Prélude
Déjà, la nuit tombait. Je roulais à vitesse moyenne sur le Y4, reliant le quartier d’Angré à la commune de Bingerville. L’air était frais, et j’avais baissé la vitre pour respirer un peu avant d’arriver chez moi. Ce soir-là, nous fêtions nos vingt ans de mariage avec Boni. Et comme chaque année à cette date, une tristesse familière s’installait en moi.
Pourtant, sur le papier, j’avais réussi ma vie. Un mari, un travail, trois beaux enfants. Boni avait construit la maison de ses rêves, et j’y vivais. J’avais des économies, quelques réalisations et un commerce qui marchait bien. Et pourtant… j’étais triste. Une amertume sourde qui grandissait au fil des années. J’allais avoir quarante-quatre ans. Et depuis quelque temps, je pensais souvent à ma propre mort. À chaque présentation de condoléances, à chaque faire-part, à chaque mémoriam, je me projetais dans un futur où ce serait à mon tour de partir. Et en silence, je me demandais : Est-ce vraiment la vie à laquelle tu rêvais, Marceline ?
En arrivant chez moi, ma fille aînée, Flora, seize ans, avait préparé un gâteau. Elle l’avait posé sur la table, avec une petite inscription au glaçage : Joyeux anniversaire de mariage papa et maman. La table était joliment décorée, une bougie allumée. Il était vingt heures moins quelques minutes. Je déposai mon sac sur le canapé et me dirigeai rapidement vers sa chambre, où elle était avec ses petits frères.
— Je vous ai fait un gâteau pour vous deux, pour votre anniversaire, dit-elle toute fière. Tu l’as vu ?
Je leur fis une bise avant de répondre, en souriant doucement :
— Oui… mais il va fondre, mon cœur.
Je savais qu’il fondrait, plusieurs de mes gâteaux avaient déjà fondu à cette même date. Avec les années, j’avais fini par prendre de l’expérience… et de la résignation. Je discutai encore un peu avec eux, puis allai mettre le gâteau au frais. Je voulais en prendre une part quand, dans mon inconscient, une phrase de Boni résonna : “À quel moment commences-tu ce fichu sport ? ...”
Je refermai le frigo et montai prendre un bain.
Boni était devenu un adepte des statuts WhatsApp et des after-works de tout genre. Sous la douche, je m’amusai à le suivre à travers ses statuts. Il me disait souvent, en riant :
— Je te vois bien que tu me surveilles. Ce que tu cherches, un jour tu vas le trouver.
En vérité, je ne cherchais rien. J’étais du genre casanier. J’aimais lire, passer du temps avec les enfants, m’occuper de la maison. Les sorties de Boni étaient devenus une sorte de fenêtre, ouverte sur un monde à la fois tout proche et infiniment lointain. Une distraction. Une nouvelle habitude.
Je savais qu’il rentrerait vers minuit ou une heure du matin. J’avais donc le temps; de m’occuper un peu de moi, d’écouter la musique que j’aimais, de rire, de chanter à tue-tête… avant qu’il ne rentre et ne commence à se plaindre. Ses absences étaient devenues ma liberté.
C’est à cela que ressemblait ma vie réussie. Ce monde qu’on ne visite qu’une seule fois. Ce monde où le temps ne se rattrape pas. Alors, je faisais tout pour maintenir l’équilibre… pour que ce bonheur visible ne s’écroule pas.
En plein rêve, je sentis une main se promener sur mon corps. Je me réveillais à peine quand je sus ce que c’était. Je fermai à nouveau les yeux, afin d’essayer de prendre du plaisir. Mais, entre odeur de cigare, de … boissons dont je ne pouvais distingués et la lourdeur et le déséquilibre de ses gestes, j’avais à peine pu me concentrer qu’il avait déjà fini. Il s’écroula à se mit à ronfler. Je pensai me rendormir me serait facile, mes les sifflements de ses ronflements tambourinaient dans les fins fond de mon âme. Alors je me levai du lit.
Au salon, l’horloge montrait quatre heures. Je devais quitter la maison à six heures pour être à l’heure au travail, mais avant, il fallait déposer les enfants à l’école. Je fis les petits déjeuner, les différents paquets. Aminata vint me trouver à cinq heures trente dans la cuisine. Elle avait vu la lumière de la cuisine à partir de sa chambre :
« Tata, laissez, je vais faire… »
Elle avait encore le sommeil dans les yeux, la pauvre. Je souris, puis je continuai. Elle m’aida comme elle le pouvait…, je la sentais gênée. Aminata était chez nous depuis une semaine. Elle ne savait pas malheureusement que sa nouvelle patronne que je suis, était une adepte du réveil tôt et qu’elle devrait s’y habituer.
