L'exposition
Dans le centre commercial abandonné, en face des escalators jumeaux, les choses stagnent. Ben, de ses bras puissants, tient un linge sur le visage de Malo, toujours ligoté à la chaise, la nuque pliée, la tête en arrière. Sur les instructions précises de Ben, Albert verse à intervalle régulier de l’eau sur le linge, serré très fermement contre le nez et la bouche de Malo.
Les gifles n’ont pas marché, les crochets avec la chevalière non plus, et tout ce qu’ils ont récolté, c’est les pommettes tuméfiées de Malo, sa lèvre inférieure explosée, et son arcade sourcilière qui pisse le sang.
Léo commence à s’agiter ; il ne pensait pas le Synthétiseur aussi robuste. Les premiers crochets auraient dû lui arracher les précieux renseignements. Le moyen de contacter directement l’Élaboratrice.
Le boss remet alors tout le plan en question ; si Malo ne craque pas, alors il ne pourra pas organiser de rencontre. Il s’apprête à arrêter Ben lorsque, dans les cris de ce dernier, les mugissements noyés de Malo, et les raclements irrités de la chaise sur le béton, Franck Sinatra se met à chantonner.
Fly me to the moon, reconnaît Léo.
Ben s’arrête, tout de suite. Albert aussi. Ce dernier lâche son sceau d’eau, puis tâtonne dans sa poche droite, et finit par en sortir son téléphone, qui sonne. Regard aigu de Léo, Albert rejette l’appel aussitôt.
La sonnerie repart immédiatement.
— C’est Rémi, indique Albert. S’il insiste, c’est qu’il y a un problème.
Manquait plus que ça, pense Léo qui, d’un geste las de la main, autorise son larbin à prendre l’appel. Après avoir décroché, le larbin en question semble très perturbé. Au bout de cinq secondes, il décolle le combiné de son oreille, et le tend à son patron.
— Elle veut te parler, dit-il simplement.
— Qui ça ?
— La femme de Malo.
— Impossible.
Albert hausse les épaules. Derrière, des gargouillements rocheux résonnent ; Malo, du sang plein la bouche, le visage ruisselant, ricane.
— Je te l’ai dit, raille le Synthétiseur. Je te l’ai dit, mais tu ne m’écoutes jamais…
Léo fulmine, et arrache le téléphone de la main d’Albert.
— Vous n’êtes pas Sol, affirme-t-il avec aplomb.
— Ah non ? se moque une voix bel et bien féminine.
— Vous êtes la femme de Malo ?
— Aux dernières nouvelles, il semblerait bien que oui.
— C’est marrant, je n’imaginais pas les libraires des quartiers chics s’encanailler avec la grande délinquance…
— On a tous une face cachée, Léo. Je peux vous appeler Léo ?
— Vous pouvez oui : je vous appelle bien Sol.
— Dites-moi, Léo, c’est vous qui avez emprunté mon mari pour la soirée ? Parce que, voyez-vous, il n’est pas disponible à la location.
— Votre mari nous donne simplement un coup de main sur un petit projet.
— Je suis certaine qu’il ne peut rien pour vous ; inutile donc de le retenir.
— Laissez-moi vous dire, Sol, que vous me surprenez. Néanmoins, je suis au regret de vous avouer que c’est votre appel qui est bien inutile…
Silence au bout du fil, puis :
— Si je suis contrainte de venir le chercher, vos affaires en pâtiront, je le crains. Jusqu’ici, je n’ai parlé qu’à un certain Rémi : très bavard, bien qu’il ait eu, au final, peu de choses à dire. Mais c’est suffisant pour moi. D’une manière ou d’une autre, je remonterai jusqu’à vous. Je peux, au passage, réduire vos effectifs en charpie : Rémi s’en est bien tiré, mais je ne donne pas cher de la peau de votre prochain larbin si vous ne vous pliez pas à mes exigences.
— Vous êtes étrange, Sol.
— Vous êtes idiot, Léo.
Et pourtant, il réfléchit. Il sent toute l’inflexibilité dans la voix au téléphone, et il décide de la croire. Mais Léo ne peut décemment pas céder son avantage dans des négociations qui n’ont même pas commencé, alors il tente un coup :
— À quel point connaissez-vous les activités de votre mari, Sol ?
— Disons que j’en sais suffisamment.
— C’est-à-dire ?
— Je sais qu’il y a dix-huit mois, une nouvelle drogue de synthèse est apparue sur le marché. Le « XL » promet un trip des plus complet : avec ça, on se plonge dans une autre réalité, que l’on contrôle à l’envie pour expérimenter ses fantasmes inavouables, ou bien juste se laisser porter. Le business est florissant. Et les Stups ne savent plus où donner de la tête : les paiements sont effectués via des plateformes en ligne, d’avance, ce qui complique leurs opérations « flagrant délit » …
— Voilà un compte rendu fort bien détaillé.
