Je fus réveillée par la sonnerie stridente du téléphone de l'hôtel. Lynn grogna, se tourna, m'écrasa à moitié. Le téléphone sonnait toujours et il avait beau vitupérer contre cet engin de malheur, il n'allait pas s'arrêter s'il ne décrochait pas. Il finit par allumer la lumière, j'en fus toute éblouie et tentai de retrouver mes esprits. Dur de se faire réveiller ainsi quand on est en plein sommeil. Et un sommeil bien réparateur après une séance au lit dont je vous passe les détails. Le concert était géant, mais après, nous aussi, nous avions été géants. J'en sourirais presque.

Sauf que la tête que faisait Lynn ne me donnait pas du tout envie de sourire.

- Quoi ? Putain, Snoog, qu'est-ce que tu racontes ?

- ...

- Non... Non, c'est pas possible !

Il avait hurlé. Son visage était devenu blanc.

- Putain le con ! J'arrive !

Et il raccrocha, sortit du lit comme un diable sortant d'une boîte et tourna un moment en rond pour retrouver ses affaires.

- Qu'est-ce qui se passe ? Lynn, qu'est-ce qui se passe ?

J'étais maintenant bien réveillée et très inquiète.

- Ruggy s'est foutu en l'air en moto. Il est à l'hôpital. Snoog et Stair m'attendent en bas. On y va.

- Je viens avec vous, dis-je en sortant du lit à mon tour et en retrouvant mes affaires bien plus vite que lui n'avait retrouvé les siennes.

Nous attrapâmes nos blousons, les clés de ma voiture et nous gagnâmes le rez-de-chaussée. Snoog et Stair avaient la même mine sombre, le regard brûlant. Je soupçonnai Stair d'avoir pleuré, mais il ne le montrait plus.

- Quel hôpital ? demandai-je. Je vous conduis.

- Chelsea Hospital, fit Snoog.

- Ok, répondis-je.

Nous nous dirigions déjà vers le parking. A cette heure, heureusement, la circulation était assez fluide et nous étions du bon côté de la ville. Nous y fûmes en une vingtaine de minutes. Je déposai les garçons devant l'entrée et allai me garer plus loin. Lynn resta avec moi. Nous les rejoignîmes dans le hall d'attente. Environ un quart d'heure après notre arrivée, un médecin vint nous trouver pour nous donner les premières nouvelles :

- Accident avec la moto. Il roulait très vite, sous la pluie, d'après ce que les collègues arrivés sur place ont pu me donner comme premiers éléments.

- Il est... ? réussit à articuler Snoog.

- Encore en vie, soupira le médecin. Mais dans le coma. Et je crains que s'il en sort... ce ne sera pas beau à voir. La colonne vertébrale est touchée.

- Bon Dieu ! s'exclama Stair avant de se laisser retomber sur sa chaise et de se prendre la tête entre les mains.

Lynn ne disait rien, mais me broyait la main. Il ne perdait pas un mot, un regard du médecin.

- Je dois retourner auprès de lui. Nous allons l'opérer. Pouvez-vous prévenir ses proches ?

- Oui, dit Lynn dans un souffle.

- Merci. Je vous donnerai des nouvelles dès que possible.

Nous nous rassîmes, tous tellement choqués. Incapables de parler, de penser. Des images se bousculaient dans ma tête : Ruggy hier soir, avec Maggie. Ruggy sur scène, pour ce solo d'enfer sur Dark City, qui avait entraîné tout le public dans une transe du tonnerre. Non, ce n'était pas possible. J'allais me réveiller. J'étais en plein cauchemar. J'allais me réveiller et Lynn serait à côté de moi, dans le lit. Il me rassurerait et je me rendormirais. Tout irait bien.

Je tournai la tête vers Lynn. Et je vis que ce n'était pas un cauchemar : c'était la réalité. Leur ami, leur guitariste, venait de se planter sur la route. En moto. Sous la pluie. A pleine vitesse. Que foutait-il sur la route, en pleine nuit ? Sous la pluie ? Bordel ! Qu'est-ce qu'il foutait sur la route !!!

C'était comme toutes ces histoires sordides qu'on lisait sur les groupes de rock : le chanteur d'AC/DC qui meurt, étouffé, après une grosse beuverie. Brian Jones, noyé dans sa piscine. Ian Curtis et Kurt Cobain qui se suicident. Sans compter ceux partis trop tôt, de maladie, comme Freddie Mercury ou Joe Strummer. Le rock était plein de ces légendes-là. Et Ruggy allait y figurer à son tour.

Après le choc, c'étaient les questions. Sans réponses. Seul Ruggy avait la réponse. Et peut-être ne pourrait-il jamais nous la donner.

**

- Faut qu'on appelle sa mère, dit soudain Stair, nous sortant de notre abattement. Et Maggie.