Une fois l’heure de ma douche, je me dépêchai d’aller la prendre. Boni se réveilla glauque dans le même temps, entra brusque dans la douche à casser la porte, puis se mit à faire pipi en visant maladroitement la cuvette. Je regardais de loin. Il tira la chaste et avant de sortir de la salle de bain, il dit son fameux : « je peux avoir un café ? » puis, il referma la porte. Je rinçai la cuvette, avant de terminer de me laver.
Serviette attachée à la poitrine, je sortis de la douche. Boni se redressa :
« Mon café… il est où ?
_ je sors à peine de la douche…
_ Oui… mais trouve un moyen de contacter la fille… j’ai mal à la tête. J’ai l’impression que mes yeux vont sortir de leur orbites ».
Sans répliquer, je prie mon téléphone pour envoyer un message à Aminata : « Tonton veut du café ». « Bien madame ». Il reçut son café quelques secondes après et moi je finissais mon maquillage du jour avant de mettre ma robe.
« Tu bosses aujourd’hui ?
_ Oui…
_ Tu sais au moins que j’ai pris un congé ?
_ Oui…
_ Et tu ne comptes pas rester avec moi. Viens dans le lit.
_ Tu plaisantes…
_ Si… j’ai envie de toi encore….
Je souris.
_ Hier…, c’était notre anniversaire de mariage. Flora nous a faire un gâteau.
Juste un instant, c’est ce qu’il lui a fallu pour réaliser la date à laquelle nous étions et sortir une phrase d’incrimination.
_ Tu auras pu me le rappeler. Tu sais que j’oublie tous ces temps-ci. Elle dort encore ?
_ ils s’apprêtent pour l’école.
_ … je … je vais me rattraper. … ça te dirait qu’on parte dîner ce soir ? tu choisis le restaurant.
_ C’est compris. … faut que je parte maintenant. Quelques voies que j’empruntais pour mes raccourcis sont fermés pour les travaux. Je risque d’être en retard.
Il bondit du lit et vint m’enlacer, tout en souriant. Je le laissai me prendre dans ses bras. Je ne ressentais plus rien. Ce n’était plus comme avant. Comme quand je frémissais, je m’apaisais, je dormais, juste à partir de ce contact ; de cette chaleur. Il n’y avait plus de chaleur. Ou du moins, j’étais déjà habitué à vivre sans.
_ Faut que je parte, murmurais-je
Alors il s’éloigna progressivement.
_ Joyeux anniversaire de mariage, ma reine….
Je lui répondais avant, et je lui disais « mon roi ». Mais cela faisait des années que je ne l’avais plus entendu me dire « ma reine » et je ne savais plus s’il était « mon roi », ni le sens que ce mot voudrait bien dire aujourd’hui.
Mais je chuchotai quand même, malgré la gêne que j’éprouvais :
_ A toi aussi mon roi ».
Et avant que ne se dessine son large sourire de vainqueur, je sortis de la chambre avec mon sac à main.
Dans la voiture, j'inspirais et expirais longuement, comme si j'avais retenu mon souffle un peu trop longtemps. Mes yeux s'emplissaient de larmes que je ravalais avec effort, tout en souriant par moments aux enfants et à leurs histoires. Puis soudain, Flora me demanda :
— Maman, ça va ?
Je lui jetai un regard plein de questionnements, avant de me regarder rapidement dans le rétroviseur.
— Quoi ? dis-je, surprise. Quelque chose ne va pas sur mon visage ?
— Non... tu as l'air ailleurs. Tu es sûre que ça va ?
— Ah... oui, mon bébé. Ça va.
— Maman est un super-héros, comme dans Les Petits Justiciers, rétorqua Arthur, avec la même ferveur que lorsqu'il raconte ses histoires.
Je souris. "Maman, c'est un super-héros." Pas que maman, Arthur. Toutes les femmes africaines qui subissent la lourdeur du mariage forcé de cette génération. Du mariage psychologiquement déchirant, meurtrier, assoiffant. Toutes celles qui se saluent au travail, qui n'enlèvent jamais leur bague. Qui ont la photo de leur mariage sur leur table de bureau, comme le font les hommes – égoïstes – pendant qu'elles, ne le peuvent pas.
Toutes ces femmes de cette nouvelle société, qui ne peuvent voyager sans l'accord de leur mari, prier, jeûner, mais qui font des valises en quinze minutes pour un voyage urgent. Cette structure moderne, africaine, qui tue le vrai amour, le vrai sens de la vie, du respect réciproque, les vrais sentiments.
"Maman n'est que l'une d'elles, mon cher Arthur. Elle n'en vaut pas plus qu'une."
Et pourtant, dans ce regard innocent que tu poses sur moi, je retrouve un peu de force. Celle de continuer. D'aimer encore. D'espérer. Peut-être... de renaître.
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