Chapitre 3: De mes souvenirs

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On dit qu’un souvenir n’est jamais qu’un présent déguisé en passé.
Dans ce chapitre, Marceline nous confie ce qu’elle a vécu. Comment l’amour est né. Comment il a grandi. Comment, parfois, il s’éloigne sans faire de bruit.
C’est l’histoire d’une rencontre. D’un homme. D’un choix. Et surtout, d’une femme qui croyait qu’aimer suffisait.
Voici ce qu’il reste… de mes souvenirs.
Takou D. Assié

Lorsque j’ai rencontré Boni, j’avais vingt ans. J’étais une jeune fille naïve et un peu perdue. Je ne savais pas vraiment ce que je désirais dans cette vie ; je n’avais aucun objectif précis. Tout ce que je faisais, c’était vivre, et regarder chaque jour passer comme le précédent.

Je me rendais à mes cours comme chaque matin quand, dans le bus, j’ai remarqué un jeune homme en pleine discussion avec l’un des contrôleurs. Je me suis dit intérieurement : « Ce serait plus simple d’avoir sa carte de bus . » Quelques secondes après avoir payé, il est venu s’asseoir à côté de moi. Je lisais …... de Bernard B. Dadié, et il m’a lancé avec ironie :

— Qui lit Dadié dans un bus qui sent autant la sueur ? Je l’ai ignoré.

Boni était du genre à défier la vie, le système, à ne pas laisser le temps s’égrener sans but. Il avait besoin de s’affirmer, de marquer son existence. A cette époque, si cela n’avait tenu qu’à moi, n’importe qui aurait pu devenir président, ministre ou docteur. Je me remettais au monde comme il m’avait faite. Je vivais selon le sens du vent.

Il marchait derrière moi ce jour-là, lorsque je suis entrée dans la cour de l’université, et je sentais m'observer. Plus tard, il m’a confié qu’il avait aimé mon calme, malgré les secousses du bus, les odeurs, les gens debout qui nous frôlaient à chaque virage. Il trouvait que j’étais parfaite pour ce monde qui ne cesse de nous frapper.

Avant que je ne rentre dans ma salle de cours, il m’a arrêtée.

— Est-ce que je peux… te demander de déjeuner avec moi entre midi et deux ?

J’ai pris un instant pour réaliser sa demande. À vingt ans, le seul petit ami que j’avais eu était un voisin de ma cité universitaire. Quand il était parti pour le Canada, je n’avais même pas ressenti le besoin de le remplacer. Mais là, je ne sais pas si c’était son visage d’ange, la détermination dans son regard, ou le sourire qu’il tentait de cacher… Quelque chose m’a poussée à accepter. Comme la direction du vent, je suis allée le retrouver, entre midi et deux, dans un kiosque de spaghetti, et nous avons déjeuné ensemble.

C’était le seul coin à spaghetti près de l’université. Presque tous les étudiants y allaient pour manger ou discuter. C’est de là qu’est né notre surnom : Boni et Clark.

C’est grâce à Boni que je me suis fait des amies. Toutes les filles qui s’intéressaient à lui ont fini par s’intéresser à moi. Il faut dire que ce fut ma plus belle année universitaire. Boni a changé ses habitudes pour moi… même son attitude. Au fond de moi, je me disais que cet homme serait mon mari, ma vie. Je me disais que cette fois-ci, je partirais avec lui, même si le vent tournait contre nous.

Il me jura fidélité, et moi, je lui donnai mon âme. Il y eut des moments de trouble. Comme cette année où il ne m’adressa plus la parole sans raison, et où j’appris qu’une autre fille était entrée dans sa vie. Ou encore lorsqu’il me quitta une seconde fois, attiré par une collègue de stage. Ou quand, après l’université, je peinais à trouver du travail pendant que lui roulait déjà dans sa première voiture de service entant que stagiaire dans une grande boite de communication, et qu’il semblait presque gêné d’être vu avec moi dans les lieux chics fréquentés par nos anciens camarades.

