Chapitre 34 : Jenna
- Allo, baby, ça va ?
Cela faisait deux fois que Lynn tentait de m'appeler, mais à chaque fois que j'avais voulu décrocher, j'avais fondu en larmes et j'avais laissé le téléphone sonner. Sa voix était teintée d'inquiétude. J'avais respiré profondément trois fois avant de prendre l'appel et je pus lui répondre d'une voix à peu près assurée :
- Ca va doucement. J'ai une mauvaise nouvelle.
- Laquelle ? fit-il vivement.
- Je n'ai pas pu faire ma rentrée ce matin.
- Comment ça ?
- Je n'ai pas encore tous les éléments, mais je pense que mes parents sont intervenus et ont fait transférer mon dossier à Londres, à l'école privée de la santé.
- Quoi ?
Je pouvais parfaitement imaginer son air ahuri rien qu'au cri qu'il avait poussé et qui avait failli m'arracher l'oreille. Avant que je puisse poursuivre, il reprit :
- Ils ont fait ça ? Et tu peux pas faire rapatrier ton dossier à Manchester ? Tout était en ordre pourtant, non ?
- Oui, tout était en ordre. Même le paiement des frais de réinscription. Sauf que ce n'est pas possible que je fasse revenir mon dossier. Enfin, si, ce serait possible, mais je ferais une année pour rien.
- Comment ça ? m'interrompit-il.
- Et bien, ils sont parvenus à faire bloquer mon inscription aux examens de fin d'année : elle ne sera valable que si je reste inscrite à Londres et pas à Manchester.
Cette dernière donnée le plongea dans le silence. De mon côté, assise sur le lit, je tentais de garder mon calme et de ne pas pleurer une nouvelle fois. Rage, larmes, dégoût, tristesse faisaient un mauvais mélange qui me pesait.
- Attends, fit-il, c'est dingue... Comment... J'arrive pas à comprendre, là...
Il était totalement abasourdi.
- Ecoute, Lynn, je ne suis pas en état de te répondre et de t'expliquer les choses en détails, dis-je. Je suis vidée, en colère, dégoûtée... Je ne sais plus ce que je dois faire et où j'en suis.
- Ok, baby, dit-il d'un ton posé. Dimanche, on fait relâche. Je vais rentrer à la maison et on en discutera posément. T'as vu Ally ? Les autres ?
- Non, personne. Enfin, si, juste avant la reprise des cours. Puis quand j'ai vu que mon nom n'apparaissait dans aucune des deux classes de deuxième année, je suis allée au secrétariat. Et c'est là que j'ai eu les explications... Je suis rentrée à l'appart' depuis. J'ai juste envoyé un message à Ally, je lui ai dit que je la rappellerai, mais là, je n'ai pas le courage.
- Ok, ok, soupira-t-il.
- Et vous ? Ca donne quoi ? demandai-je pour changer de sujet, sans compter que j'étais curieuse de savoir comment ils avançaient.
- On a terminé l'enregistrement de Lies aujourd'hui. L'ingé-son travaille encore un peu dessus, ça nous déjà plaît bien. Il bosse bien, ce mec. Un vrai pro. On avance bien, Gordon est content.
- Et vous aussi ?
- Oui. On a déjà trois chansons en boîte, mais Lies, c'était vraiment le grand test. Celle qui va donner toute sa couleur à l'album et qu'on a choisie comme titre phare et titre de l'album.
Je hochai la tête : cette chanson, c'était déjà un de leurs titres qui rencontrait le plus de succès sur scène, j'avais pu le constater à chaque prestation.
- Et Redemption ? fis-je d'une petite voix.
- On l'enregistrera sans doute en dernier. Ce sera la dernière chanson de l'album, on est tous les quatre d'accord là-dessus. On veut que l'album se termine avec elle. Comme si on n'avait rien d'autre à dire, à ajouter. Que tout était là. C'est un beau cadeau que les gars me font, qu'ils nous font, ajouta-t-il en insistant sur le "nous".
- Oui, dis-je et je sentis les larmes me monter aux yeux.
Si, d'un côté, mes parents me tiraient dans le dos, indirectement, ce choix pour Redemption, ce choix du groupe - et pas le choix de Lynn, j'en avais bien conscience - était un vrai encouragement. Peut-être la petite preuve de soutien dont j'avais besoin ce soir, la petite marque de réconfort, alors que Lynn était à Londres et que je ne pouvais pas me blottir dans ses bras.
