Chapitre 4 : Kasmir

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Une fois à l'intérieur du Palais, elles furent conduites dans une antichambre précédant la Salle des Loisirs, où elles s’aligneraient bientôt, statues de marbre que les invités pourraient observer suivant leur bon plaisir, avant de lancer leurs enchères. Kasmir attendait les autres filles qui finissaient de réajuster les plis de leurs jupes, la hauteur de leurs bracelets ou les boucles de leurs cheveux. Il y avait longtemps que son cœur s’était arrêté de battre et elle était maintenant emplie d'un calme serein. Tant d'efforts fournis, tant d'humiliations subies, pour arriver jusque là. À elle maintenant d'attendre le moment opportun pour passer à l'action.

Tour à tour, elles pénétrèrent dans la pièce au haut plafond. La lumière de centaines de bougies se reflétait sur les ornements en or et en cristaux des lustres et candélabres, donnant l’impression qu’une nuit constellée d’étoiles dorées s’étalait sur les murs. Kasmir pouvait sentir le marbre blanc et froid sous ses pieds nus, les bracelets à ses chevilles, aussi lourds que des chaînes. L'immense salle, à la décoration dans les tons rouge et doré, était meublée de divans ou de coussins épars. Kasmir se sentit soudain extrêmement vulnérable. Elle jeta un regard à Samsara, qui, elle, semblait se fondre parfaitement dans le décor, comme si là avait toujours été sa place. Elle se plaça à côté d’elle, dans la première rangée, comme on le lui avait indiqué lors des répétitions.

Kasmir observa discrètement les différentes personnes présentes. Beaucoup d’hommes et quelques femmes. Les hommes étaient sûrement des conseillers de l’empereur et d’autres importants membres de la cour. Les femmes devaient certainement être des épouses. La plupart en tout cas. À côté de l’empereur, à moitié allongée sur une méridienne, se trouvait la princesse Jamil. Ses épais cheveux bruns descendaient le long de ses épaules jusqu’à sa taille, recouvrant en partie l’armure de cérémonie qu’elle portait. La cuirasse ainsi que les canons d'avant-bras était fins et recouverts de magnifiques et complexes motifs en relief. Les minuscules pierres précieuses qui y étaient incrustées capturaient et refléchissait la lumière des bougies, étincellant comme des étoiles colorées dans un ciel d'or. La tunique rouge qu'elle portait sous l'armure lui arrivait mi-cuisse. De simples sendales en cuir qui lui remontaient presque jusqu'aux genoux, métant en valeur ses longues jambes.  Ses lèvres pulpeuse s’étirèrent en un sourire énigmatique quand elle remarqua que Kasmir l’observait. Cette dernière baissa aussitôt la tête.

Stafi, habillé de manière si raffinée qu’on aurait pu croire qu’il était un conseiller du roi et non un vulgaire marchand d’esclaves, avança à côté d’une petite estrade et fit signe à la première fille de monter dessus.

Kasmir se souvint de son prénom : Wila. Même dans leur groupe, il était difficile de ne pas la remarquer. Avec ses cheveux blonds, presque blancs, ses yeux bleus, elle dégageait un certain exotisme, un parfum d’ailleurs qui ne manquerait pas de plaire à une partie des acheteurs. Elle portait une robe blanche vaporeuse, mettant en valeur sa peau claire que Stafi avait pris soin de protéger en limitant le temps qu’elle passait au soleil. Une fois sur l’estrade, les enchères commencèrent. Cinq mille zeni. Huit mille. Dix mille. Adjugé à dix mille.

Kasmir avait la nausée, mais elle se força à rester impassible. Déjà, c'était au tour d'une autre. Cette fois Kasmir ne se souvenait pas de son prénom. Et les enchères reprirent. Et encore. Et encore. Et à chaque fille qu’elle voyait se diriger à nouveau vers l’antichambre – où la transaction aurait lieu – , sa détermination s'amenuisait. Elle n’arriverait pas à tenir. Elle sentait son cœur battre à toute vitesse dans sa poitrine. Ce cœur qui aurait dû être serein. Parce qu’elle savait exactement ce qui allait se passer. Car elle avait désiré que les choses se passent ainsi. Ce jour quand elle s’était faite capturer, quand elle s’était laissée capturer…

Ce fut le tour de Samsara. Mortifiée, elle regarda son amie, sa seule et unique amie durant toute ces années, se diriger vers l’estrade. Et elle fut prise d’une terrible envie de s’enfuir. Elles pouvaient encore le faire. Kasmir prendrait le bras de Samsara et elles partiraient en courant avant que personne ne puisse réagir. Elle savait que son amie la suivrait, elle lui faisait confiance. Trop confiance. Samsara faisait confiance à tout le monde.

