Savoir réfléchir
Dès le soir même, nous déménageons en catastrophe au phare sans en informer les autres magiciens. Comme on est sur une petite île, nous pouvons rapatrier nos volailles et les laisser courir en liberté. Nous sommes en sécurité et pourtant, quelque chose me tracasse. J'ai éprouvé trop de joie en martyrisant cet homme, je n'ai pas transmis à Léa la jubilation intérieure ni l'attrait pour l'odeur de son sang. Et si je n'étais pas aussi humaine que je le croyais ?
Je vais m'isoler sur un rocher, en regardant la mer. Officiellement, pour me remettre de mes émotions. Je ferme mon esprit à Léa et je repense à toutes ces fois où mon talent pour l'embrouille m'a tiré de mauvaises situations. Je visualise une série de petits incidents que j'avais occultée de mes souvenirs. C'est fou la mémoire sélective. Comment je parvenais à tourner deux de mes ennemis l'un contre l'autre pour qu'ils se déchirent et me fichent la paix. Je songe à toutes mes bêtises mises sur le dos d'un pauvre bougre innocent, souvent le chat ou Loïc, pour ne pas être puni.
Avant même de connaître les magiciens, je créais des embrouilles pour tirer avantage des situations. Les deux pestes du collège, qui auraient dû être les meilleures amies du monde et me tyranniser se sont retrouvées à se crêper le chignon à propos d'un mec du lycée qui ne les avait jamais vu de sa vie et dont elle avait reçu des lettres enflammées.
Ce professeur qui me soupçonnait de triche et qui m'avait séparé de Léa. J'ai fouillé sa sacoche et son ordi pendant qu'il était en pause déjeuner et recopiant tous les devoirs de l'année, nous avons elle et moi eu d'excellentes notes sans qu'il ne comprenne comment nous faisons. Quand il m'envoyait au tableau et que je ne répondais pas, je minais être une surdouée qui s'ennuie pour avoir la paix.
J'ai toujours menti honteusement, pour arranger la vérité à mon avantage. Je suis une peste, voir une garce. Je n'ai jamais eu le moindre scrupule, le moindre remords. Comme avec Ludovic, j'ai même pris plaisir dans certains plans foireux. L'humiliation des deux pestes le jour où elles allèrent trouvé le bellâtre devant tout le monde pour qu'il choisisse et qu'il leur répondit ne pas connaître leur prénom. J'en ai ri pendant trois jours, elles en ont pleuré pendant des semaines. C'était méchant et pourtant jouissif.
De nombreux souvenirs me reviennent à l'esprit. Je n'ai jamais fait preuve de pitié ou de compassion envers ceux que j'estimais être potentiellement méchant ou injuste envers moi. J'étais carrément enragé si cela touchait Léa. J'ai toujours protégé mon amie avec une férocité qui je pensais normale. Aujourd'hui, je me pose des questions. Je suis allée trop loin parfois. J'ai franchi les limites du raisonnable et des gens biens. J'ai atteint mes fins avec des moyens plus ou moins justifiés et proportionnés.
Je me rappelle encore la rage quand j'ai vu mon demi frère parmi les assaillants. Je voulais le tuer à mains nues. Ma fureur était telle à cet instant que si Mushu ne m'avait pas éloigné et qu'il ne m'avait pas défoulé de ma colère que j'aurais frappé Loïc jusqu'à ce que je n'ai plus de forces, je me serais acharnée sans aucune pitié. Je ne l'aurais pas interrogé mais massacré. Parce qu'il était en partie responsable d'une tentative de meurtre sur Léa. J'ai une bête sanguinaire en moi, prête à donner la mort pour sauver ou venger Léa.
Je regarde mes mains, essayant de me rappeler cette sensation étrange quand j'ai touché l'homme. Malgré le danger, j'ai eu une sensation de puissance étrange. Comme si au fond de moi, la peur avait disparue. A l'instant où mes ongles ont commencé à écorcher la peau du frère de Loïc, j'ai eu cette impression de force, que rien ne pouvait m'arriver. Je me suis sentie invincible et parfaitement calme. Du moins une partie de moi. L'autre étant en train de se pisser dessus de terreur. On dirait que deux moi coexistent dans mon corps.
