Chapitre 1 : Jenna
C'était un soir d'automne. Deux mois après la rentrée universitaire. Il faisait gris et un léger crachin tombait. Bien entendu, mes parents avaient veillé à ce que je sois confortablement logée, dans une de ces résidences pour étudiants friqués. Rien que du beau monde pour voisinage. Heureusement que sur les bancs de l'université, je pouvais côtoyer d'autres personnes. Enfin, c'était déstabilisant quand même. La plupart étaient issues d'une classe moyenne aisée. Ils avaient tous une façon de vivre moins stricte que la mienne. Nos références n'étaient pas les mêmes, jusque dans nos goûts artistiques. Si je faisais de la musique depuis l'âge de six ans, d'abord du piano, puis de la flûte traversière, je détonnais vraiment à côté de ceux qui écoutaient du rock ou du rap. Ces musiques-là sonnaient bizarrement à mes oreilles, plus habituées aux envolées et aux accords classiques.
Cependant, malgré nos différences, notre promotion était plutôt agréable et j'avais sympathisé avec la plupart des quarante élèves de cette classe, en majorité des filles. Au bout de deux mois, et après avoir mené plusieurs travaux de groupe, partagé aussi deux sorties obligatoires, pour former "l'esprit d'équipe", je pouvais dire que je ne regrettais pas mon choix : j'étais désormais loin de ma famille, même si j'avais dû un peu tricher pour cela...
Oui, j'avais triché. Je savais pertinemment que mes parents auraient préféré que j'étudie à Londres. L'école d'infirmières y était très réputée, mais ce n'était pas la seule : celle de Manchester l'était tout autant, de même que celle de Leeds. J'avais donc pris la décision, secrètement bien entendu, de faire en sorte de "rater" Londres et de réussir les autres concours. J'aurais pu être retenue à Londres, c'était certain. J'avais vu les notes, j'avais eu accès aux résultats complets. Et je me dis que j'avais bien fait d'insérer quelques fautes volontaires, quelques à-peu-près, quelques résultats bâclés. J'avais soigné les deux autres concours, en revanche. Il n'était pas question de rester à Londres.
Je ne pouvais pas parler d'amitié vraiment, du moins à cette date, mais je m'étais liée avec une fille originaire de Manchester-même. Elle vivait toujours chez ses parents, à l'époque. Son père était un petit fonctionnaire et sa mère travaillait comme garde d'enfants. Ils n'avaient pas de gros revenus, mais aidaient leur fille le mieux qu'ils pouvaient. Elle aussi travaillait, du moins, elle avait travaillé durant l'été et gardait encore, à l'occasion, des enfants. Elle donnait aussi un coup de main comme serveuse, le samedi soir, dans un bar du centre-ville. Bref, entre elle et moi, c'était un monde, une faille. Mais des failles, j'allais en franchir plus d'une, me retrouver au-dessus de plus d'un précipice et, finalement, mon amitié avec Ally m'apparaîtrait, avec le temps, presque "normale" ou conforme à n'importe quelle autre que j'aurais pu nouer parmi mes proches.
Quand j'y repensais, il me semblait bien que c'était Ally qui avait fait le premier pas vers moi et non l'inverse. Nous devions constituer des groupes de travail, nous nous connaissions peu. Elle était assise juste devant moi, s'était retournée, avait regardé ma voisine, une fille très silencieuse et discrète, puis m'avait fixée. Et elle m'avait dit : "Faut être quatre. On se met ensemble ?" en faisant un geste vers sa propre voisine. Et c'était ainsi que nous avions commencé à travailler toutes les deux, avant d'apprendre à mieux nous connaître et, finalement, à nous apprécier.
Je ne parlais pas d'elle à mes parents, car ils auraient trouvé très étrange que je me lie d'amitié avec une fille qui devait travailler pour payer ses études. Du moins, je n'avais pas parlé d'elle au début...