- Baby, reprit-il alors que je gardais le silence, je serai là dimanche. Je ne sais pas à quelle heure on terminera samedi, ça dépendra vraiment comment on avance. On ne peut pas s'arrêter à une heure précise. Je prendrai la route ensuite, ou je dormirai quelques heures selon. Et je reviendrai que lundi matin à Londres. On discutera de tout cela. En attendant, tu m'appelles quand t'as besoin, je réponds si je peux. Tu t'inquiètes pas si je te réponds pas ou si je te rappelle pas de suite, ok ?
- Oui, bien sûr. Je sais bien que si vous êtes en plein enregistrement, ce n'est pas possible. Je ne suis pas idiote.
- J'ai jamais dit que tu l'étais, bien au contraire, répliqua-t-il. Et t'essayes de voir Ally, Nora et les autres rigolotes. Mais t'appelle pas tes parents. Leur donne pas cette joie-là.
- Je n'ai pas l'intention de le faire ce soir en tout cas. Un autre jour, je ne sais pas.
- Le fais pas tant qu'on n'a pas discuté tous les deux, ok ?
- Ok.
- Promis ?
- Oui, promis, soupirai-je.
Quand il insistait ainsi, Lynn pouvait être un peu pénible. Mais après coup, je comprenais sa réaction.
**
Le mardi, je restai plus ou moins prostrée. Je ne savais pas par quel bout prendre les choses et le dimanche, avec le retour de Lynn, me paraissait bien loin. J'avais promis de ne pas appeler mes parents et je m'étais convaincue que c'était la bonne chose à faire. Je ne savais pas de toute façon ce que je leur aurais dit, ni de quelle manière j'aurais pu leur parler. Peut-être que la colère m'aurait fait hurler de rage, peut-être que la tristesse m'aurait fait fondre en larmes.
Le mardi soir, j'avais envoyé un message à Ally et nous avions convenu de nous retrouver toutes les trois avec Nora le lendemain, dans un pub : c'était le seul jour de la semaine où elles terminaient un peu plus tôt. Puis j'avais eu Lynn au téléphone, assez tard, à son retour à l'hôtel. J'espérais que ce que je lui avais appris n'allait pas le perturber pour l'enregistrement de l'album. Ils avaient trois semaines pour l'enregistrement proprement dit et une semaine durant laquelle l'ingénieur du son travaillerait encore un peu les réglages, les effets, avec eux. Puis l'album serait envoyé à la production et sortirait fin octobre. Une tournée s'enchaînerait sur quatre mois environ, dans tout le Royaume-Uni et en Irlande. La professionnalisation du groupe était en route et c'était réjouissant. La condition maintenant était que le public suive.
Je retrouvai donc les filles au pub. Elles étaient déjà là quand j'y entrai et je sentis un grand poids en moins sur ma poitrine. Je les rejoignis bien vite, à la table où elles s'étaient installées. Elles me firent aussitôt la bise et les premières questions fusèrent. Je leur dis tout ce qui s'était passé, ce que mes parents avaient organisé. Elles en restèrent totalement abasourdies :
- C'est quand même dingue ! fit Nora. Je n'en reviens pas... Qu'est-ce qui leur a pris, quand même ?
- Il leur a pris que Lynn ne leur convient pas, c'est tout, résuma Ally. Ils ont fait très fort, j'en conviens. Te priver de tes cours, de tes études et donc d'un potentiel métier...
- Ils espèrent que je vais revenir à Londres, bien au chaud dans le giron familial, fis-je en haussant les épaules.
- Et que comptes-tu faire ?
- Je ne sais pas trop encore, soupirai-je. Lynn va revenir ce week-end, enfin, juste dimanche car ils enregistrent sur six jours d'affilée. On en discutera tous les deux.
- Tu vas céder à la pression ?
- Je n'en ai pas l'intention. Mais en même temps, je ne sais pas ce que je vais faire. Depuis trois mois que mon père m'a coupé les vivres, je vivais grâce à l'argent de Lynn et à ce qui restait sur mon compte. Mais là... Lui ne travaille plus et le disque n'est pas encore sorti. Et d'ailleurs, on ne sait pas s'il va se vendre, ni surtout, s'il se vendra vite. Donc les retombées vont attendre.
