J'aurai 3000 ans demain.
Je m’appelle Carmen. J’aurai 3000 ans demain, six heures du matin.
Je suis la toute première femme éternelle du monde.
J’ai reçu mon immortalité le samedi 16 avril 2016, six heures du matin.
Si je m’en souviens c’est parce que des archives existent encore. C’était une journée un peu fade, le temps se cherchait, hésitait entre soleil et averses brusques. Il faisait un peu frais pour la saison. Un peu de brume, un peu de vent. La lumière elle-même ne savait quoi faire.
Une première injection me fut faite. Des types en blouses blanches piaffaient d’impatience. M’effondrerais-je raide morte, ou ferais-je d’eux des Prix Nobel ?
Mes signes vitaux restaient stables. Rien de plus concluant pour cette première phase. Tout autour de moi, je sentais pourtant monter la tension. Truffée de capteurs, reliée à des murs de moniteurs étranges, observée par des douzaines de spécialistes de toutes les disciplines possibles, j’avais le sentiment profond d’être leur Poule aux Œufs d’Or. Enfin, seulement si je survivais à leurs tortures.
Tout le reste de ce jour fut passé en centaines d’autres tests, indolores pour la plupart, en questionnaires surprenants. J’eus aussi droit à quantité de tests d’efforts physiques, tels que courir jusqu’à perdre connaissance sur un de ces fichus tapis de course. Au soir de ce grand jour, j’étais toujours vivante. J’affichais même une solide constitution et une santé de fer.
Après tous ces siècles, je pense encore que ce furent là mes seuls atouts. Il est vrai qu’à l’époque je n’en avais pas beaucoup d’autres…
Alcoolisée jusqu’à ma dernière cellule, droguée, prostituée par nécessité et par plaisir, je brûlais ma vie par les deux bouts sans me préoccuper de rien, surtout pas de ma longévité dans un monde que je crachais tous les jours. Je vivotais dans les caves, les maisons abandonnées, les égouts s’ils étaient assez chauds pour rendre les odeurs supportables en hiver. En cellule aussi, quelques fois. Pour quelques heures, quelques jours, au pire deux ou trois semaines que je mettais à profit pour me refaire une santé. Rarement plus longtemps que ça. Je connaissais pas mal de flics et quelques notables au bras long et aux vices bien ancrés. Quelques menus plaisirs interdits offerts gracieusement à ceux-là et je ressortais rapidement sous le soleil radieux de la vie en liberté… La chair est faible, que voulez-vous ? Et puis, les hommes et leur entre cuisses : trop facile. J’étais donc abonnée à tous les vices possibles pourvu que ma vie fût ce que je voulais bien en faire sans le contrôle de personne. Et cela me convenait à la perfection. J’étais, aux yeux des biens pensants, un rebut de la société. Une rebelle. J’ai toujours aimé l’idée de la révolte, j’aurais d’ailleurs adoré, seins au vent bien sûr, me tenir en tête et au plus haut sur les barricades, un drapeau sans nation à la main.
J’en étais pourtant à des années-lumière.
Quand ils m’ont trouvée, fracassée dans les caniveaux des grandes avenues, je n’étais plus que l’ombre de moi-même. Je crois me souvenir que j’étais tombée sur quelques bonhommes décidés à se servir de mon corps sans m’indemniser de rien, sauf en coups bien placés. Peut-être même eurent-ils l’intention de me tuer pour ne pas laisser la moindre chance aux flics de les retrouver. Ce qui fut le cas, de toute façon. On ne cherche jamais les coupables qui tuent les moins que rien. Ça fait toujours ça de moins à soigner.
Malgré tout, pour mieux réfuter mes convictions, je fus secourue et hospitalisée d’urgence. Les analyses que les médecins firent pendant mon coma décidèrent ensuite de mon destin. Après quelques jours de soins intensifs, on me transféra dans une clinique privée, quelque part en Gironde, un peu au nord de Bordeaux. Mes protestations, mes menaces, mes prières, mes supplications furent sans effet. Un homme, une femme ou une organisation secrète avait jeté son dévolu sur moi.
J’acceptai donc de me taire. Sans renoncer à rien.
Les premières phases de mon conditionnement se résumèrent d’abord à des mois d’un long et fastidieux travail. Une flopée de psychiatres, psychologues (la différence était essentielle, paraît-il) et une armée entière d’autres utopistes aux tendances juvéniles et socialisantes s’acharnèrent à m’expliquer les motifs profonds et les raisons cachées de mes errances, de mes échecs et de mes abandons.
Ils ne jetèrent l’éponge qu’au jour où, les trouvant tous réunis devant moi lors d’un énième bilan de progression, je leur proposais à tous de leur tailler une petite pipe, vite fait, bien fait…
Ils comprirent alors que rien de bon ne pourrait jamais sortir de moi s’ils continuaient de me prendre pour une souris de laboratoire.
Libertaire, j’étais. Libertaire, je resterai.
