Chapitre 7 : Lynn et Jenna
Lynn fit rouler ses baguettes sur les toms, il allait attaquer un de leurs morceaux fétiches, Lies, more lies ! Il se sentait sur un petit nuage, tout en étant plein d'énergie. Cela faisait un drôle de mélange, mais c'était agréable. Les premiers morceaux s'étaient bien enchaînés, le public était content. Ce pub était plus grand que le Blue Limon, c'était en fait plutôt une mini-salle de spectacle qu'un pub. Il pouvait accueillir environ 200 personnes et, de ce qu'il pouvait en voir, la salle était pleine ou quasiment.
Et normalement, Jenna était dans le public.
Et il la verrait après le concert.
Des mensonges, rien que des mensonges
Depuis que t'es tout p'tit
On te fait croire au Père Noël
On te dit que les fées sont magiques
Qu'une étoile brille pour chacun
Des mensonges, rien que des mensonges
On te dit que ton pays
C'est le pays d'la liberté
Mais t'es juste dans une prison dorée
Avec un ciel gris pour rêver
Des mensonges, rien que des mensonges
On te fait croire que tout s'achète
Qu'il suffit de prendre et de payer
Mais l'argent pousse pas dans les déchets
T'as rien sans donner
Un peu de toi, beaucoup de ton sang
Un peu de toi et de tes tripes à chaque fois
Et tu te retrouves les poches vides
Et la tête dans le sac
Des mensonges, toujours plus de mensonges
Snoog était au mieux de sa forme. Sa voix montait haut. Il gueulait la rage et la colère, c'était puissant. Lynn échangea un coup d'œil avec Stair, petit signe de tête en retour vers Ruggy. Celui-ci se lança dans un solo et ils l'accompagnèrent en se mettant en sourdine. Il aimait bien cela : quand il pouvait accompagner ainsi Stair ou plus souvent Ruggy dans un solo, les laisser s'exprimer à leur façon, avec leur ressenti du moment. Parfois, c'était un peu moyen, ça manquait d'originalité. Souvent, c'était sympa. Et de temps en temps, aussi, c'était grandiose. Il devait reconnaître, toutefois, que Stair se lançait beaucoup plus rarement que Ruggy dans un solo, ce qui était propre à son instrument, mais également à sa personnalité. Néanmoins, quand cela arrivait, c'était en général terrible. Stair maîtrisait vraiment bien son instrument, il pouvait jouer les yeux fermés. Il connaissait ses cordes par cœur et avait à peu près tout tenté pour en tirer le maximum de sons, d'accords, d'enchaînements. Il était vraiment doué. Lynn n'avait pas menti à Jenna, l'autre fois, quand ils avaient parlé de Stair : oui, ce dernier était vraiment le bassiste le plus talentueux qu'il connaissait. Et il n'avait pas dit cela par forfanterie, ou parce que Stair était son meilleur ami. Il avait dit cela parce que c'était vrai.
**
Le concert se termina et alors que le public scandait le nom de Snoog, les applaudissait et sifflait à tout rompre, Lynn renfila son t-shirt, passa rapidement une serviette sur son visage. Il était en sueur, vidé, mais content : jouer ainsi lui permettait de se sortir les tripes, d'exprimer toute son énergie. Et après, il avait le sentiment d'être plus calme, plus libre aussi. Dans sa tête, comme dans son corps. C'était une sensation extraordinaire et c'était peut-être pour elle, pour retrouver cette sensation si particulière qu'il aimait tant jouer.
Mais il avait aussi ressenti le besoin de jouer ainsi, de sortir le feu qui était en lui, car Jenna était dans la salle. Non pas qu'il voulait l'impressionner - quoique un peu quand même. Il ne savait pas exactement d'où lui venait cette énergie quand il pensait à elle - et il pensait beaucoup à elle -, mais ce concert était aussi le moyen de l'évacuer, de retrouver une certaine sérénité.
Ce pub n'offrait pas de petite pièce pouvant servir de coulisses, comme au Blue Limon, aussi Lynn quitta-t-il la scène en sautant de l'estrade et rejoignit-il ainsi le public. Snoog, comme à son habitude, leur volait la vedette à tous, mais Lynn s'en fichait : ce qui l'intéressait, c'était de retrouver Jenna. Si elle avait pu venir. Et il espérait vraiment qu'elle serait là.