J'ai l'impression qu'il y a le moi public chipie et adorable et le moi plus secret, garce et malsaine. Une sorte de mécanisme d'autodéfense quand je me sens en danger. J'attaque avant d'avoir à me défendre. Faire en sorte qu'ils aient peur de moi pour dissimuler mes propres craintes. Processus qui a parfaitement fonctionné avec Ludovic. Théoriquement, je devrais être morte et Louis aussi. En pratique, Ludovic a morflé grave.
A force de réfléchir, je crois que ma tête va exploser. Ce doit être la chute d'adrénaline qui me fait croire n'importe quoi. Je dois me tromper et rêver. Jamais je n'aurais pu m'en sortir si mes amis n'étaient pas arrivés. Si j'ai une double personnalité, la secrète est encore plus barge que la version publique et en plus, elle est suicidaire et sadique. Elle défend farouchement Léa.
Sans un mot, Mushu me rejoint avec un plaid lorsque la nuit se pointe. Il s'assoit avec moi et me tend une tasse de chocolat chaud fumante. Il me caresse la joue, inquiet. C'est super gentil. Il se tracasse pour moi alors que je ne cesse de lui en faire baver. Il me regarde, moi qui suis perdue dans mes pensées et un brin dépressive.
- Eh ! Ne t'en fais pas. Je le sais que t'as fait ça pour gagner du temps. Je ne suis pas du tout inquiet pour mon entrejambe, me sort cet âne pour me faire sourire.
Je tente de faire un sourire et de prendre la tasse pour donner le change, mais tout ce que j'arrive à faire est d'éclater en sanglots ridicules. Mushu vient s'asseoir derrière moi et me prend dans ses bras. Bien que sa chaleur et son geste me réconforte, je ne peux m'empêcher de penser que je suis peut-être un monstre. La vanne est ouverte et mon déluge d'eau salée ne veut pas s'arrêter.
Mushu est le seul à pouvoir comprendre ce que je ressens. Ses yeux orange et ses cheveux noirs ainsi que son don pour la pyromanie lui pèsent terriblement et Léa me le fait ressentir assez souvent quand je me dispute avec lui. Je pose ma tête sur son torse, ce qui semble le surprendre, mais il ne part pas et ses lèvres m'embrassent doucement la chevelure.
- C'est normal d'avoir eu peur. Tu as été très courageuse et tu as fait ce qu'il fallait pour sauver ta peau et celle de Louis par la même occasion. Pleure, cela te soulagera, mais ne me demande pas de te consoler, je suis nul.
- Je ne pleure pas parce que j'ai eu peur. Je pleure en raison du plaisir que j'ai eu à maltraiter cet homme. Je revois des choses du passé. Des trucs pas cools que j'ai fait et que j'avais oublié. Je crains de ne pas être aussi gentille que Léa le croit. Et si mon hypothèse était vraie ? Et si j'étais une sorcière qui s'ignore ? Il y a trop de choses incohérentes même pour vous les magiciens. Mickaël... Tu me tueras si je deviens mauvaise ?
- Si tu pleures, c'est que tu n'es pas mauvaise. T'es une emmerdeuse, mais tu es quelqu'un de bien. Léa l'aurait senti si tu étais une sorcière. Oui, une sacrée emmerdeuse. Ça, c'est sûr....
Je souris à la plainte à peine dissimulée de Mushu. Comment il fait pour me faire sourire alors que je suis en larmes? Je le tape doucement sur la main comme pour gronder un enfant boudeur. Cela ne l'empêche pas de continuer à se plaindre de moi en exagérant pour me faire rire. Cette andouille parvient à sécher mes larmes et à me redonner un peu le moral.
Gaëtan et Arthur nous ont rejoints et prennent la défense de leur camarade. Ils se liguent contre moi dans une solidarité masculine injuste. Je pense qu'ils l'aident surtout à me faire changer de ma dépression un peu trop visible. Je saisis de la neige dans la main discrètement et me retourne d'un coup pour glisser mon larcin dans le pull de Mushu.
Surpris, je vois le petit dragon ouvrir la bouche et écarquiller les yeux sous le froid. Dans deux secondes, il va crier et je serais morte. Je m'enfuis à toute vitesse et hurle une demande d'aide aux filles. Elles rappliquent et sans même demander pourquoi, une guérilla boule de neiges garçons contre filles s'enclenche.
