68 - Play's register
Je pars avec tout le matériel d'enregistrement dans un sac annexe. Comme je n'ai pas pu prendre toutes mes affaire avant de quitter l'appartement, Corentin me prête généreusement ses partitions. J'hésite encore sur les œuvres que je vais présenter. Par précaution, je prends tout : nocturnes, préludes, valses et impromptus. Je ne sais pas encore où me guidera mon humeur. Juste que pour une fois, j'ai envie de faire simple.
Peut-on seulement faire simple quand on présente un concours ?
Je chasse cette petite voix de ma tête et laisse l'air glacial atteindre chaque parcelle de peau. La dispute de la veille encombre mes pensées comme un ostinato. J'inspire un bon coup et repense aux paroles réconfortantes de Corentin.
L'Academia est vide pendant les vacances. On devine aux inter-étages la présence de quelques musiciens un peu trop passionnés qui ont décidé de passer leurs vacances à travailler, mais la plupart sont rentrés chez eux pour les fêtes.
C'est pas plus mal, au moins tu n'auras pas à batailler pour une salle.
Mon piano est accordé, et pour une fois, aucun élève fou n'a matraqué ses touches. Des fois je me maudis de ne pas être violoniste ; devoir s'adapter à chaque piano demande un effort de concentration considérable.
J'attaque par quelques gammes éparses dans l'espoir de voir chasser la dispute de la veille de mon cerveau. Claire est tenace. Elle s'agrippe à ce que j'ai d'attention comme une sangsue déshydratée. c'est sans compter le portable qui vibre.
10h41
De : Corentin
A : Maxime
Tu as pu trouver une salle ?
Je souris. Un peu trop niaisement à mon goût, mais je suis touché de savoir qu'il pense à moi.
De : Maxime
A : Corentin
Noël a eu raison des plus tenaces ;)
C'est ça. Peut-être que les gammes n'auront pas raison de Claire, mais je peux toujours songer à Corentin.
Je repense méthodiquement à la soirée de la veille et me prends à sourire béatement. Mes doigts se font plus légers sur le clavier ; ses baisers se font piqués, ses caresses, liées. Et mes rires s'envolent en un mélange de gammes et d'arpèges. Il y a quelque chose de grisant à jouer en pensant à la personne qu'on aime. Tout de suite, le jeu s'affine. Parfois il devient stupide de simplicité. Et je finis par me délester de Claire dans la boîte des indésirables en fermant les yeux de plaisir.
Comment jouerais-je si je devais rire au piano ? Je m'amuse à essayer de faire rire les touches avec beaucoup d'affection. Imaginer Corentin suffit à faire sautiller mes doigts. Je crois que j'ai décidé. Ma préférence va aux valses. Opus 70, pour les premières.
Je déchiffre les premières notes avec aussi peu de sérieux qu'il est possible. Jusqu'à présent, j'ai toujours appréhendé ces œuvres à travers le prisme d'un sérieux mortuaire. Mais moins j'y réfléchis, et plus je m'imprègne de l'essence même du compositeur. Ce qu'il y a de beau, dans ces enchaînements harmoniques, c'est la chaleur qui se dégage de la ligne. Quelques notes suffisent à redéfinir toutes les priorités de ma vie. Je n'ai plus besoin de me demander si l'amour existe : il a toujours été à portée de doigts ; dans ces couleurs qui trouvent le chemin du cœur ; dans ces successions de rythmes qui appellent à une douce passion. C'est là que réside Chopin : entre la chaleur d'un foyer et la nostalgie de soirées heureuses.
Dans la froideur de l'hiver, j'imagine Corentin en costume à une soirée d'antan. Il m'accosterait un verre à la main, un agréable sourire fiché sur son visage. Et en bon gentleman, je lui rendrais son sourire. Nous maintiendrions les convenances le temps d'une soirée, une fille au bras pour l'apparence, à nous épier du coin de l'œil en toute discrétion. Une valse dansée sur un air de Chopin, puis nous nous retrouverions sur le balcon du château haussmannien, alcool aidant, à réciter des poèmes Goethe. Nous referions le monde, la société, les gens... Corentin en profiterait pour m'inviter dans ses appartements, tentation à laquelle je succomberais.
Je m'entends rire. L'idée d'une valse avec Corentin me plairait bien. Je ferme les yeux et sens son odeur comme s'il était contre moi. L'esprit léger, mes doigts glissent sur les notes. Le caressent comme si je susurrais des mots doux à son oreille. J'aurais probablement bien plus à lui dire si parler était aussi simple que de laisser mes mains courir sur le clavier.
Je décide de faire un premier essai. Je récupère la caméra dans le sac, l'allume, pianote sur les touches pour comprendre brièvement son fonctionnement. Je positionne le pied à deux mètres et m'assois au piano. C'est assez étrange comme sentiment. Moi qui jurerais n'avoir presque jamais le trac, ai tout à coup la sensation d'être observé.
Je chasse rapidement mes émotions et me concentre. Chopin, valse opus 70. J'inspire et pose les premières notes sans parvenir à me dépêtrer de cette sensation désagréable.
Concentre-toi Maxime, tu n'as pas la vie devant toi pour envoyer cet enregistrement...
Je recommence, une fois, deux fois, dix fois.
Ce n'est qu'un essai, soit indulgent avec toi-même.
Je me demande si Will aussi a dû en passer par cette étape avant d'intégrer certains concours. Je soupire. Ne suis-je donc pas fait pour Chopin ? Je passe les enregistrements un à un, reviens en arrière. Un peu trop en arrière et tombe sur les vidéos enregistrées par Corentin.
Curieux, je monte le son pour mieux entendre. On dirait...
Bon sang ! Quand est-ce qu'il a enregistré ça ?
Je fronce un sourcil. A l'écran, un mur blanc. Mais plus surprenant, j'entends. J'entends un air qui m'est si familier qu'irrémédiablement mon cœur manque un battement. Du Chopin.
Mon Chopin !
Est-ce qu'il m'a vraiment enregistré ?
Le son n'est pas très net, il a dû faire la prise bien avant qu'on ne se parle.
Une sensation étrange me gagne. Parce que mon Chopin n'est pas si mal et parce que je pensais être le seul à l'écouter à travers la cloison. Réaliser qu'il en était peut-être de même pour lui me rend presque timide.
Qui enregistre son voisin à travers la cloison ?
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