Mais les enchères recommencèrent et Kasmir n’avait pas bougé, n’avait pas levé les yeux vers elle. Les bracelets à ses chevilles la clouaient au sol, à cette réalité. Elles ne pourraient jamais s’enfuir. Il était déjà trop tard.

L’empereur leva la main.

  • Soixante-dix mille zeni.

La pièce devint silencieuse. Une. Deux. Trois secondes. Personne ne protesta.

La somme qu’il avait proposée était incroyablement élevée, même pour une esclave de Stafi. Kasmir pouvait déjà le sentir se frotter les mains à l’idée du profit que cette soirée engendrerait.

Le tour de Kasmir arriva et elle ne bougea pas. On l’appela et elle resta pétrifiée. Elle savait qu’elle devait marcher. Faire un pas puis un autre vers cette estrade. Cette potence. Mais c’était comme si chaque fibre de son corps s'y refusait. Elle leva la tête. Ils l’observaient tous, l’air curieux, incertain. Tous sauf un. Des yeux noisette moqueurs et un sourire en coin la narguaient de l’autre côté de la pièce. Son attention avait été entièrement captée par la princesse Jamil, assise à droite de l’empereur, et elle n'avait pas remarqué, à gauche, le prince Astar. Il était assis dans un fauteuil, les jambes croisées, et il ne la quittait pas des yeux. Et dans son regard, elle lut toute la vérité de la situation : Son insubordination stupide ne lui servirait à rien. Elle ne faisait qu’empirer sa situation. Il n’en avait rien à faire. Ca le faisait rire.

Alors Kasmir s'avança. La tête haute, elle marcha vers cette maudite estrade. Elle ne le quitta pas une seconde des yeux. Oui, peut être qu’elle était insignifiante. Mais elle ferait ces pas de sa propre volonté. Même s'il s'agissait les derniers. Elle avait cédé sa liberté. Elle ne céderait pas sa fierté.

Les enchères commencèrent. Les prix se mirent à monter, mais elle n’écoutait pas. Elle continuait de fixer le prince. Elle ne serait pas la première à baisser les yeux. Elle aurait au moins cette victoire.

Il ne baissait pas les yeux non plus. Ses yeux noisette pétillaient. Les prix montaient encore. Quarante-mille zeni. Cinquante mille. Il la quitta enfin des yeux pour passer sa main dans les boucles brunes de ses cheveux. Malgré son bras qui occultait une partie de son visage, Kasmir pouvait voir son rictus s'agrandir.

Astar leva la main et déclara d'un ton ferme :

  • Quatre-vingt mille zeni.

Kasmir cilla. Tous les regards se rivèrent sur Astar. Même l’empereur le dévisagea. Puis l’attention se reporta sur elle. Des murmures se firent entendre. Toutefois, personne n’augmenta l’enchère. Quand la réalité la rattrapa, elle se rendit compte que les trois secondes étaient passées. Il l’avait achetée. Il l’avait vraiment achetée.

Le fait n’arrivait pas à s'imposer à son esprit.

On la fit descendre de l’estrade et elle se dirigea machinalement vers l’antichambre.

Derrière elle, les enchères continuèrent. Mais elle n’entendait plus rien.

Elle se répétait indéfiniment une seule phrase, comme si le simple fait de la répéter la rendrait plus crédible, plus réaliste.

J’ai été achetée par le prince Astar.

***

Pendant toute la durée de la transaction, Kasmir garda les poings serrés sur sa jupe. Puis, petit à petit, elle se força à relâcher chacun de ses doigts. Lentement.

L’attente lui avait paru interminable. Le prince l'avait suivie dans l'antichambre et était maintenant en train de finaliser son paiement. Quand il eut fini, il se tourna vers Kasmir, souriant, manifestement satisfait de son achat. Elle avait envie de le frapper. Il lui fit signe de le suivre, et elle se força à obéir. Elle n'arriverait à rien si elle s'obstinait ainsi. Elle le savait, mais le mettre en pratique était beaucoup plus difficile.

Kasmir le suivit en silence. Peu importait ce qui l'attendait au bout du chemin, elle l’affronterait la tête haute.

Ils atteignirent enfin une chambre où Astar la fit entrer.

