30 - Give Me Truth
Pendant mon absence, Will semble avoir fait le tour de la ville et s'est entiché d'un nouvel "ami" qui encombre à présent le salon.
- C'était vraiment nécessaire ? demandé-je en désignant le sapin.
Il est moche. Le réveillon n'est pas encore passé que je pourrais compter les épines qui se courent après.
- Oui ! Pour l'esprit de famille, les souvenirs heureux, un merveilleux Noël avec mon petit frère adoré...
- Tu es certain que ce soit l'essentiel ? insisté-je, ironique.
- Certain.
- Tu réalises que tu déclares la guerre à Claire...
- Bien évidemment !
- ... et que tu vas devoir passer l'aspirateur tous les jours ?
- C'est pour ça que j'ai choisi celui qui avait le moins d'épines.
Dans un élan de compassion envers ce pauvre sapin dénudé qui semble faire les frais de la nouvelle lubie de mon frère, je me laisse tomber dans le canapé.
- Et pour les décorations ? ajouté-je, histoire de me donner bonne conscience.
- Ne t'inquiète pas, j'ai pensé à tout !
Comme s'il lisait dans mes pensées, Will soulève alors deux sacs qui semblent peser leur poids, desquels débordent guirlandes, boules de Noël et décorations en tout genre.
- C'est gentil de te proposer pour la déco, j'avais peur de ne pas y arriver tout seul, ajoute-t-il, un brin de malice dans la voix.
En effet, il a pensé à tout...
- Je ne me suis pas proposé, et je te rappelle que c'est toi qui a ramené ce foutu sapin ici ! rétorqué-je.
- Oh que si, tu t'es proposé quand tu as déclaré ne pas vouloir passer Noël avec maman. C'est ça, ou une soirée en tête-à-tête avec elle, rien que nous trois... Moi aussi frérot, je suis content de passer les fêtes avec toi.
Un profond soupir m'échappe, las à l'idée des fêtes qui se profilent. Pourquoi faut-il toujours que William se sente obligé d'égayer ma vie ?
Préparer le réveillon me change les idées. Pendant quelque heures, je cesse de penser à Corentin. Je décore le sapin, m'affaire sans râler aux taches prévues par le grand-frère. De son côté, Will a envahi la cuisine et prépare la dinde. Ou plutôt, tente de la préparer, si on s'en fie aux jurons qui traversent le salon. La farce lui donne la migraine et il n'a jamais touché à un four de sa vie.
- Rappelle-moi, tu faisais quoi aux Noëls précédents ?
- La ferme, rumine-t-il en parcourant le manuel d'utilisation du four. Bordel, c'est pas censé être intuitif leur truc ?
- Dixit le gars qui n'a aucun mal à déchiffrer des partitions en do dièse Majeur mais qui ne sait pas cuisiner...
Après dix bonnes minutes à toucher tous les boutons, il parvient enfin à programmer sa cuisson. Au même moment, des notes s'élèvent de l'autre côté du mur du salon, retenant imperceptiblement mon attention : Corentin est rentré et s'est mis au piano. Je marque un arrêt et l'écoute, comme soulagé :
- Il n'était pas en vacances ?
- Je ne sais pas. Peut-être qu'il avait encore cours aujourd'hui ?
- Le fameux cours d'écriture du vendredi après-midi ? s'exclame William en se retenant de rire. D'ailleurs, tu n'y vas plus ?
- Le prof est barbant, et je suis nul en écriture. Faut croire que tout le monde n'est pas fait pour entendre la musique dans sa tête...
L'après-midi se poursuit lentement, William aux fourneaux, Corentin au piano. A travers la cloison, les notes s'envolent doucement. Corentin semble particulièrement triste, comme éteint. Les accords de la mélodie pèsent leur poids en souvenirs. Et pourtant, chaque note, chaque éclat, laisse échapper son lot d'espoir, comme une lueur qui brille dans la douleur.
Je me demande ce qui traverse son esprit à cet instant-là pour que sa tristesse résonne aussi justement à mon âme. L'écouter me rend nostalgique, me fait me haïr moi-même ; le fossé qui nous sépare a-t-il toujours été aussi grand ? Me suis-je déjà réellement intéressé à lui ? C'est dans cet instant d'intimité que je réalise tout ce que j'ignore de lui. Et qu'il ne sait rien de moi...
Je soupire en quittant le canapé.
Dans une danse affriolante, les flocons virevoltent à travers la fenêtre, éparpillés par la bise.
24 décembre.
Noël s'invite en blanc. La neige tombent doucement derrière les carreaux au rythme feutré d'un après-midi d'hiver. Cette année, les fêtes ont un goût particulier. Un goût de plein. Un goût de William qui, malgré ses défauts, s'applique à rendre cet instant agréable.