- Mais la maison de disque... commença Nora.
- Certes, ils ont une avance de frais, la maison de disque se remboursera sur les ventes et sur la tournée. Donc avant qu'ils se dégagent chacun un salaire, faut qu'ils donnent de leur personne, tu vois ?
- Oui, je comprends, répondit-elle. Et toi là-dedans, t'es pas prévue...
- Exactement, soupirai-je. Tu as bien compris. Je crois que je vais chercher du travail.
- Je peux me rencarder pour te trouver des gamins à garder, fit Ally. Y'a des gens qui cherchent pour récupérer leurs enfants à la sortie de l'école et leur faire faire leurs devoirs le soir. C'est pas cher payé, mais bon... C'est toujours mieux que rien.
- Merci, Ally, soupirai-je.
Puis je portai mon verre à mes lèvres pour ne pas pleurer.
**
- C'est moi, baby.
J'ouvris un œil. Il faisait nuit noire. Lynn se glissa à mes côtés dans le lit, m'entourant aussitôt de ses bras. Je me calai bien contre lui et me rendormis aussitôt. Mais sur le petit matin, en me réveillant, je pris conscience qu'il avait conduit en pleine nuit et pris des risques pour revenir à Manchester le plus tôt possible. Je n'avais pas besoin de cette tension supplémentaire alors que j'étais déjà à cran depuis le début de la semaine et que mon humeur oscillait dangereusement.
Il se réveilla en sentant que je bougeais, referma un peu plus son étreinte autour de moi. Puis ses mains se glissèrent sous le t-shirt que je portais pour la nuit (un qu'il avait porté et même le dessin assez hideux ne m'avait pas effrayée), cherchant ma poitrine. Je refermai les yeux, savourant sa présence. Il m'avait tant manqué cette semaine ! Et pas seulement parce que j'avais dû faire face à la traîtrise de mes parents. C'était tout lui qui m'avait manqué.
Je me retournai lentement, ses lèvres trouvèrent les miennes sans les chercher et il m'embrassa longuement. La chaleur monta dans tout mon corps et je le serrai fort contre moi en retour. J'avais besoin de le retrouver, avant toute chose. Son vieux t-shirt ne fut bientôt plus qu'une boule roulée au pied du lit ; quant à moi, j'oubliai tout. Tout ce qui n'était pas lui. Une envie primaire et sauvage était née dans mon ventre et lui seul pourrait me permettre de trouver l'apaisement.
Quand je repris un peu conscience, que je retrouvai son regard planté dans le mien, son mince sourire au bord des lèvres, je fondis en larmes. Je n'étais plus capable de contrôler mes émotions et il le comprit sans rien dire. Il me fit basculer sur lui, appuya ma tête contre son torse et se mit à caresser et à lisser doucement mes cheveux, démêlant les mèches une à une. Cela parvint à me calmer et je cessai de pleurer. Je finis par me lever en disant :
- Je vais préparer le petit déjeuner.
Il me laissa faire, puis sortit du lit seulement quand je ramenai nos deux tasses de thé et un paquet de biscottes. Nous nous assîmes au pied du lit. Le thé me fit du bien. Mais le bras de Lynn passé par-dessus mes épaules encore plus.
- T'as vu les filles, alors ? me demanda-t-il.
- Oui, mercredi. Et hier soir aussi. Ally m'a entraînée au Blue Limon. Ca m'a fait du bien de voir du monde. Mais ça me fait encore plus de bien de te voir, toi.
Il sourit doucement. Je poursuivis :
- Ally m'a filé des contacts. Des gens qui cherchent une étudiante pour garder leurs enfants le soir, à la sortie de l'école. Ce ne sera pas cher payé, mais bon, ça m'occupera l'esprit et de toute façon, il faut que je travaille. J'ai contacté aussi les cliniques et les hôpitaux, car avec ma première année de validée, je peux prétendre à un poste d'aide-soignante. L'un m'a répondu qu'ils auraient peut-être besoin de moi prochainement. Ce ne seront que des contrats courts, pour des remplacements. Parfois quelques jours par-ci, par-là. Ce sera mieux que rien.
- C'est vrai, fit-il. Et ça te permettra d'exercer dans ton domaine. C'est sympa de la part d'Ally pour les gamins.