Je ne fus sauvée de leur opprobre que par leur largesse d’esprit, leur intelligence bien supérieure à la mienne. Emma, une doctoresse, m’aida à survivre dans les limites très contrôlées de ce monde médical auquel je ne comprenais rien, sauf qu’ils avaient tous décidé de faire de moi quelque chose de différent. Pire : une rareté. Une chose sans prix, mais à l’inestimable valeur pour l’Humanité. Quelques fois, j’avais eu l’occasion d’entendre quelques conversations dans les couloirs mais les propos de tous ces spécialistes me passaient largement au-dessus de la tête.
De leur côté, ma pensée leur échappait totalement. Le Facteur Humain, disaient certains. Le seul qu’ils ne pourraient jamais totalement contrôler, à leur plus grand regret. Cassandre à leur manière, ceux-là prédisaient l’échec de tout à cause de ça. Pourtant, après bien des palabres secrètes et houleuses, ils changèrent d’attitude parce qu’une femme-médecin, Emma bien sûr, comprit avant tous les autres que la réussite de leur projet passerait forcément par la voie de la transparence. Elle sut les convaincre, quand moi je continuais de m’enfoncer dans la solitude et l’incompréhension de ce qu’on attendait de moi.
Petit à petit, elle me prépara à leur révolution. Le mot n’était pas innocent. Elle le savait, presque mieux que moi.
Elle fit de moi son apprentie.
Et sa maîtresse.
Nos étreintes évacuaient nos inquiétudes et notre fatigue. Perdue entre mes cuisses, elle savourait une vie étrange dont les tenants m’étaient encore cachés mais qu’elle brûlait de me révéler. Alors, je m’écartelai encore un peu plus pour la convaincre de tout me dire. Enfin, orgasmes renouvelés en échange de quelques aveux d’abord sans conséquence, Emma me confia la finalité de ma présence en cette clinique secrète : ceux qui tourbillonnaient autour de moi depuis des mois tentaient de finir la mise au point d’un processus visant à supprimer la mortalité humaine. Elle le fit en termes un peu abscons, à l’opacité étudiée pour seulement m’indiquer des pistes mal défrichées, donnant souvent sur des impasses. Malgré tout, ces premières révélations eurent l’effet qu’elle escomptait ; je devins moins rétive à leurs sollicitations. En échange de ma coopération, j’eus bientôt droit à une chambre privée. Certes, ils firent de louables efforts pour me convaincre que j’étais la seule détentrice des clés de celle-ci, ce que je savais être rigoureusement inexact, mais je leur sus gré de m’épargner les caméras cachées. C’est ainsi que je découvris les premiers effets de relations basées sur la confiance. Une certaine confiance.
Quand je fis la connaissance du Professeur Fabien Ferrault, généticien mais aussi grand chirurgien, spécialiste du cerveau humain, ma vie prit un nouveau tournant. Il devint mon nouvel amant, bien sûr. Emma ne m’en tint pas rigueur très longtemps, bien consciente que cela n’arrangerait en rien la situation. Et puis, nous les femmes savons bien que la passion ne dure pas. Elle passe d’une épaule à une autre, sans prévenir, sans calcul, sans préméditation. Seuls les hommes sont assez fous pour en concevoir des envies de guerre ou de vengeance. Elle s’éloigna doucement, puis revint après avoir rencontré une autre femme, plus douce peut-être. Mais pas plus fidèle…
Fabien se passionna pour moi. Tant pour mon corps, qu’il dévorait toujours d’un appétit féroce, que pour mon esprit qu’il jugeait apte à toutes les avancées. Jamais encore je n’avais connu passion si dévastatrice… Nos nuits endiablées ne cessaient que pour mieux nous emporter vers des jours toujours plus enthousiastes. Avec lui, je découvris l’Amour, le Vrai, et il laissa s’épanouir en moi des capacités intellectuelles que je ne me connaissais pas.
Rapidement, il s’avéra que j’avais des aptitudes pour bon nombre de disciplines réservées à l’élite des grands cerveaux de ce monde. Sans l’expliquer, il sut me convertir à un univers dont j’ignorais tout. Le monde prenait de nouvelles couleurs, un sens nouveau et m’ouvrait des perspectives fantastiques. J’étais une surdouée en tout ; chimie, mathématiques, sciences humaines, physique, langues appliquées. Rien ne me paraissait impossible. Et tout devint clair pour moi ; j’avais grillé mes plus jeunes années parce que le Destin m’avait expédiée sur une voie de garage, parce que mes géniteurs n’eurent jamais les moyens, tant intellectuels que financiers, de laisser grandir en moi ce qu’ils avaient semé à leur insu. Je me mis donc à rattraper le temps perdu à marche forcée, alternant tous les enseignements disponibles pour finir, un jour, par dépasser mes maîtres.