- Elle est où, c'te greluche ? fit Snoog. Elle était pas avec lui, hier soir ?

- Si, dit Stair. Je les ai entendus s'engueuler dans le couloir. Elle est partie en claquant la porte. Je sais pas où elle est.

- Je l'appelle, dit Lynn en se levant et en se dirigeant vers la sortie du bâtiment pour passer le coup de fil à l'extérieur.

- Je m'occupe de sa mère, dit Snoog.

A cet instant, j'eus beaucoup d'admiration pour lui. Il était le chanteur, celui qu'on désignait aisément comme le leader du groupe. Un rôle qui ne lui convenait pas forcément, mais qu'il endossait quand il le fallait. Et ce moment était un des moments où il le fallait. Il suivit Lynn et je fixai leurs silhouettes à travers la paroi vitrée.

Puis mon attention se reporta sur Stair. Il me fixait lui aussi. Quand nos regards se croisèrent, il secoua la tête, puis la tourna vers l'autre bout du couloir, là où le médecin avait disparu.

- C'était une de mes craintes, fit-il d'une voix atone. Ruggy était... est... si impulsif. J'aurais dû...

Puis il laissa retomber sa tête, la prit entre ses mains. Je me penchai vers lui, posai ma main sur son épaule. Il se laissa aller contre moi, à pleurer comme un gamin. Je lui tapotai l'épaule doucement. Jamais Stair ne s'était permis ce genre de geste avec moi, c'était quelqu'un de solide et d'assez pudique. Mais qui pouvait craquer aussi.

- Pourquoi je suis pas sorti, bon Dieu, pourquoi je suis pas sorti quand je les ai entendus s'engueuler...

- Ca n'aurait rien changé, Stair, ça n'aurait peut-être rien changé, tu sais, dis-je pour tenter d'atténuer la culpabilité qui le mordait de plein fouet.

- J'étais crevé. On a tout donné ce soir. Tout ce qui nous restait comme énergie. Enfin, y'en avait p'têt qu'en avait encore un peu, fit-il en me regardant avec un pauvre sourire.

Puis il soupira et reprit :

- Moi, j'avais qu'une envie : dormir. Pour au moins vingt-quatre heures.

A cet instant, Lynn revint du dehors et reprit sa place à mes côtés.

- J'ai réussi à joindre Maggie. Elle arrive.

- Elle était où ? demanda Stair.

- Chais pas. Elle m'a pas dit. Elle se démerde avec un taxi.

- Ca sent le truc pourri, Lynn, si tu veux mon avis.

- Ouais, je crois.

- Et la mère de Ruggy ? demanda-t-il encore.

- Snoog a pu la joindre. Elle va prendre le train demain matin. Là, il est avec Gordon. Il paraît que la police l'a prévenu et il est en route. Il ne va pas tarder à arriver. Les flics vont vouloir nous interroger, comme témoins.

- Ouais, sûr, soupira Stair. En même temps, on n'a pas été témoins de grand-chose.

- De rien, tu veux dire, fit Lynn. Et c'est pas la dispute que t'as entendue qui y changera quelque chose. Je pense qu'ils vont plutôt vouloir savoir s'il avait bu ou était camé.

- Ouais...

**

Quand Maggie arriva, il fallut vite que Lynn et Snoog l'emmènent au-dehors : elle était complètement hystérique. Elle criait, pleurait. Elle avait tapé des poings sur le torse de Lynn alors qu'il tentait de la calmer. Puis elle avait fini par s'effondrer sur une des chaises en pleurant et en refusant de dire le moindre mot, de boire ne serait-ce qu'un thé ou un café chaud. Lynn s'était rassis à mes côtés, m'avait prise contre lui et je m'étais blottie le plus possible entre ses bras. Mais comme ce n'était pas très confortable, j'avais fini par m'asseoir carrément sur ses genoux : il avait besoin de ma présence, c'était ce que je ressentais de plus fort en ces heures lentes et douloureuses.

Les policiers vinrent vers 5h du matin pour nous interroger. Maggie sortit un peu de sa léthargie, mais ce fut pour livrer une version tellement brouillonne de ce qui s'était passé la veille entre elle et Ruggy que personne n'y comprit rien, même en y mettant beaucoup de bonne volonté. Une infirmière passa à ce moment-là pour nous informer que l'opération se poursuivait et se déroulait au mieux. Le médecin allait tenter l'impossible pour sauver et réparer quelques nerfs, après s'être occupé de son cerveau : Ruggy avait aussi subi un traumatisme crânien très violent. Mes notions de médecine me suffisaient pour imaginer ce qu'il allait advenir, s'il survivait : il serait handicapé à vie, physiquement et mentalement. Pour le dire crûment, ce serait un légume. Mais je ne pouvais pas me permettre de le dire aux autres et encore moins en présence de Maggie.