- Elle ne pouvait pas accepter ce contrat, alors elle a pensé à moi. Je rencontre les gens demain soir. Et si ça colle, je commencerai dès mardi. Elle m'a dit aussi qu'elle pourrait parler de moi au patron du Blue Limon. Pas pour bosser en soirée, mais dans la journée et surtout le midi. Parfois, il a besoin d'un renfort. Mais là aussi, ça se décide au coup par coup.
- Mouais, fit-il soudain plus dubitatif. Le pub, baby, c'est quand même pas top. Les mecs vont tous te reluquer... Ce sont des lourdingues, tu sais.
- Tu fais ton jaloux ?
- Wha... A distance, oui. Faut pas que tu acceptes n'importe quoi non plus. Dès que le disque va commencer à se vendre, ça ira mieux. Et quand on partira en tournée, tu pourras venir avec nous.
- Tire pas trop de plans sur la comète, Lynn, fis-je en redressant la tête pour le regarder. Tu sais très bien que vous n'allez pas rouler sur l'or au début, même si le disque se vend bien. La maison de disques se servira d'abord, Gordon aussi... C'est dans la logique. Au début, vous allez jouer pour la gloire. Non, le plus sérieux, c'est vraiment que j'arrive à travailler et à subvenir au moins à mes propres besoins et t'aider à payer le loyer ici.
Il ne dit rien. Je savais que c'était dur pour lui au quotidien. Et que son espoir était vraiment entièrement tourné vers le premier album et la tournée.
**
Après notre petit déjeuner et une douche prise ensemble, pour le plaisir de nous retrouver à nouveau tous les deux, Lynn m'emmena en balade. Il ne faisait pas beau, j'utilisais très peu la voiture au quotidien pour ne pas avoir à payer trop souvent du carburant, mais il était impossible de sortir avec la moto. Nous allâmes donc sur la côte, vers le Pays de Galles. Cela nous fit du bien. Nous prîmes un repas léger dans un pub, puis rentrâmes à l'appartement. Une seule journée, c'était court. Si je ne parvenais pas à trouver du travail, je me laisserais peut-être tenter par le rejoindre à Londres, mais ce seraient des frais supplémentaires sans aucune rentrée financière. Nous étions vraiment sur la corde raide.
Au cours de notre balade, il me parla d'une idée qu'il avait eue, en réfléchissant à notre situation, au fil des jours. Je fus très touchée de ce qu'il me dit alors :
- Baby, tu es donc certaine que tu ne pourras pas passer tes examens à la fin de l'année ?
- Oui, certaine, répondis-je. Je suis repassée au secrétariat, jeudi. Je voulais revoir Madame Spencer et j'ai pu aussi rencontrer le directeur de l'école. Il était profondément désolé de ce qui est survenu. Il m'a encouragée à partir à Londres, pour que je ne gâche pas mon année, mais je ne veux pas le faire. Je ne veux pas donner cette satisfaction à mes parents. Sans compter qu'une fois là-bas, je ne pourrais plus être avec toi. Mais ça, je ne lui ai pas dit.
- Tu penses que l'année prochaine, ce sera faisable ?
- Oui, sans doute. Je n'ai pas réfléchi à cela. Pourquoi me demandes-tu ça ? fis-je un peu étonnée.
- Et bien, si tu obtiens la garantie que tu pourras mener normalement ton année et passer tes examens, tu pourras te réinscrire.
- Il faudra que je mette un peu de côté, oui, pour les frais, fis-je. Mais sinon, ce serait envisageable, c'est vrai.
- Je te paierai ton inscription, dit-il en s'arrêtant de marcher et en se mettant face à moi, ses mains posées sur mes épaules, sa tête légèrement penchée vers moi pour me fixer dans les yeux.
- Mais... Lynn ? Avec quel argent ? fis-je, interloquée.
- Avec celui de la vente du disque. Il faut y croire, Jenna. Sinon, autant tout arrêter. Le disque, la tournée et finir à l'usine.
Doucement, je portai mes mains sur les siennes, nouant nos doigts. Puis je l'embrassai.
- On rentre ? murmurai-je contre ses lèvres.
Il hocha simplement la tête. Je ne savais que dire de sa proposition. Si ce n'était que c'était un geste d'une générosité incroyable.
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