Chapitre 27 : Jenna
Allongée contre Lynn, je somnolais encore. Le jour était levé depuis un bon moment, mais nous étions rentrés tard hier soir, de Leeds. Les Dark Angels avaient pu se produire dans une petite salle de concert, c'était plein à craquer, l'ambiance avait été électrique. Nous avions prolongé le concert en échangeant avec pas mal de fans et des spectateurs qui ne connaissaient pas du tout le groupe et le découvraient. Quand nous étions remontés en voiture ou dans la camionnette, j'avais bien senti que les gars étaient contents. De plus, ils avaient touché un petit cachet qui n'était pas négligeable. Ca représentait pour chacun à peu près la moitié du salaire que Lynn se faisait sur un mois, c'était presque la fortune, comparé à ce qu'ils pouvaient gagner en se produisant dans les pubs.
Depuis le début de l'année, et si on exceptait le mois de janvier qui avait été un peu creux pour eux, les Dark réussissaient à avoir de plus en plus de contrats, au point qu'ils jouaient désormais quasiment toutes les semaines. C'était le plus souvent dans des pubs ou des petites salles, mais ils avaient pu aussi et ce, depuis le concert de Liverpool, jouer dans des salles de taille moyenne et même faire la première partie d'un groupe assez connu. Cela avait été un bon tremplin pour eux et ils envisageaient les mois à venir avec optimisme. Non seulement, leur planning se remplissait bien pour le printemps, mais aussi parce qu'il y avait la perspective des dates signées pour plusieurs festivals cet été, dont plusieurs en Ecosse pour des rassemblements assez importants et drainant beaucoup de spectateurs : à Glasgow au mois de juillet et à Edimbourg début août. J'avais prévu de les accompagner.
Lynn et moi étions rentrés chez moi assez tard dans la nuit, le temps de faire la route. Nous avions pris notre douche - crapuleuse, cela va de soi -, puis étions tombés d'un sommeil de plomb jusqu'à ce que le soleil, entrant franchement dans la chambre, nous réveille. Nous n'avions pas eu envie de nous lever tout de suite et avions profité l'un de l'autre. J'étais donc encore un peu dans les brumes, entre sommeil et plaisir, quand la sonnerie de l'interphone retentit. Et Lynn n'était pas vraiment dans un autre état que moi, son grognement en fut révélateur :
- Saloperie de truc ! Y va pas, Jenna, ça doit être un représentant à la con ou un missionnaire de mes deux... Genre témoin de Jéhovah. Ils sont doués pour tirer les gens du lit à des heures impossibles.
Je jetai un regard vers mon réveil et doutai que l'heure fût si "impossible" que cela. Il était quand même midi passé. La sonnerie se fit insistante pour la deuxième fois et je dis :
- C'est peut-être Ally. En général, elle m'appelle avant, mais bon, on sait jamais.
Il grogna à nouveau quelque chose d'incompréhensible, tentant de me retenir dans le lit, mais je parvins à me glisser hors des draps. Cela le fit grogner un peu plus. J'enfilai rapidement un t-shirt et une jupe, puis me dirigeai vers la porte. La voix qui me répondit dans l'interphone me fit frissonner : c'étaient mes parents.
A peine leur avais-je déverrouillé la porte d'entrée de l'immeuble que je me ruai dans la chambre :
- Lynn ! Debout ! Enfile un truc ! Mes parents sont là !
Il se redressa d'un bond dans le lit, les yeux grands ouverts.
- Quoi ?
Mais il n'attendit pas ma réponse pour sortir du lit : il avait très bien calculé qu'il ne leur faudrait pas beaucoup de temps pour arriver jusqu'à mon étage. Il fouilla dans son petit sac, un vieux sac de sport à la limite de rendre l'âme - je m'étais promis de lui en offrir un dès que l'occasion se présenterait -, dans lequel il avait glissé quelques affaires pour passer le week-end chez moi. Ses vêtements du concert traînaient encore par terre, là où on les avait jetés en rentrant dans la nuit, voisinant avec les miens. J'attrapai le tout et jetai cela dans la panière à linge de la salle de bain, puis je filai dans le salon. Là, tout était en ordre. Rien ne traînait. Ca donnait bonne impression.
- File-toi un coup de peigne, baby, t'es un peu ébouriffée, me souffla-t-il depuis la porte de la chambre alors qu'il boutonnait ses jeans.
Je fermai les yeux un instant : il portait un t-shirt d'Iron Maiden parmi les plus effrayants que ce groupe ait pu produire. Ma mère allait en faire une attaque, c'était certain.