La pièce était grande et luxueusement décorée. Les murs étaient peints d'une couleur entre le doré et le beige, rappelant le sable du désert. Sur la gauche, entouré de voiles translucides, trônait un énorme lit couvert d’oreillers laissant deviner des draps fins et doux. Voiles, oreillers et draps en différents tons de violet. De l'autre côté de la chambre se trouvait une grande table rectangulaire en pierre noire luisante, avec des gravures sobres et élégantes. Kasmir pouvait apercevoir dessus des boîtes de différentes formes et quelques pièces et figurines. Autour quatre chaises de même style.

Mais le plus impressionnant était le sol : toute sa surface était recouverte d’un tapis représentant la carte du continent et les océans qui l'entouraient. Les couleurs étaient si vives, les motifs si délicatement tissés que Kasmir avait des scrupules à marcher dessus. Cependant elle s'avança et lorsque ses pieds nus touchèrent l’étoffe précieuse à l'emplacement de la Vallée de Karval, elle eut l’impression d'être caressée par l'herbe tendre qui y poussait. Coincée entre le lit et la table, a jeune esclave ne bougea pas, attendant le prochain ordre. Elle détestait chaque seconde, détestait l’idée de son assujettissement à quelqu’un d’autre.

Le prince, qui était entré derrière elle, prit ses aises sur le lit, puis s'appuya sur ses coudes pour l’observer. Elle sentit son regard glisser lentement sur son corps et le vit sourire à nouveau.

  • Assieds-toi.

Kasmir leva la tête, confuse. S’asseoir où ? Sur le sol ? Sur une chaise ? Sur le lit ? Voyant qu’elle ne bougeait pas, il dut prendre ça comme un signe de rébellion car il déclara :

  • Je pensais que tu étais plus intelligente que ça. Tu n’as vraiment aucune raison de compliquer ta situation à ce stade.

La jeune femme se retint de lui jeter un regard noir et répondit de la manière la plus agréable possible.

  • Où… où devrais-je m’asseoir ?

Il comprit enfin le malentendu. Éclatant de rire, il répondit :

  • Prends une chaise.

Elle s'exécuta, plaçant le siège en face de lui, puis elle s’assit, les jambes collées l’une à l’autre, les mains sur les cuisses.

  • Pourquoi es-tu ici ? demanda-t-il après un long silence.

Kasmir, déstabilisée par la question, répondit prudemment.

  • Pour servir son altesse l’Empereur Malorus Taravilsha et son fils, Astar Taravilsha.
  • Oui, et c’est pour ça que tu as quasiment refusé de monter sur l’estrade, parce que tu mourrais d’envie de nous servir, mon père et moi, ironisa-t-il.
  • Je ne vois pas de quoi vous parlez.

Elle savait qu’il n’était pas dupe, à sa place elle ne l’aurait pas été non plus. Quand elle se trouvait exposée sur l'estrade, il avait compris, en croisant son regard, qu’elle aurait préféré mourir que de se trouver là. Et elle aurait pu. Mourir. Elle aurait pu trouver une façon de mettre fin à ses jours, elles avait déjà eu de nombreuses occasions. Mais elle était encore vivante, et cela en disait long.

Poussant un long soupir, il s'enfonça dans son lit.

  • Ce n’est pas grave, je ne suis pas pressé. C’est même mieux comme ça, si c’était trop facile, tu ne vaudrais pas le prix que je t'ai payée.

Le sang de Kasmir ne fit qu’un tour et elle dut se maîtriser pour ne pas se jeter sur lui et l’étrangler. Il sembla s’en rendre compte puisqu’il se redressa. Quelques secondes plus tard, on frappa à la porte.

  • Entrez !

Une esclave entra. Plus menue et un peu plus âgée que Kasmir, elle s'inclina devant le prince. Astar, la désignant d'un signe de tête, dit à Kasmir :

  • Lauréa va t’emmener à ta chambre, j’espère qu’elle sera à ton goût, Ton achat n’était pas vraiment prévu.

Kasmir l’observa un instant, indécise quant à ce qu’elle devait ressentir. Si elle devait être offensée de la pointe de sarcasme dans sa voix ou soulagée que son rôle pour la soirée s’arrête là. En silence, elle suivit Lauréa, qui la mena à travers le labyrinthe de couloirs du Palais.

A mesure qu’elle dépassait les hautes colonnes de marbre qui jalonnaient le chemin, la jeune femme commença à sentir ses épaules se relâcher. Elle avait survécu. Pour l’instant, elle était encore indemne, et on ne l’avait forcée à rien. Le soulagement était tel qu’elle sentit ses yeux s'embuer de larmes, pourtant pas une ne s'en échappa. Elle ne pleurerait pas, elle s'en était fait le serment six ans auparavant. Une seconde promesse pour accompagner la première, qu'elle avait faite à quelqu'un d'autre. 