Ce samedi soir d'automne, donc, je me trouvais dans mon confortable deux pièces. J'avais une belle chambre, assez grande pour avoir pu y installer un bureau. Une salle de bain attenante et une pièce toute aussi grande, un salon et un coin cuisine. C'était meublé, avec goût et qualité. Deux grandes fenêtres rendaient les pièces lumineuses, j'avais vue sur un petit square, de l'autre côté de la rue. Le quartier était chic, agréable et tranquille. Car bien que Manchester ait été autrefois une ville ouvrière, elle avait changé et comme toute ville, elle possédait un ou plusieurs quartiers huppés. C'était donc là que je vivais, que je profitais aussi d'une certaine indépendance. C'était nouveau pour moi et il aurait été très tentant de se laisser vivre. Mais je savais que cette période ne durerait qu'un temps et je voulais gagner mon indépendance future. Et pour cela, il fallait réussir mes études, trouver du travail et pouvoir vivre par moi-même et pour moi-même.
J'étais installée dans un fauteuil, lisant pour me détendre après une bonne journée de révisions et de travail personnel. La sonnerie de l'interphone résonna, interrompant ma lecture. C'était Ally.
- Hello, Jenna ! Ca va ? Je peux monter cinq minutes ?
- Ok, je t'ouvre.
Quelques instants plus tard, elle fit son entrée. Elle s'était habillée avec des vêtements confortables, mais pas forcément très chics.
- Je vais travailler. Tu viens avec moi ?
- Pourquoi ? Tu veux que j'essuie les verres à ta place ? répondis-je en souriant.
- Nan... Ce soir, y'a un groupe du tonnerre qui joue au bar. Ils commencent à se faire un nom sur Manchester. Ca te dit ?
J'hésitais : j'avais déjà bien compris que la musique qu'Ally écoutait n'était pas du tout dans mes goûts. Mais elle insista :
- Ecoute, de temps en temps, faut sortir. Ca fait du bien de ne pas rester dans les bouquins. Je te ramènerai, ça devrait se terminer à peu près à la fin de mon propre service. Au pire, si t'aimes pas, tu pourras rentrer en bus.
- Ok...
Après tout, j'avais déjà accompagné un après-midi Ally dans ce bar où elle travaillait et c'était vrai que c'était un endroit agréable. Pas du tout un bouge, ni un tripot. L'endroit était assez grand, il y avait effectivement une petite scène et Ally m'avait dit que le patron faisait venir régulièrement des artistes. Des musiciens, des acteurs, des comiques... Le Blue Limon était un des endroits en vue de la ville. On y croisait aussi bien les habitués du quartier qu'un public allant du baba-cool attardé au jeune cadre dynamique venu se changer là les idées. C'était un mélange toujours réussi. Pas de bagarres, pas d'ivrognes. Le patron et deux serveurs veillaient. Mais d'un point de vue artistique, la gamme était vraiment très large. Il y en avait pour tous les goûts.
**
Je laissai Ally dans la ruelle, à côté du bar, pour qu'elle rejoigne l'entrée de service et je poussai la porte du bar. Il y avait déjà un peu de monde, ça se voyait d'emblée aux nombreux clients qui fumaient à l'extérieur. Beaucoup de jeunes, blousons de cuir, cheveux longs ou allure un peu punk. Je commençais à me demander à quel type de concert j'allais bien assister, mais je passai vite la porte pour éviter des regards trop appuyés. Ally m'avait embarquée sans que j'aie vraiment le temps de me changer et je portais une jupe un peu courte, un chemisier blanc dont j'allais vite remonter les manches. Elle m'avait juste permis de me recoiffer et j'avais attaché ma longue chevelure brune en une sage queue de cheval.
Heureusement que j'étais déjà venue, sinon, je me serais sans doute sentie un peu perdue. La clientèle restée à l'intérieur était à l'image de celle de l'extérieur, plus deux ou trois petits groupes plus "bourgeois bohêmes". Je traversai la salle pour rejoindre le bar et pris place sur une chaise haute alors qu'Ally faisait son apparition de l'autre côté du comptoir, en tenue de travail, jupe noire et t-shirt rouge.
- Alors, louloute, tu prends quoi ? me demanda-t-elle d'emblée.
- Un Perrier citron pour commencer.
- Ok.