— Je vous expose la situation : n’est-ce pas ce que vous attendiez ? Que je vous dévoile l’étendue de mes connaissances ?
— Certes, mais vous pouvez passer les parties connues du grand public.
— Dans ce cas, je suppose que peu de gens savent qu’un certain chimiste, employé par un gros labo pharmaceutique pour travailler sur la prochaine génération d’anxiolytiques, est à l’origine de la molécule en question.
Coup d’œil furtif à Malo : il a vraiment une sale tronche, là, sous les lumières ambrées, même s’il ne se sépare pas de son sourire moqueur. Léo se dit qu’il n’aime pas ça.
— Ne sachant quoi en faire, il s’est associé avec un cerveau criminel, continue Sol. Une femme délicieuse qui, je crois, est au centre de votre « petit projet ».
Un instant, le silence, puis Léo :
— Vous connaissez l’Élaboratrice.
— Peut-être bien, oui. Peut-être même que c’est moi qui l’ai mise en contact avec Malo.
— Vous êtes décidément pleine de surprises.
— J’aime être imprévisible, dit-elle, et Léo jurerait qu’il l’entend sourire. Dans un monde dicté par les règlements, seul le chaos est vraiment intéressant. C’est ce que vous cherchez, Léo ? Déstabiliser votre Élaboratrice avec un peu de chaos ?
— Non, je voudrais simplement renégocier mes tarifs.
Sol doit être surprise, car elle met un temps avant de rebondir :
— Ah oui ? Y a-t-il une raison particulière, ou pensez-vous mériter une augmentation ?
— Il s’avère que mes frais professionnels ont considérablement enflé, ces derniers temps.
— Et à quoi devez-vous ça ?
— Aux prix du marché des pots-de-vin : la police est gourmande, vous savez, et bien informée, semble-t-il. L’un des leurs s’est glissé dans mes effectifs, et a réussi à amasser un joli tas de preuves plutôt accablant. Heureusement pour nous, il a décidé de les monnayer, plutôt que de faire son devoir.
— Laissez-moi deviner : cet embêtant racket s’est présenté il y a à peu près six mois, et vous avez dû sortir de l’ombre pour vous en occuper ?
Ça cloue une nouvelle fois le bec à Léo.
Rémi a bien bavassé, visiblement.
— Pardonnez ma curiosité, reprend alors Sol, mais il y a quelque chose que je ne comprends pas : s’il s’agit d’une menace pour le réseau, pourquoi ne pas faire remonter l’info à votre patronne, tout simplement ?
— Impossible : tout le réseau est sévèrement sectorisé en trois services principaux, qui communiquent à peine entre eux. Tout d’abord, nous avons l’Élaboration, constituée de la tête pensante de toute l’affaire, et d’une poignée d’espions, d’indics sans nom qui centralisent les infos. L’Élaboration s’occupe également de rafler les bénéfices avant de les reverser. Ensuite, nous avons la Synthèse, sans qui rien ne serait possible, puisqu’ils produisent le XL. Enfin, nous avons la Distribution, qui s’occupe de la vente et du service client. Et, si la Distribution et la Synthèse doivent bien se joindre assez souvent, ni l’une, ni l’autre n’est en contact avec l’Élaboration. J’étais donc seul avec mon problème. Comme je rechigne à tuer des flics — aussi pourris soient-ils —, et que je n’ai pas trouvé de moyen de pression pour faire levier sur lui, j’ai été contraint de payer cet honorable fonctionnaire. Et, comme je ne peux pas retenir la somme extorquée sur les bénéfices des ventes, étant donné que les paiements en ligne sont gérés par l’Élaboration, ça fait autant de bénéfices en moins dans ma poche et dans celles de mes troupes.
— Et vous n’avez vraiment aucun moyen de contacter votre Élaboratrice ?
— Si, soupire Léo. Des messages envoyés à une boîte anonyme, mais pas de numéro de téléphone, par contre.
— C’est toujours ça de pris : pourquoi, donc, ne pas avoir informé votre patronne de cet embêtant problème ?
— Et me faire évincer pour avoir laissé un flic s’infiltrer dans nos rangs et nous racketter ? raille Léo. Aucun moyen de prévoir la réaction de ma patronne, je préfère donc prendre mes précautions…
— …et ces précautions impliquent de menacer son indispensable Synthétiseur.
— Vous saisissez l’idée.
— Peut-être, mais elle ne me plaît pas.
— J’espère bien, Sol, car j’en ai une autre à vous proposer…
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