32 - Between Both
- Je... Heu...
Je ne trouve rien à dire, je me déteste quand je suis comme ça. Mes yeux clignotent comme la guirlande sur le sapin. Je cherche une excuse que je sais d'avance idiote. Il sait que je n'ai rien à lui répondre, c'est d'ailleurs pour ça qu'il a posé la question.
- Le projet est remis à après les vacances, Griffin voulait qu'on se concentre sur Bach, mens-je.
- Tu fais quoi après le réveillon ? demande William.
- Je participe à la masterclass de Graham, et vous ?
Il me jette un bref coup d'œil, comme si la question m'était particulièrement destinée.
- Alors tu t'es inscrit ? demandé-je.
Le coin de ses lèvres se retrousse.
- Vous aussi ?
J'acquiesce en soupirant. William se lève, part chercher les bières puis met la musique. Je grogne en devinant le début de la Sonate Arpeggione de Schubert.
- T'étais vraiment obligé de plomber l'ambiance ? râlé-je à son attention.
Corentin pouffe en silence.
- Bah quoi !? s'offusque Will.
Je meurs dramatiquement sur le canapé en entendant les premières notes du violoncelle de Rostropovich.
- Moi je trouve plutôt ça gai. Un chouilla nostalgique, d'accord, mais...
- Tu veux dire que c'est carrément déprimant... Tu sais au moins que Rostropovich a fini sa vie dans le coma et que sa famille lui passait ce morceau. Il parait que ça le faisait pleurer.
Un silence gênant s'installe rapidement que le rire de Corentin brise d'un éclat.
- Bon d'accord, je change. C'est carrément glauque ton histoire.
Schubert est très vite remplacé par une musique d'ambiance sur fond de jazz. Il faut dire que le rire de Corentin a le don de détendre l'atmosphère. Will en profite pour ramener sa fameuse bière de Noël qu'il nous sert généreusement.
- A la votre, trinque-t-il avant de de descendre sa peinte.
- Tu n'y vas pas un peu fort ? lui fais-je remarquer.
Il se ressert une deuxième fois tandis que Corentin s'installe un peu plus dans le canapé.
- A la tienne petit frère, à la musique, et à maman. Et toi, il n'y a pas une raison pour laquelle tu voudrais trinquer ? demande-t-il à notre invité.
Pente glissante... Du William tout craché.
- A ta reprise du violon, lance-t-il une once de malice dans la voix.
Ouch. Ça c'était osé, même si je ne peux que le féliciter intérieurement de cette pique. Mon regard se braque immédiatement sur William et scrute sa réaction. Il a tiqué. Pendant une fraction de seconde, il hésite entre se vexer ou lui renvoyer la balle. Finalement, il reprend contenance et affiche son sourire mielleux.
- Et au violon, reprend-il un peu trop allègrement. J'ai appris que tu savais te servir d'un archet ?
Cette fois-ci c'est au tour de Corentin de relever : je le sens se redresser légèrement dans le canapé, mal à l'aise.
- Il parait. Alors comme ça tu jouais au philharmonique de New York ?
- Premier violon.
Ils se jaugent un instant du regard. Aie, mais qu'est-ce que qu'ils me font tous les deux, là...
- Une belle performance, commente Corentin. Et ce n'était pas trop fatiguant ?
- Pas le moins du monde, rétorque Will, une lueur de défi dans les yeux.
Corentin rigole avant d'avaler une gorgée de bière.
- Ça n'a pas dû être facile d'atteindre un tel niveau...
- Ma famille a toujours été là pour m'épauler, rétorque le grand-frère prodigue, fier de sa réussite.
Parle pour toi... soufflé-je en soupirant intérieurement.
William a toujours le don pour te rappeler à ta propre médiocrité.
La discussion s'enchaîne dans la bonne humeur, ou plutôt dans l'humeur d'un Noël qui se veut festif mais qui a tôt fait de réveiller l'ego surdimensionné des musiciens présents. Après un bon quart d'heure servi à cette sauce, je finis par quitter le salon et pars retrouver la dinde. Il faut dire que la fraîcheur du frigo me permet aussi de m'aérer l'esprit : la présence de Corentin à moins de trente centimètres de moi sur le canapé ne me permet pas d'avoir les idées très claires. Je n'arrête pas de le regarder en me demandant si sa présence ici ce soir est bien réelle.
Finalement, peut-être qu'un Schubert bien déprimant serait venu à bout de ces pensées néfastes, plutôt que d'imaginer Corentin à mes côtés pendant tout le repas...
Nous prenons place à table tandis que William sert le plat de résistance. Corentin s'installe à ma droite. Le grand-frère se retrouve en face et garnit copieusement chaque assiette, tout en relançant la discussion sur les vacances et les sources chaudes naturelles.
- D'ailleurs la masterclass aura lieu dans une station thermale, précise-t-il. Rien de tel pour se prélasser entre deux ateliers.
- Vraiment ? m'exclamé-je.
- C'est vrai que pour toi c'est une grande première... Il ne sort jamais de l'appart, explique-t-il en aparté à Corentin. C'est à se demander s'il sait qu'il y a une vie à l'extérieur. Déjà quand il était petit, il passait toutes ses vacances à la maison. Les rares amis qu'il arrivait à se faire étaient obligés de se faire inviter pour pouvoir lui rendre visite. Je te laisse imaginer...
Crevard.
- Et toi, tu allais à l'école dans le coin ? poursuit-il.
- J'ai fait toute ma scolarité à l'étranger. Je n'avais pas beaucoup d'amis non plus, comme nous nous déplacions souvent, répond Corentin en se tournant vers moi.
Je ne sais pas si c'est sa réponse qui me touche ou le fait qu'il semble tout particulièrement s'adresser à moi, mais je ressens comme une boule de chaleur dans le creux de mon ventre. Je suis rassuré. Un court instant, j'avais pensé que de ne pas avoir eu d'amis serait rédhibitoire à ses yeux. Que mon passé serait un frein à ce qu'il veuille me connaître. Mais il n'en est rien.
Nos regards se frôlent : comme pour la musique, les mots nous échappent. Je devine au reflet dans ses yeux qu'il a compris. Et si j'avais le courage, je l'en remercierais. Au lieu de quoi, je finis par baisser les miens sur mon assiette.
Corentin et moi n'avons jamais pris le temps de mieux nous connaître. Peut-être parce que nous n'en avons pas le besoin. Il suffit d'écouter sa musique pour le voir lui, nu, sans artifices. Pour connaitre ses peines, ses joies, l'expression de sa pensée. Certains disent que la musique est le reflet de l'âme. Je crois que c'est pour ça que sa musique à lui brille au milieu de toutes les autres.
Parce que son âme brille.
Parce qu'il est beau.
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