Elle me lança un petit regard en coin, l'air de dire "va falloir te mettre à la bière si tu veux rester dans l'ambiance, ma cocotte". J'ignorai la remarque muette et savourai mes premières gorgées avant de regarder vers la scène, située sur ma gauche, dans un renfoncement du bar. Une batterie occupait presque tout l'espace et sur deux supports reposaient deux guitares, ou, plutôt, comme j'allais vite l'apprendre, une basse et une guitare. Un micro était aussi installé au centre. Tout semblait prêt pour permettre au groupe de jouer.
**
La première personne à rejoindre la scène fut un jeune homme aux cheveux noirs et bouclés. Sans un regard pour le public qui se regroupait rapidement, il prit place derrière la batterie. Il portait un t-shirt et des jeans noirs. Sur le t-shirt était dessinée une tête de mort ou quelque chose du même genre. Il commença à tapoter doucement sur le rebord des cymbales, comme pour faire monter la pression. Des sifflements sortirent du public, puis un nom "Snoog, Snoog", scandé alors que les pieds commençaient à taper la mesure sur le sol, épousant le rythme du batteur. D'où j'étais installée, j'avais une vue parfaite sur la scène, et même les gens, debout, ne me gênaient pas.
Puis ce furent le guitariste et le bassiste qui arrivèrent, qui prirent leurs instruments. Le bassiste se mit à jouer, rejoignant la base de la batterie. Le musicien avait abandonné les cymbales et tapait désormais sur la grosse caisse et sur les toms. Ils jouèrent ainsi, tous les deux, durant quelques mesures, avant que le guitariste ne les rejoigne. Les deux nouveaux venus avaient les cheveux longs, le bassiste les avait attachés en catogan sur sa nuque. Je mesurai qu'il était déjà très doué avec son instrument, son poignet était souple, léger sur les cordes. Le guitariste jouait un peu plus raide.
Soudain, une sorte de cri perçant fusa et le chanteur apparut sur scène. Je ne l'avais pas vu arriver, et, visiblement, les spectateurs non plus. Il y eut quelques cris un rien hystériques de filles, bien vite couverts par les paroles. J'en oubliai de siroter mon Perrier citron : en moins d'un morceau, il allait conquérir le public. Bon, certes, la plupart étaient des fans, des connaissances. Mais quand même. Il avait un charisme fou, et une voix... Il aurait pu chanter à l'opéra, j'en étais certaine. J'étais tellement estomaquée par sa prestation, par la façon dont il avait surgi sur scène, que je n'écoutai pas vraiment les paroles de cette première chanson. C'était en tout cas une chanson très rapide, les paroles sortaient comme un débit de mitraillette.
Je compris vite que les filles devant la scène, du moins la plupart, étaient là pour lui. A sa manière, il était beau. Un visage allongé, accentué par ses cheveux longs et blonds. Des yeux d'un bleu perçant, un sourire ravageur. Une barbe naissante qui lui donnait un air de voyou. Il avait aussi une aisance incroyable à se mouvoir sur la scène, même petite. Il occupait vraiment tout l'espace.
- Alors, impressionnée ?
Je tournai la tête vers Ally et je fis signe que oui. C'était mon premier concert de hard-rock et je devais bien reconnaître que c'était prenant. Je connaissais la musique classique, mais là, c'était bien autre chose. Néanmoins, les bases étaient présentes. Les accords étaient bons, les musiciens jouaient en rythme, on sentait qu'ils étaient déjà très complices.
Puis mon regard se reporta vers la scène et il ne quitta pas ou très peu, le batteur. C'était lui qui lançait chacun des morceaux, sauf un, commencé par le bassiste. La sueur perlait sur son front et je ne pus me retenir de me mordre les lèvres lorsque je le vis, entre deux morceaux, retirer son t-shirt d'un geste rapide et un rien félin. Il était bien bâti, je voyais ses muscles rouler sous sa peau à chaque coup de baguettes. Il portait un tatouage au bras droit, dont je ne pus distinguer les détails.
Si Snoog, le chanteur - le seul dont je connaissais le nom avant même d'avoir fait sa connaissance - monopolisait l'attention de tous ou presque, la mienne était toute tournée vers le batteur. Son énergie, son visage concentré, cet air de regarder en-dedans de lui pour jouer, avaient quelque chose d'envoûtant. Sans oublier cette énergie qu'il déployait à chaque note, sans pour autant taper sur son instrument comme une brute : parfois il ne faisait qu'effleurer les cymbales ou les toms et ça martelait dans mon torse. Je sentais battre mon cœur au même rythme que la musique et c'était lui qui provoquait cela.