**
Je pris une profonde inspiration avant d'ouvrir la porte. La rencontre entre Lynn et mes parents était inévitable. Après mon départ de Londres, deux semaines plus tôt, je me demandais bien ce qu'ils allaient en penser et dire. Je ne savais pas pourquoi ils venaient à Manchester, quelles étaient leurs intentions. Nous n'avions quasiment pas eu de contacts depuis ce jour.
- Bonjour, Jenna, me dit papa en entrant le premier.
Ma mère suivit et me fit la bise. Elle avait les traits tirés et semblait préoccupée. Mais elle eut à peine fait deux pas dans le salon qu'elle ouvrit de grands yeux, porta sa main à sa gorge et manqua vaciller. Heureusement que le petit sofa n'était pas loin : elle venait de voir Lynn s'encadrer dans la porte de la chambre.
Mon père eut l'air surpris, mais se reprit vite, avec son masque de froideur. Sûr qu'il ne s'attendait pas à me trouver avec Lynn ce midi. J'eus la courte pensée que nous avions au moins l'avantage de la surprise. Mais je ne saurais dire si nous allions pouvoir le conserver longtemps ou pas.
- Bonjour, Monsieur, Madame, fit Lynn. Je vois que je fais de l'effet à ta maman, Jenna, ajouta-t-il avec un petit sourire. C'est un honneur, Madame.
- Jeune homme ! dit mon père d'une voix glaciale. Je ne vous permets pas d'être offensant ! Jenna, reprit-il d'une voix à peine plus chaleureuse, nous aurions voulu te parler, maman et moi.
- Je vous écoute, dis-je. Mais vous voulez peut-être un thé ?
J'avais proposé cela d'une voix conciliante, aussi pour permettre à ma mère de se remettre de ses émotions : je l'avais vue sortir discrètement son flacon d'huiles essentielles pour reprendre quelques couleurs. Je pris son petit hochement de tête pour une approbation et Lynn fila à la cuisine pour mettre la bouilloire en route. Nous l'entendîmes sortir des mugs, la boîte de thé et le petit pot de sucre roux. Mes parents allaient très certainement en déduire qu'il connaissait bien mon intérieur. Je pus suivre cette pensée sur le visage de mon père, malgré son air fermé.
- Bien, Jenna, reprit-il. Nous aimerions vraiment te voir seule, ma fille.
- Oui, dit maman. Nous voulons te parler sérieusement, Jenna. C'est important.
- Je vous écoute.
- Nous préférerions que... Enfin... qu'il ne soit pas là, fit maman, pour une fois plus rapide que papa à parler.
- Il, dis-je en insistant bien sur le pronom, a un nom. Il s'appelle Lynn, maman. Et je ne vois pas pourquoi il partirait parce que de toute façon, je lui raconterai tout ce que vous allez me dire.
Mes parents échangèrent un regard et ma mère fit un vague signe de la tête. Mon père baissa furtivement les yeux, comme acceptant la décision muette entre eux. Il se retourna vers moi :
- Très bien, Jenna.
Et il se lança alors dans un monologue dont il avait le secret et qu'il était très difficile d'interrompre. Le seul moyen que je connaissais et dont j'avais déjà usé, c'était de quitter la pièce. Le résultat était, qu'en général, cela le mettait dans une colère encore plus froide. Donc ce n'était pas particulièrement probant, mais c'était aussi le seul moyen que j'avais trouvé pour m'en protéger. Là, je fis face et j'attendis qu'il en ait terminé. Sauf que je n'avais pas prévu que Lynn, lui, n'attendrait pas.
- Nous sommes venus car nous pensons que tu es en danger ici et nous voudrions que tu rentres à Londres avec nous. Nous savons que tu n'as pas encore tout à fait terminé ton année, il te reste à peine quatre mois de cours, mais nous pourrions trouver un arrangement. Maman a aussi envisagé de demeurer avec toi. Il va sans dire qu'il te faudra songer à t'inscrire dans une autre école l'année prochaine, mais tu as eu de bons résultats, je crois, cela ne devrait pas poser de problèmes. Tu ne dois pas hypothéquer ton avenir, ma fille, et il est temps que tu reprennes le bon chemin. Nous ne pouvons pas tolérer que tu continues ainsi. Tu vas te retrouver sur une très mauvaise pente.
- Et je peux savoir ce qui vous fait penser et dire cela ? fis-je avec aplomb, alors que mon père marquait une courte pause : il fallait toujours en profiter pour le couper et je guettais ce moment précis.
