy jugea plus sage de ne faire aucun commentaire. Ed les observait tour à tour sans masquer sa déception.

— Je viens de croiser une jeune fille de votre âge qui se préparait pour la succession familiale. Pourquoi vous ne pouvez pas faire pareil ?

— J’ai mal au ventre, expliqua Jim d’un ton bas comme si le sujet était très grave.

Ed l’ignora pour se concentrer sur sa fille. Rebecca lui rendit son regard, mâchoire crispée.

— Papa, je t’ai déjà expliqué que je détestais ce genre de réunion. Je m’en fiche de rencontrer tes supérieurs, de faire connaissance avec nos partenaires.

Un rictus acide plissa la bouche d’Edward.

— Tu t’en fiches ? Bon sang, Rebecca, tu vas devenir un Fantôme. Un agent de la Ghost. Tu ne peux pas t’en ficher. (Comme elle détournait la tête en fronçant les sourcils, il fit un pas dans sa direction.) Tu es mon héritière. Tu vas reprendre la suite après mamie et moi. Tu dois être prête.

La colère montait des deux côtés. Edward refusait de croire que Myrina ait raison à propos de sa fille. Il ne voulait pas penser aux conséquences d’un tel refus. Des années de travail, d’investissements, d’efforts pour… rien ? Pour que tout le sang et la sueur qu’Alexia et son fils avaient versé n’aient aucun aboutissement ?

Rebecca ne pouvait pas tout lâcher simplement par mauvaise volonté. Ed ne le permettrait pas.

— Écoute, gronda-t-il en saisissant le poignet de sa fille. Je comprends que tu te rebelles, Becky. Je sais que ce que j’exige de toi n’est pas facile. Mais tu dois faire des efforts. Pour toi. Pour mamie. Pour moi.

— Tu te trompes, siffla-t-elle en retour en se dégageant. Tu te trompes depuis toujours !

Alors qu’Edward levait de nouveau la main, Jim se redressa d’un coup.

— On va faire des efforts. Mais laissez-nous du temps.

Les mots s’étaient échappés tout seul de ses lèvres. Médusé par ses propos, Jim n’osa plus affronter son oncle. Ce dernier garda le bras levé un instant puis baissa les épaules. Il semblait dépité.

— Montrez-moi que vous en faites, imbéciles. Présentez-vous auprès de mes collègues de la Ghost. Échangez avec les autres jeunes. Faites quelque chose, bon sang.

— On va essayer, le rassura Rebecca en se redressant à son tour. Désolée, papa. Je sais que… tu fais des efforts pour nous.

— Oui. (Il observa sa fille à la dérobée, les traits enfoncés par la fatigue.) Je vous fais confiance.

Ed les laissa sur place pour rejoindre une autre table.

Rebecca et son cousin échangèrent un regard embarrassé. Ils ne pouvaient pas dire qu’ils avaient fait beaucoup pour contenter Edward.

— Bon, j’y vais, déclara Rebecca en terminant son verre d’une traite. À tout, gros naze.

Jeremy lui adressa une grimace narquoise en guise de réponse.

— Fais gaffe à pas te trémousser sur place.

Quand il se retrouva seul, Jim se rassit lentement sur sa chaise. Contrairement à sa cousine, il ne sentait pas d’attaque à sociabiliser. Il ne connaissait personne en dehors de sa famille. Rebecca était déjà plus habituée que lui à évoluer dans les sphères de la Ghost et de leurs alliés. Mais lui… c’était sa première participation à un tel événement et ça lui fichait une boule de feu dans l’estomac.

— Du champagne ?

Tiré de ses pensées, Jim dévisagea la serveuse aux cheveux d’un blond jauni. Elle était si grande qu’elle lui masquait la lumière des plafonniers.

— Euh, je suis mineur.

Elle roula des yeux comme si la justification était insignifiante et rapprocha un peu plus le plateau de l’adolescent.

— Je bois pas, merci, insista-t-il d’un ton irrité en constatant que la serveuse n’avait pas bougé.

La femme lui jeta un regard cinglant, agrippa l’une des coupes de champagne et la déposa férocement sous son nez. Des gouttelettes de l’alcool ambré éclaboussèrent les mains de Jim.

— Eh, s’indigna-t-il en agrippant une serviette en papier. C’est quoi votre problè…

La serveuse s’était déjà éloignée. Excédé, Jim essuya ses doigts et les gouttes qui tachaient à présent sa chemise blanche. Comme du champagne avait glissé le long de la flûte, il la souleva pour éponger la nape. Un bout de papier humide resta collé au pied du verre.

Perplexe, Jeremy le récupéra et le déplia. Quelques mots y étaient grossièrement inscrits :

« RDV 5 MIN CUISINES »


À une dizaine de mètres, Myrina suivit du regard la serveuse qui s’éloignait dans la zone de service. Quand elle se concentra de nouveau sur Jim, un sourire afflua à ses lèvres. Il tenait quelque chose entre ses mains et observait d’un air consterné la porte derrière laquelle la femme avait disparu.

Le contact était établi.

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