Son regard balayait la salle ; sur les côtés, il y avait de petites alcôves avec des tables, comme bien souvent dans les pubs. Elles étaient toutes occupées, mais Jenna ne se trouvait dans aucune. Il passa au milieu du public, parfois l'un des spectateurs lui tapait sur l'épaule, lui serrait la main. C'était un copain, ils échangeaient quelques mots. Mais il gardait bien son idée en tête : retrouver la jeune femme qui lui faisait si forte impression. Certes, les quelques "Ouais, c'était super ce soir" ou les "Vous avez déchiré, les gars !" qu'il entendait sur son passage faisaient toujours plaisir, mais ce qu'il attendait, c'étaient les impressions de Jenna. Est-ce qu'elle aurait aimé ce deuxième concert auquel elle assistait ? Aurait-elle entendu, perçu des différences avec leur prestation du Blue Limon ? Commencerait-elle à aimer leur musique ? Leurs morceaux ? Et puis... Et puis, est-ce que son attention serait restée rivée sur le fond de la scène, sur lui, ou bien... ?
Il finit par l'apercevoir, assise au comptoir, tournant le dos au public encore agglutiné là. C'était un très long comptoir, qui s'appuyait sur tout un côté de la salle. Il y avait ce soir-là au moins 5 serveurs plus le patron. Que des hommes. Maintenant que le concert était fini, la foule se pressait pour boire et les quelques chaises devant le comptoir valaient un prix d'or. "Jenna a dû s'installer là en arrivant", pensa-t-il, "au moins, elle était sûre de pouvoir être assise, comme ça... Et d'avoir un verre rapidement." Il nota qu'elle avait pris une bière, ainsi, elle y prenait goût... Ce qui le fit légèrement sourire.
Mais son sourire s'effaça en voyant qu'elle discutait avec un gars, un inconnu total. Et que le gars la regardait avec des yeux de prédateur. Et ça, ça ne lui plaisait pas du tout. L'impression de calme qu'il avait ressentie en laissant les dernières notes planer dans l'air s'effaçait. Une sorte de bouillonnement renaissait en lui, comme un début de colère. C'était juste une forme de jalousie, mais il n'aurait pu l'identifier ainsi. Ou il aurait simplement refusé de la nommer ainsi.
Jenna et son interlocuteur ne remarquèrent pas qu'il arrivait et il se glissa derrière la jeune femme en frôlant ses reins : dès qu'il la voyait, désormais, il ressentait l'envie (ou le besoin ? Il n'aurait su faire clairement la différence) de la toucher. Son bras, sa hanche, son dos, son épaule. Il fallait qu'il la touche. Il lui fallait ce contact charnel avec elle. Tant pis s'il vidait la réserve d'eau froide de l'appartement, après.
- Salut, fillette, fit-il.
Elle se retourna vers lui, surprise par la main qui s'était posée sur ses reins, lui sourit en le reconnaissant, puis tendit son visage pour lui faire la bise. Il se fit la réflexion qu'il avait bien fait de s'essuyer un peu avant de sortir de scène, c'était quand même plus agréable.
- Salut, Lynn, répondit-elle aussitôt. Ca va ?
- Ouais et toi ? J'peux t'offrir un verre ? dit-il en se glissant entre elle et le gars.
- Merci, j'ai presque terminé le mien, je veux bien, répondit-elle.
- Patron ! Deux pintes, stp !
Le patron fit un petit signe qu'il avait entendu, mais il était occupé à servir plusieurs clients.
Lynn entendit nettement protester le gars qui discutait l'instant d'avant avec Jenna. Il se retourna et le fixa d'un regard noir, sifflant entre ses dents un "Dégage !" qui lui fit aussitôt quitter sa chaise haute. Sans façon, Lynn la rapprocha et s'y assit. Il avait lâché Jenna, mais il était maintenant près d'elle et cela lui suffisait. Personne ne viendrait l'importuner.
Et il l'aurait pour lui seul.
**
- Alors, t'en as pensé quoi ?
Lynn venait de s'installer à côté de moi. Il m'avait surprise en arrivant par-derrière alors que je tentais de mener une conversation polie et neutre avec mon voisin de comptoir. Ce dernier commençait à être un peu lourdingue, mais je demeurais patiente : le concert était terminé et je ne tarderais sans doute pas à voir Lynn apparaître. Néanmoins, je ne pensais pas qu'il serait arrivé ainsi, tel un félin, me faisant sursauter, mais instillant soudainement cette chaleur si agréable dans tout mon corps. Il faisait chaud dans la salle, après le concert. Ce n'était pourtant pas à cause de cela que, moi, j'avais chaud.