Fabien se montra fort habile à corriger mes mauvaises habitudes. Sauf le sexe, dont il était aussi addict que moi. Nous étions deux êtres à part et par le plus grand des hasards, ou par la volonté céleste d’un Dieu bienveillant, nous nous croisâmes un jour pour ne plus nous quitter pendant le temps d’une vie. La sienne…
Au fil des mois, les traitements firent de remarquables progrès. Les laborantins avaient assassiné des dizaines de milliers de rongeurs au travers de leurs expériences et de leurs tests mais…j’étais toujours vivante. Et plus vivante que jamais, même. A leur grande surprise, les manipulations génétiques auxquelles ils se livraient sur moi eurent des effets secondaires inattendus. Mon cerveau, par exemple, connu une nouvelle période de croissance, mes neurones se multipliaient à toute allure, comme pour répondre à ma soif de plus en plus pressante de connaissances technologiques. Ils constatèrent aussi, ce qui ne fut pas sans me laisser étourdie de surprise non plus, que mes cellules se régénéraient aussi vite que celles qui mouraient. Mon état de santé affichait des résultats sans défaut. Mon corps semblait déjà ne plus obéir aux lois du vieillissement, du temps qui passe. Je ne rajeunissais pas, je ne vieillissais plus. Je restais hors du temps, en quelque sorte.
Pourtant, le plus stupéfiant des résultats fut de voir, après un accident que j’eus lors d’une promenade dans les vignes du Médoc, la vitesse à la quelle mes os pouvaient maintenant se réparer, sans laisser la moindre trace de cassure. Ma peau cicatrisait en l’espace de quelques heures seulement, quelle que fut la profondeur de mes plaies.
Fabien ne m’en aimait que plus. Quand il me prenait la nuit, il s’émerveillait de détails que les autres n’auraient pu me demander de leur confier sans prendre le risque de recevoir une gifle. Voire plus. Pourtant, il avait compris, avant moi, que les différences corporelles qui nous séparaient maintenant ne feraient que s’accentuer au fil des années. Il s’assombrit peu à peu, exactement au même rythme qu’il vieillissait sans le voir. Philosophe et intellectuel, il médita longtemps sans rien me dire, attendant seulement que ma conscience s’éveille à son tour sur notre avenir. Lui avait déjà anticipé.
Alors que je lui demandais depuis plusieurs mois de me rendre mère, il finit un jour par me prendre la main et m’obligea à l’écouter sans l’interrompre. Parce qu’il m’avait toujours fascinée par le calme de sa voix qu’il savait rendre douce à m’en faire fondre, il m’expliqua que nous ne devions pas prendre la décision de faire un enfant. Il me fit comprendre que je ne pourrais donner que la moitié de mon ADN à un descendant, l’autre moitié venant de lui. Cette chose annoncée, il m’expliqua aussi que rien n’indiquait que je transmettrais à notre enfant mes gènes immortels…
Le mot était enfin lâché, pour la toute première fois.
J’étais la première femme immortelle de l’histoire des Hommes.
Obnubilée par l’envie d’enfanter, je n’avais pas écouté avec toute l’attention requise pour bien comprendre les conséquences de mon état. Il se fit donc le devoir de m’ouvrir les yeux et, usant de mots et d’images-clé, il me fit saisir l’infinie douleur que j’aurais à affronter au jour de la disparition de ma descendance, si celle-ci n’avait pas profité de mon immortalité… Les effets de cette conversation ne se firent sentir que quelques jours plus tard, le temps pour moi de bien inventorier l’infinie liste des options vitales à venir. Trop abattue par les perspectives d’une vie de solitude à venir, je restai cloîtrée pendant plusieurs semaines dans ma chambre. Un peu cynique, je répondais à ceux qui voulaient m’aider que je m’entraînais à vivre éternellement seule puisque tous ceux que j’aimais mourraient avant moi. Une fois encore, c’est Emma qui sut trouver les bons mots pour me sortir de mon marasme. L’important, disait-elle, n’est pas l’immortalité mais la conscience qu’il faut porter à l’instant présent, sans se soucier du reste… Peut-être avait-elle décidé de me rappeler mes errances passées, celles qui me dictaient de vivre à la seconde, sans jamais me poser de question pour celle qui viendrait après ? Ma réflexion continua pendant des années, pendant que les hommes en blouses blanches continuaient de perfectionner leurs produits et que Fabien continuait de vieillir entre mes bras.
Il mourut un jour, après avoir refusé tous les traitements. Je ne sais toujours pas s’il avait décidé de mourir pour m’apprendre à mieux supporter les chagrins à venir, quand d’autres amants mourront à leur tour sous mes yeux. L’éternité lui semblait peut-être trop grande pour envisager de la traverser avec moi.
Terrassée par la douleur, j’ai tenté de me suicider à plusieurs reprises, priant et hurlant du fond de ma détresse que je ne voulais pas vivre sans lui, que la vie n’était rien sans lui mais… les blouses blanches me rappelèrent que je n’étais rien qu’une souris de laboratoire et que, à ce titre, je ne disposais plus, que je n’avais jamais disposé de mon libre-arbitre et qu’il me faudrait donc continuer de vivre pour assurer leur avenir, à eux, les nouveaux gagnants de la loterie de la Vie.
Quand Emma, après un dernier baiser désespéré, s’éteignit à son tour, je sombrais dans une dépression si intense que je faillis bien mourir malgré tous les soins que les chercheurs m’imposèrent. Bien à l’abri dans un profond coma dont ils peinèrent à me sortir pendant de longues années, j’ai profité d’une étincelle de mort pour laisser s’enfuir quelques fantômes trop encombrants…
Annotations
Versions