**
La fin du concert - ils avaient joué une bonne douzaine de morceaux originaux, plus deux ou trois reprises de groupes connus -, fut presque plus marquante pour moi que le concert lui-même. Snoog rejoignit ses fans, les filles l'entourèrent. Les trois autres musiciens se sourirent, je vis nettement le bassiste et le batteur échanger quelques mots. Puis ils repartirent en coulisses alors que Snoog poursuivait son numéro de charme dans la salle. Les copains qui étaient venus, des connaissances, tout le monde y allait de ses impressions. Il y avait de la joie et de l'énergie dans la salle, le concert avait plu, c'était indéniable. Je le regardai faire un moment, puis me retournai vers le comptoir. Ally allait d'une table à l'autre, d'un groupe à l'autre. La bière coulait à flot, l'un des serveurs ne cessait de remplir des verres.
- Une pinte, patron, s'te plaît.
La voix qui résonna à mes côtés était grave et profonde. Je tournai la tête et ouvris grand les yeux : le batteur était assis à côté de moi. Il avait remis un t-shirt, pas le même que celui qu'il portait au début du concert, mais du même style. De sa manche droite dépassait son tatouage et mon regard glissa dessus.
- Curieuse, baby ?
Je relevai aussitôt mon visage, les joues en feu. Il sourit, ce qui adoucit aussitôt ses traits et son regard pourtant sombre se fit lumineux. Sans façon, il releva la manche de son t-shirt pour dévoiler l'ensemble de son tatouage. C'était un long dragon, cracheur de feu. La tête était tatouée sur l'arrondi de son épaule. Ses muscles faisaient rouler les écailles et onduler l'animal. Je n'avais encore jamais vu de vrais tatouages, de près, et cela m'impressionna aussi. L'effet en était très réussi. J'étais tellement surprise que j'en oubliai de rougir.
- Jamais rien vu, fillette ?
Il commençait à m'agacer, mais son sourire me fit comprendre qu'il blaguait. Je décidai de le prendre sur le même ton.
- Des comme ça, non. Juste des aborigènes, précisai-je.
- Déconne... répondit-il en souriant encore plus et en se penchant légèrement vers moi.
J'eus à cet instant la certitude qu'il était dangereux. Que c'était dangereux d'être à côté de ce garçon et de discuter avec lui. Mais je ne savais pas où se portait le danger. Je ne savais pas que le danger serait qu'il ferait éclater toutes mes certitudes, chaque pierre du carcan dans lequel j'avais grandi au point de faire émerger la véritable Jenna. Du moins, celle qui ne demandait qu'à éclore et à s'épanouir. Et qui ne pouvait le faire dans la matrice familiale.
- T'as jamais vu de tatouages abos, me dit-il. J'en suis sûr.
J'allais répondre quand des cris nous firent tourner la tête. Une fille plus hystérique que ses voisines se pendait au bras de Snoog. Il la regardait avec un air mi-sérieux, mi-amusé. Le batteur ne s'arrêta pas longtemps à contempler la scène, moins longtemps que moi. Et, alors que j'avais encore la tête tournée, il dit :
- Faut s'y faire. Elles ne regardent que lui. Y'en a toujours que pour le chanteur.
Je le regardai à nouveau. Il avait parlé au barman qui rigolait. Je voyais son profil se détacher nettement. Et ce fut seulement à ce moment-là que je remarquai la boucle d'oreilles qu'il portait au lobe droit. Je trouvai cela un peu bizarre, un garçon avec une boucle d'oreilles. Mais je m'abstins de toute remarque et lui répondis plutôt :
- Pas toutes. Moi, j'ai regardé le fond de la scène.
L'instant d'après, j'aurais bien voulu avoir avalé mes paroles. Ne me disait-on pas quand j'étais petite qu'il fallait tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler ? Là, c'était sorti tout seul. Il me regarda à nouveau et dit :
- Ah ouais ? Et c'était plus intéressant que le devant ?
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