- Je pense que te retrouver avec quelqu'un qui profite de toi, de ton argent, ce n'est pas envisageable et ça peut vraiment être dangereux.
- Sans compter les autres risques, glissa ma mère en prenant un air très inquiet. Ta santé, ses... fréquentations...
A cet instant, Lynn revint dans la pièce et se planta devant mon père. Je le connaissais assez pour savoir qu'il était en colère, mais tentait encore de se dominer. Il planta un doigt accusateur sur le torse de mon père qui le repoussa vivement :
- Ne me touchez pas, jeune homme !
- Si c'est moi que vous traitez d'profiteur, j'vais vous dire mes quatre vérités, gronda Lynn. Chuis pas un profiteur ! L'argent de Jenna, j'en ai rien à battre ! Je travaille pour gagner ma vie, et j'espère bien pouvoir la gagner aussi en faisant ce que j'aime, de la musique. C'est pas une voie facile, mais au moins, je devrai rien à personne. Et j'ai pas l'impression d'exploiter Jenna, alors que c'est plutôt moi qui suis exploité, vue la façon dont je bosse. Car moi, mon pognon, je le gagne honnêtement et pas en le piquant aux autres !
Il avait rugi sur les derniers mots. Mon père le fixait, un peu incrédule, mais reprit vite le contrôle. Du moins, le pensait-il.
- Ah oui ? Et les frais occasionnés par vos concerts, à droite et à gauche ? C'est vous qui les avez réglés, peut-être ? Ou c'est Jenna ? Et puis, de toute façon, il est hors de question que ma fille continue à perdre son temps avec une racaille droguée, une vermine comme vous !
Je n'eus pas le temps de faire le moindre geste. Lynn avait saisi mon père par les revers de sa veste et l'avait soulevé de quelques centimètres.
- Chuis resté poli, mais là, vous m'laissez pas le choix ! Chuis pas une racaille, chuis pas un drogué, quant à la vermine, on se demande où elle se trouve ici ! Vous allez dégager et vot'bonne femme aussi ! Car ses insinuations à la con, ça me fout hors de moi ! Ou alors, vous retirez tout d'suite vos propos et vous vous excusez !
Mon père commit l'erreur de faire non de la tête. Lynn le reposa à terre et le poussa violemment vers la porte de l'appartement. Je tentai de le retenir, maman s'était levée en poussant un cri aigu qui, en d'autres circonstances, m'aurait fait lever les yeux au plafond. Mon père heurta le mur, se remit droit et, époussetant sa veste, il dit :
- On s'en va, Dorothy, je n'ai pas envie que ça se termine dans la violence. Mais tu ne perds rien pour attendre, fit-il d'un air mauvais en fixant Lynn. Et toi, Jenna...
Lynn fit à nouveau deux pas vers lui, je parvins cette fois à le retenir. Mes parents sortirent alors, je refermai la porte derrière eux et m'appuyai contre elle. Je ne leur avais pas dit au revoir.
**
Le dos toujours appuyé à la porte, je cherchai à reprendre mon souffle. Mon cœur battait à tout rompre. Lynn se tenait à quelques pas de moi, il n'avait pas bougé depuis qu'il avait repoussé papa. Son visage était fermé, ses yeux pleins de colère. Son regard croisa le mien un instant, il se redressa un peu, puis se détourna sans un mot et se laissa tomber sur le sofa, à la place où ma mère était encore assise l'instant d'avant.
Il prit sa tête entre ses mains, la remuant doucement. Puis il laissa échapper :
- Excuse-moi, Jenna. Excuse-moi.
- Lynn... parvins-je à articuler.
Puis j'abandonnai la porte et fis les quelques pas qui nous séparaient. Je demeurai debout face à lui. Puis, prise par une impulsion soudaine, je glissai mes mains dans ses cheveux.
- De quoi... De quoi veux-tu que je t'excuse ?
- De m'être mis en colère, répondit-il. J'aurais pas dû. Tes parents...
- Mes parents n'avaient pas à t'insulter, dis-je d'une voix ferme. Ce n'est pas acceptable pour moi.
Il leva son visage vers moi, me fixa un moment et dit :
- Et moi, j'accepte pas qu'on t'insulte, toi. Et c'est aussi ce qu'ils ont fait.
Puis il laissa retomber sa tête contre mon ventre et je glissai mes mains jusqu'à ses épaules, pour le garder tout contre moi.
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