La paix !

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L’endroit est exactement comme Estelle me l’a décrit. Un petit camping où des familles louent leurs emplacements à l’année. Hors saison, les quatre cinquièmes des caravanes sont vides.

À mon arrivée, il reste à peine quelques couples de retraités ici et là. Le lac est à quelques enjambées et la buvette où je vais pouvoir me restaurer est ouverte. Exactement ce dont je rêvais ! Le bonheur.

J’ai emporté le minimum syndical pour dix jours : deux shorts, deux maillots de bains, trois t-shirts (dont un pour dormir), une laine polaire, une paire de baskets, une paire de tongs, juste assez de sous-vêtements propres pour en changer tous les jours et huit bouquins pour ne pas tomber en rade. Au dernier moment, j’ai encore ajouté deux ou trois bricoles « au cas où ». On n’est jamais à l’abri de rencontrer l’âme sœur, d’être invitée dans un bon resto, ou de faire une balade en poney, entre autres.

Je pose mes affaires sur l’étagère à côté du lit et me dirige vers le lac ; il me tend les bras depuis tout-à-l'heure. Je vais y plonger, puis me rincer brièvement à l'eau claire avant de m'installer sur la terrasse avec mon laptop pour tapoter le chapitre qui me trotte déjà dans la tête. Je me dépêche. Je sautille comme une gamine, aux anges.

Tandis que je m’apprête à entrer dans l’eau, j’entends une voix crier mon prénom.

  • Caroline !

Non. Il n’y a aucune chance pour que... Et puis des Caroline… Pourtant, la voix insiste, se rapprochant de moi à chaque nouvel appel, sur cette plage quasiment vide.

  • Caroline ! Quelle coïncidence ! Ça me fait tellement plaisir de te voir !

La voix est maintenant juste derrière moi. Elle a un timbre faussement haut perché et un ton snob détestable. Une accumulation de défauts aussi rares que reconnaissables. La poisse. Doucement, je me retourne pour en avoir le cœur net.

  • Béatrice… Mais que fais-tu ici ? dis-je en essayant de cacher la déconvenue que sa présence m’inspire.

Je viens de tomber sur la femme la plus mielleuse et la plus hypocrite que j’aie le malheur de connaitre. Que vient-elle faire là ? L’endroit n’est de loin pas assez jet-set pour elle, et encore moins pour ses comptes facebook et insta. Elle reprend :

  • Caroline, ma chérie ! Mais ! Tu es toute seule ? Ma pauvre ! Viens boire un verre avec nous ! Quel hasard ! Tu te rends compte ? Tu dors aussi au relais et château à la sortie du village ? L’endroit est ma-gni-fique ! J'a-dooore le spa ! Tu y es déjà allée ?
  • Non, je suis au camping.
  • Au cam-ping ! Ahahah… Pardon, ma chérie. Et ça va ? En tout cas, l’endroit est très pittoresque. Mais c’est propre ? Tu veux que je te montre des photos de notre hôtel ?

Avant que j’aie eu le temps de décliner, elle dégaine son smartphone et fait défiler sous mes yeux les trophées accumulés : le grand portail en fer forgé du « Château », son mari en train de tendre négligemment sa clef à un voiturier qui, avec un sourire docile, la réceptionne quelques centimètres plus bas, les deux tourtereaux au check-in trinquant avec les affligeantes "flûtes de bienvenue", Béatrice avec les mains en cœur devant un lit parsemé de pétales de roses, Béatrice avec la bouche en cul de poule devant le gargantuesque buffet du petit-déjeuner, Béatrice avec une enième coupe de champagne, ouvrant grand sa bouche sur une tartine... Viennent ensuite les photos du bar "rooftop" sous toutes ses coutures, puis celles de la piscine, puis celles dans la piscine... Tandis que les clichés défilent devant mes yeux, nous tombons sur son mari, Tom, en peignoir, puis sans…

  • Oups, ahahah…, rit-elle en feignant de ne pas avoir fait exprès de m’en avoir montré un peu trop.

Avec tout ça, je ne suis toujours pas dans l’eau. Je désespère de trouver un moyen de renvoyer mon pot-de-colle à la terrasse de la buvette où l’attendent le fameux Tom et un « couple d'amis » qu'elle me raconte avoir rencontré la veille dans le spa du fameux « Château ».

  • Tu te rends compte, ils viennent ici tous les ans ! Ils réservent la suite royale d'une fois à l'autre ! Ils font chaque année un petit passage par la buvette, si charmante... Mais on ne va pas rester. On a déjà réservé notre homard pour le dîner !
  • Merveilleux ! Profitez bien de vos vacances ! dis-je en esquissant un pas en direction du lac.
  • Mais on ne va pas te laisser toute seule dans ce trou ! Viens boire un verre avec nous ! Tu vas te joindre à nous pour la soirée, j'espère !

Mon pot-de-colle se mit soudain à héler son mari :

  • Tom ! Ajoute une chaise !

Puis à moi :

  • Qu’est-ce que tu veux boire, ma chérie ? Moi j’ai pris une Eve light. C’est plus hygiénique les boissons en bouteille. Parce que tu sais, ici… Ahahaha… Je n'ose pas utiliser les toilettes. J'attendrai d'être de retour au château.
  • Non, mais c’est très gentil. Je vais aller me baigner. Passez une bonne soirée !
  • Mais tu rigoles, j'espère ! Je ne vais pas te laisser toute seule dans un endroit pareil ! C’est une question d’argent ? Dis-moi. Oh pardon, je ne voulais pas te gêner. Tu veux une Eve ?

Avant que je n’aie eu le temps de répondre, elle se met à crier à l’attention de son mari :

  • Prends-lui une Eve !
  • Non, Tom ! Je vais nager ! Mais, merci à tous les deux ! je crie à mon tour, déterminée à éviter d’être prise en otage. Je me lance à l’eau.
  • Tom, on l’invite ! Appelle l'hôtel pour ajouter un couvert !

Puis à moi :

  • Voilà. Tu n’as aucune excuse maintenant. Fais vite ! dit-elle en partant, visiblement très satisfaite de la B.A. qu’elle est en train de faire : recueillir une pauvre femme esseulée et sans le sou.

Dépitée, je plonge dans le lac avec la ferme intention d’y rester le plus longtemps possible, puis de m’esquiver en prétextant de devoir me doucher. Alors que je fais la planche, j’entends qu’on crie mon nom.

  • Ma chérie ! On t’aaaatteeeeend ! rit Béatrice en me montrant une petite bouteille qui visiblement m’est destinée.

Je ne suis pas sortie de l’auberge avec celle-là.

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