La mère de Ruggy arriva en début de matinée : elle avait pris le premier train depuis Manchester. Son visage était défait, elle était très pâle, mais elle me parut aussi très forte. Stair le premier, puis les deux autres la prirent dans leurs bras un moment, en silence. Maggie leva à peine les yeux vers elle. A mon tour, je la saluai gentiment. Puis nous lui donnâmes toutes les nouvelles qui étaient en notre possession.

Un jour gris et humide s'était levé sur Londres. La brume montait de la ville, du fleuve. Je n'étais pas certaine que nous verrions un rayon de soleil dans les heures qui suivraient. Aucun de nous n'avait faim, j'acceptai quand même un thé lorsque Snoog proposa d'aller en chercher au distributeur. Je restais nichée contre l'épaule de Lynn, ses bras m'entouraient et me serraient parfois fort contre lui, selon les émotions ou les pensées qui l'envahissaient. Je l'entourais moi aussi de mes bras, cherchant à le réconforter et à le soutenir le mieux que je le pouvais. Maggie était assise à la droite de Lynn, mais je lui tournais le dos. De temps à autre, mon regard se posait sur la maman de Ruggy, assise entre Stair et Snoog.

Je me sentais admirative de cette femme que j'avais eu l'occasion de voir de temps à autre. Ruggy était son seul fils et elle allait le perdre. Du moins, elle allait perdre le fils vivant, un peu bordélique, mais courageux qu'elle avait. Ruggy faisait partie de ces personnes dont j'avais un peu de mal à suivre les raisonnements, à comprendre les comportements. Mais ce n'était pas propre au monde du hard-rock ou de la musique en général, ni même du domaine artistique. Des gens comme lui, on en trouvait dans tous les milieux. Simplement, le milieu en question faisait bien souvent qu'on les remarquait plus ou moins. Et dans le monde du hard-rock, on les repérait tout de suite. J'en avais déjà fait l'expérience et pas uniquement parmi les musiciens ou les techniciens : dans le public aussi.

En fin de matinée, le médecin revint nous donner quelques nouvelles : l'opération s'était bien déroulée, mais maintenant, il fallait attendre. Et espérer. Ruggy était toujours dans le coma, il doutait qu'il se réveillerait de lui-même, du moins au cours des prochaines heures. Sa maman fut autorisée à le voir, et elle demanda à ce que l'un d'entre nous l'accompagne. Ce fut Snoog qui le fît. Quand ils revinrent, ils avaient tous les deux les traits marqués. Mais nous n'étions plus que trois pour les voir : Maggie était repartie, sans nous dire le moindre mot. Aucun des deux garçons ne l'avait retenue. Quand je l'avais suivie du regard, que j'avais vu sa silhouette un peu vacillante sur ses talons aiguilles disparaître entre les fines gouttes de crachin, je m'étais demandé si c'était la dernière fois que je la voyais ou pas. Puis je l'avais chassée de mes pensées.

**

Snoog, Lynn et moi-même regagnâmes l'hôtel en milieu de journée. Stair demeura à l'hôpital avec la maman de Ruggy. Elle avait prévenu le père de celui-ci, mais doutait qu'il viendrait : il était déjà à moitié ivre.

Lorsque nous entrâmes dans notre chambre, Lynn et moi, je me sentis perdre l'équilibre. Il me rattrapa et me garda un moment contre lui. J'étais épuisée, vidée. Je finis par m'écarter et par m'écrouler sur le lit, retirant un peu maladroitement mes vêtements. Puis je me blottis sous les draps. Lynn m'y rejoignit peu après : il avait passé un appel à Gordon pour lui donner les derniers éléments à notre connaissance. Celui-ci avait fait un deuxième passage dans la matinée à l'hôpital et y retournerait en fin d'après-midi. Il conseillait aux garçons de rester à l'hôtel et de se reposer, tout en promettant de les appeler s'il avait des nouvelles : il allait prendre le relais.

Je ne pourrais dire combien de temps je dormis, mais je me réveillai en hurlant alors qu'il faisait nuit noire. Je venais de rêver que Lynn s'était tué en moto. Il fut réveillé par mon cri et me serra tendrement contre lui, me murmurant des mots doux dont je ne comprenais pas le sens. Mais sa voix et sa présence m'apaisèrent.

J'étais là, en train de pleurer contre son torse, les poings serrés, ma joue collée contre son cœur dont le battement régulier finirait par me calmer lui aussi. Je hoquetais, frissonnais. Je parvins à articuler et à raconter mon cauchemar. Mais je me souvins très bien être parvenue à lui dire, très nettement, entre deux sanglots :

- Tu reprends plus la moto. Jamais.