Claire ne sera pas présente, et cela nous arrange tous les deux. Lui, parce qu'il ne souhaite pas lui mentir concernant le violon. Moi, parce que je ne veux pas avoir à subir le poids de sa solitude. Trois années passées à attendre son fils sans se soucier du second à ses côtés. Les dix précédentes à attendre un mari absent.
- Mais non maman, la rassure Will au téléphone. Maxime passe la soirée avec ses potes, et moi avec les miens... Oui, on passera te voir demain... Non, je t'assure, tu vas nous manquer...
Ou pas, grogné-je en mon fort intérieur.
Je me lève pour me servir un verre d'eau. Will, appuyé contre la table, m'intime de ne pas faire de bruit d'un doigt posé sur la bouche. Je traîne les pieds, fait mine de ne pas l'avoir vu et songe un moment à la journée.
L'attente.
L'ennuie, tandis que je tente d'appliquer les directives de Griffin. Pas de piano. Zéro musique. Rien !
J'en arrive même à loucher sur le violon de Will en me demandant si je n'aurais pas été meilleur instrumentiste avec un violon entre les mains. Après tout, on a peut-être ça dans le sang dans la famille ?
Je finis par secouer la tête. Non, si j'avais été violoniste, je n'aurais pas pu jouer avec Corentin. Ou alors il aurait fallu échanger les rôles.
Je me laisse choir dans le canapé, déprimé, telle une épave au bord du gouffre. Et maintenant, comment suis-je censé occuper ma journée ? Qu'est-ce qu'on est censé faire, quand il n'y a plus la musique pour combler le vide ?
Amorphe, j'allume la télé et tombe sur une émission culinaire. Je zappe. Feuilleton de Noël à l'eau de rose. Je zappe. Télé-réalité : dix personnes tentent de survivre dans une même maison sans s'entre-tuer. Je zappe. Finalement, je tombe sur un documentaire sur le colibri qui accapare mon attention. Des oiseaux parmi les plus petits animaux à sang chaud au monde. Leur rythme cardiaque effréné peut s'élever à mille-deux-cent-soixante battements la minute pour une fréquence de trois-cent respirations, cinq-cent en vol. Mais le plus étrange, c'est que la nuit, leur métabolisme ralentit considérablement pour atteindre soixante battements minutes, tandis que leur température corporelle peut, elle, chuter à vingt degrés. Un mystère de la nature, comme bien d'autres encore non mis en lumière, qui me fait penser au vol du bourdon de Rimsky-Korsakov. Mes doigts me démangent, je me retiens de rejoindre le piano.
- Tu regardes quoi ? finit par lancer Will une fois ses verrines terminées.
- Un documentaire sur les colibris. Tu savais que leur chant est inaudible à l'oreille humaine ?
- Un peu comme Lexis qui joue du violon, plaisante-t-il. Même si pas pour les bonnes raisons...
Je m'esclaffe et respire profondément, histoire d'oublier l'ennuie qui commence à pointer le bout de son nez.
- Il faudra que tu passes voir maman demain, m'informe-t-il.
- Qu'on passe, rectifié-je.
- Non, que tu passes. Je ne viendrai pas.
Je fronce les sourcils et cherche à comprendre :
- Depuis quand maman n'est plus ta maman chérie ?
Il lance un bref regard en direction de sa chambre, assez rapidement pour que je devine qu'il pense à son violon.
- Depuis qu'elle a découvert que tu ne jouais plus, c'est ça ? lancé-je ironique. Alors c'est ça, elle est ta mère quand ça t'arrange, puis tu la congédies tout simplement quand elle devient trop envahissante ?
- Tu ne comprends pas... Elle a toujours été envahissante.
- Et jusque là ça ne t'a jamais posé souci, d'ailleurs. Non, je ne comprends pas. Qu'est-ce qu'il y a à comprendre ? Je devrais me montrer compatissant envers un frère qui a tout eu ? L'attention, les éloges, le soutien des parents qui n'ont jamais cru bon de privilégier leur second fils, car au cas où tu aurais oublié, je suis aussi leur fils... Tu as le cul au philharmonique de New-York et...
- Je ne fais plus parti de l'orchestre.
Soudain pris de cours, j'arrête nette ma tirade et remue les lèvres dans le vide. Will évite mon regard, mais je devine au ton de sa voix ce qui lui en coûte de me faire cet aveu. Une part de moi manque de lâcher un rire, tant l'ironie du sort me déconcerte, tandis qu'une autre, bien plus profonde, sait déjà. Comment aurait-il pu pallier à deux mois d'absence ? Existe-t-il un seul musicien au monde qui s'octroie deux mois de vacances ?
- Je ne fais plus parti du philharmonique, répète-t-il, le ton grave. J'ai été viré.
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