Nous commençâmes cependant à discuter tout à fait naturellement et, en attendant nos bières, il se montra déjà curieux de mes impressions. Je m'appuyai contre le comptoir, un peu négligemment, et lui souris :
- La première fois, j'étais surprise et curieuse. Là... J'ai bien aimé. J'ai reconnu plusieurs morceaux que vous aviez déjà joués au Blue Limon, et des nouveaux.
- Exact, répondit-il. On ne joue pas toujours la même chose. Ca dépend.
- Ca dépend de quoi ? demandai-je : je me sentais vraiment curieuse d'en apprendre plus sur eux.
- Et bien... commença-t-il en levant légèrement les sourcils. Ca dépend de ce qu'on a envie de jouer, de l'ambiance aussi. Ca arrive qu'on rallonge le concert parce que le public est content et en veut encore. Comme ce soir.
- Vous avez joué combien de morceaux de plus ? Par rapport à ce que vous aviez prévu au départ ?
- Deux, me précisa-t-il. Plus une reprise d'un morceau de Maiden, The Trooper. Stair voulait le tenter sur scène, il voulait se lancer ce défi. C'est un morceau difficile, surtout à la basse. On l'a fait un peu plus court que l'original.
- Pourquoi Stair voulait-il jouer ce morceau s'il est si difficile ? demandai-je un peu étonnée.
- Parce qu'il aime ce genre de défi. Il faut savoir que c'est Steve Harris, le bassiste de Maiden, qui est quasiment à l'origine de tous leurs morceaux. C'est lui qui compose et c'est un musicien du tonnerre. Il est plus que bon, il est excellent. Il fait vraiment tout avec sa basse, c'est très impressionnant. Faudrait que tu regardes des vidéos où il joue. Tu comprendrais. Et pour Stair, il est comme un dieu. Il rêve de jouer comme lui. Et plus encore, il rêve de jouer un jour avec lui.
- Oh, je comprends... Et donc, fis-je en réfléchissant un peu, jouer ce morceau, ce soir, c'était un test pour lui, voir s'il en était capable, avec le petit plus que peut donner le fait de le jouer devant un public.
- Tu as tout compris, Jenna, dit-il, un rien admiratif, en se penchant un peu vers moi.
Et je sentis alors une onde chaude se propager entre nous deux. La ressentait-il lui aussi ?
A ce moment-là, le patron fit glisser nos verres devant nous. Lynn s'écarta, leva le sien vers moi et je fis de même. Puis nous bûmes ensemble notre première gorgée.
- Tu as pu tout voir ? me demanda-t-il.
- Oui, j'étais là un peu avant le début du concert. Je me suis installée au comptoir parce que toutes les tables étaient déjà prises.
- Yep. T'étais mieux là. Et puis, tu serais pas restée seule, à une table, dit-il.
- J'étais pas seule non plus, avant que tu n'arrives, fis-je remarquer avec un rien d'insolence.
- J'ai vu ça. Une sangsue.
Je le fixai, un peu étonnée.
- Ouais, ajouta-t-il, le genre qui s'incruste et ne veut pas lâcher sa proie.
J'éclatai de rire :
- J'ai plutôt l'impression que c'est toi qui t'es incrusté et qui ne veux pas me lâcher !
Il me regarda d'un air sombre, mais avec un petit sourire au coin des lèvres. Tiens, et si j'avais vu juste, hum ? Si lui aussi... Je décidai de poursuivre en ce sens :
- Cela dit, j'étais très bien au comptoir. J'avais une belle vue.
- Sur la scène ?
- Oui. Et surtout, sur le fond de la scène, précisai-je.
Il se pencha vers moi. Je pouvais à nouveau sentir toute la chaleur qui émanait de lui et j'eus le sentiment qu'il allait m'enflammer.
- Méfie-toi, fillette. Il va t'arriver des bricoles...
Je pris un air très sérieux et croisai les bras sur ma poitrine, le dos bien droit.
- Ah oui ? Ca, c'est seulement si je suis d'accord. Et faudrait pas te croire tout permis.
Ma réplique le fit reculer. Il reprit son verre et but quelques gorgées. J'en profitai pour détailler son profil, bien dessiné, puis mon regard se porta à nouveau vers son tatouage. Les flammes que crachait le dragon me semblaient aussi brûlantes que l'impression qu'il dégageait.
Et j'avais envie de m'y brûler.
De plus en plus envie de m'y brûler.
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