Puis, j’ai eu une bourse, et je suis partie étudier en Espagne. Nous avons repris contact. J’avais retrouvé le Boni de nos débuts. Tout est allé très vite… Je suis revenue sous la coupole d’une structure espagnole et je gagnais très bien ma vie. Boni, lui, enchaînait de petits stages rémunérés. Mais je l’aimais, plus que tout. J’ai continué à le soutenir. Et finalement… nous nous sommes mariés.

Les gens parlaient, ça jasait… On disait qu’il n’était pas à ma hauteur, que je finirais par le quitter. Alors j’ai commis l’erreur que font beaucoup de femmes : j’ai démissionné après ma première grossesse. Pour ne vivre que sous les revenus de Boni. Pour lui redonner son autorité d’homme africain. Pour que ni ma famille, ni nos amis ne le regardent de haut.

Quatre mois après, Boni signait son premier CDI.

Dès lors, il voulait tout offrir, tout montrer. Plus il évoluait professionnellement, plus il avait besoin de faire savoir que désormais, c’est lui qui « gérait ». Et moi, je jouais le jeu. Puis, un jour, j’ai perdu la partie.

À l’annonce de notre dernier enfant, Boni m’a dit :

— Tu devrais arrêter… Les gens vont penser que j’ai épousé une femme plus âgée.

Nous sortions de moins en moins. Je faisais de moins en moins partie de son univers. De plus en plus, je devenais « la femme qui tient la maison, qui s’occupe des enfants ». Je voyais le regard des autres, ces femmes de mon âge, restées dans le cercle social de Boni, me toiser du haut de leurs sourires. J’ai compris que pendant des années, je n’avais eu qu’un seul centre d’intérêt : Boni. Que je ne vivais que pour lui, que pour ce qu’il aimait, ce qu’il désirait. Que j’avais bâti un idéal de vie sur un homme qui, comme tout être humain, pouvait changer de cap.

C’est à ce moment-là que j’ai commencé à chercher du travail. Devant les refus d’argent, les silences, les petites humiliations. J’ai changé de centre d’intérêt. Réappris à aimer mes lectures, mes moments de solitude. Je me suis revue, mille fois, dans ce bus. Prendre un autre siège. Prendre une autre route. Refuser ce déjeuner.

Mais chaque fois, je me souvenais de son rire, du visage de nos enfants, de l’amour et du confort qu’on avait su leur donner… et je me disais que je devais tenir. Un jour après l’autre, comme avant. Laisser le vent me porter encore un peu. Qu’un jour, tout changerait. Qu’un souffle nouveau me serait accordé.

Mais ce soir-là, en le regardant lire un livre à Maël, je me suis jurée que je ne voulais pas de ce souffle nouveau. Je voulais effacer cette maladie. Reprendre ma vie d’avant. Je ne voulais pas, une fois de plus, me sacrifier. Je ne voulais pas suivre ce vent. Pas cette fois. Je voulais dire non. Pleurer, crier. Pourquoi pas ? Pourquoi moi ?

Oh, que j’aurais voulu fuir, être lâche. Juste une fois. Partir.

— Il s’est endormi, dit soudain Boni, me regardant avec un air de satisfaction.

Il porta Maël jusqu’à la bibliothèque pour y déposer le livre, puis revint vers moi pour me montrer son exploit.

Je souris.

— Je vais le coucher. Demain, j’ai une visite à l’hôpital. Je l’ai décalée entre midi et deux, pour que tu puisses m’accompagner. Tu veux bien ?

— … Oui.

"Il nous faut du courage pour choisir de dire "non" quand on ressent qu'on doit prendre du recul dans certaine situation. que feriez-vous, si vous étiez à la place de Marceline ? "

Chapitre 4 : "Une grosse surprise attend Marceline dans le couloir de l'hopital... (Suite pour bientôt) "

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