Louis et Gontran tentent de ne pas prendre part au combat, mais ils ne récoltent que des boules venant des deux camps. Ils finissent par se joindre à la bataille, formant un troisième clan. L'usage de la magie étant prohibée pour rester discret, la bande de gamins idiots s'amuse sans arriver à se départager.
Ce moment de détente nous fait du bien à tous. Nous sommes passablement sur les nerfs et avons sérieusement besoin de nous lâcher un peu. La neige voltige de toutes parts durant de longues minutes sans trêve, jusqu'à ce que le vent glacial nous rappelle à la raison et menace la survie de nos oreilles. Il faut vite nous mettre à l'abri.
Il fait super froid sur ce bout d'île ventée entre la Suède et la Finlande. De la neige commence à tomber et le phare étant en ruine, nous devons nous abriter sous une grande tente guère isolée. Notre bande de bras cassé est en plein débat sur l'organisation de la nuit. Vu le départ en catastrophe, nous n'avons que de minces sacs de couchage.
Je me dis qu'on va se peler grave pour dormir quand j'ai soudain une idée lumineuse pour améliorer mon sort. Je rouvre mon esprit à Léa pour lui communiquer mes pensées sur la chaleur humaine en me plaignant d'être célibataire. Bingo, elle tombe dans le panneau.
Ils se mettent en couple et rejoignent leurs sacs de couchage deux par deux. Mushu se propose élégamment de se mettre avec moi. Nous nous allongeons tous alors que je fais mine de râler pour la forme et rendre crédible ma supercherie. Ma petite comédie a fonctionné à merveille et incognito, je profite d'une douce chaleur sans me vanter.
Malheureusement, je dissimule mal mon bien-être et Léa surprend mon sourire en coin. Illico, elle sort de son duvet et fonce telle une furie sur ma personne pour me lancer son oreiller au visage. Elle se rue sur moi et me frappe doucement en riant.
- Pouffiasse ! J'y crois pas. T'as osé te moquer de moi. Tu l'as fait exprès. Espèce de sale manipulatrice. Tu profite de la situation. Sale frileuse égoïste. Tu devrais avoir honte. Attends que je trouve le moyen de me venger et tu vas morfler grave. Et moi qui te plaignais de devoir dormir avec Mushu.
- Quoi ? Ce n'est pas ma faute si aucun de vous n'a pensé profiter honteusement de la bouillotte sur patte. Vous n'êtes pas très stratégiques et vous avez tous foncé tête baissé dans mon piège ignoble.
- Tu nous expliques ma puce ? Marmonne Gaétan qui avait commencé à s'endormir.
- Ce sale gosse exploite le pauvre Mickaël sans vergogne et s'accapare sa chaleur naturelle pour son confort personnel sans penser aux autres, répond Léa en continuant à me tabasser.
Tous comprennent alors mon vilain stratagème et se mettent à rire de mon audace. Mushu se réjouit que son pouvoir serve à quelque chose d'utile. Pour une fois que quelqu'un voit le coté positif de son don, il est ravi. Espiègle et hilare, il se propose de se mettre en mode radiateur et de me faire transpirer comme punition.
Inès se met de l'autre côté de la tente et va aspirer le froid avec son pouvoir. Comme cela est naturel pour eux, ils n'utilisent pas vraiment la magie et nous ne risquons pas de nous faire repérer. À eux deux, nous devrions ne pas mourir gelés.
Les magiciens qui m'accompagnent n'avaient pas songé une seule seconde à cette possibilité. Encore une fois, mon esprit tordu et vicieux va être utile. Ils sont si gentils ces magiciens, mais parfois, ils manquent de débrouillardise. Me voilà prête à une nuit sous une chaleur tropicale. Un combat entre ma pudeur et ma transpiration avec un Mushu qui se marre comme un parfait sale gosse. Mais je l'ai un peu mérité.
Je culpabilise un peu d'utiliser mon double maléfique pour les manipuler. C'est plus fort que moi. J'ai du mal à m'endormir. J'ai bien chaud, trop chaud même. Je ne cesse de penser à mes actes passés, aux conséquences de mes agissements. Je ne suis pas franchement fière de moi. Je suis loin d'être un ange de bonté et de perfection.
Annotations