Promets-moi que tu me vengeras. Promets-moi que justice sera faite.

Justice serait faite, Kasmir s’en assurerait. C’était ce pourquoi elle avait survécu jusqu’à maintenant. Sa seule raison de respirer, de mettre un pied devant l’autre pendant ces six longues années alors qu’elle avait tout perdu. Tout pour ce moment. Elle était entrée dans le Palais. Elle n’avait jamais été aussi près du but.

L’Empereur paierait son crime de sa vie et Kasmir serait celle qui exécuterait la sentence.


***


La fenêtre de la chambre donnait sur l'extérieur. Ce fut la première chose que Kasmir remarqua. Elles étaient grandes ouvertes, une douce brise nocturne passant à travers les rideaux blancs, et caressant la peau de la jeune femme. Celle-ci frissonna pendant un instant, puis sa frustration reprit le dessus, ou plutôt son exaspération. Elle était trop fatiguée pour être énervée, et malgré ce que cette fenêtre signifiait, Kasmir se laissa tomber sur le lit. Elle aurait tout le temps de s’emporter demain. Rapidement, le sommeil la gagna et elle s’endormit, au cœur de la forteresse ennemie.


***


Le lendemain, la jeune femme se réveilla aux premières lueurs de l’aube. Elle alla observer le levé du soleil depuis cette maudite fenêtre qui s’était remise à la narguer dès qu'elle avait reposé les yeux dessus. En fermant les paupières, Kasmir arrivait à se représenter l’expression suffisante du prince. Cette fenêtre était une tentation constante de s’échapper, mais aussi une façon de se moquer d’elle. Je sais que tu veux partir, mais je sais aussi que tu as une raison de rester. Et je trouverai ce que c’est. Voilà ce que cette fenêtre voulait dire.

La jeune femme inspira une grande bouffée d’air matinal, tandis que le soleil commençait à teinter le ciel azur et violet, comme si un pot de peinture avait été renversé sur la voûte céleste. Les couleurs se déversaient, se mélangeaient en nuances d'orange et de rose, gagnant chaque parcelle du ciel sur lequel ses yeux se posaient. Enfin, quand Kasmir ne put apercevoir qu'une étendue bleu clair infinie, elle entendit quelqu’un frapper à la porte de la chambre.

Pendant une seconde, elle se figea, se demandant ce qu’elle devait faire, si elle devait faire quelque chose. Même si elle décidait de ne pas ouvrir, Astar avait tous les droits sur elle maintenant.

La porte s’ouvrit et Lauréa entra, poussant un chariot sur lequel était disposé ce qui était probablement son petit déjeuner. Elle installa le tout sur une table dans un coin de la pièce, et Kasmir s’assit pour manger. Le repas était copieux, avec autant de salé que de sucré, et bien sûr, il y avait ces tartelettes, les zadivas, que Kasmir n’avait pas mangé depuis des années. Depuis, depuis… Non, elle refusait d’y penser maintenant. Se tournant vers l’esclave, elle demanda :

  • Quand le prince demandera-t-il mes services ?
  • Pas avant quelques jours, répondit-elle la voix égale, il est parti rendre visite à des connaissances.

Kasmir haussa le sourcil. Après ce qu’il avait dit la nuit d’avant, elle s’était attendue à se faire harceler dès le lendemain. Mais il allait être absent pendant plusieurs jours, ce qui lui laissait un certain répit. Elle allait devoir utiliser ce temps judicieusement.

  • Merci. Oh, et pas besoin de me parler de manière si formelle, je ne suis qu’une esclave aussi après tout.

Lauréa sembla surprise mais répliqua aussitôt :

  • Si tu préfères.
  • Je préfère.

Kasmir n’avait jamais cherché à se faire d’amis chez Stafi car cela lui semblait une perte de temps, et être attachée à trop de personnes serait plus un fardeau qu’autre chose une fois au Palais. Mais maintenant les choses étaient différentes. La cour d’Ashralynn était un champ de mines, et on ne pouvait jamais avoir assez d’alliés.

Lauréa hocha la tête et ajouta :

  • Tu es autorisée à te déplacer dans le Palais tant que tu restes dans une zone préalablement délimitée.
  • Est-ce que je peux entrer dans le Harem ?

Elle allait commencer par trouver sa première alliée, qui était aussi sa plus grande chance de s’approcher de Malorus. Samsara, nouveau membre du Harem de l’Empereur.

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