Chapitre 44 : Jenna
Je fis une partie du trajet retour à pied, car j'avais besoin de réfléchir à la façon dont j'allais aborder le problème avec les garçons. Pour aider Madame Ferew, il n'y avait pas cinquante solutions, juste une seule : relancer le groupe. Et pour cela, il fallait d'abord qu'ils retournent tous les trois à la salle de répétition. De ce que j'en savais, à l'heure actuelle, seul Lynn s'y rendait régulièrement. Stair devait pincer ses cordes chez lui et Snoog n'avait rien écrit depuis qu'il avait jeté ces mots après avoir revu Ruggy sur son lit d'hôpital. Il avait écrit une autre chanson, au cours de la tournée, et avait eu l'occasion de me montrer le texte que je trouvais très beau et très différent de ce que lui ou Lynn écrivaient habituellement. Cette chanson me paraissait prometteuse, or, pour l'heure, il n'en était plus question.
Du moins, il n'en était plus question jusqu'à la visite que je venais de rendre à Madame Ferew.
Je repensai à ce qu'elle m'avait dit, qu'il suffirait que je parvienne à convaincre un des garçons pour qu'il entraîne les deux autres avec lui. Je pouvais compter sur Gordon aussi, ce dernier ayant tout intérêt à ce que le groupe reparte. Il allait manquer un guitariste, voire deux. Mais ce serait à lui de s'occuper de ce problème. Le mien, c'étaient les garçons.
Stair serait sans doute celui avec lequel ce serait le plus aisé de parler, celui qui, malgré son chagrin, resterait calme et m'écouterait jusqu'au bout, que je parviendrais peut-être à convaincre. Mais parviendrait-il à convaincre les deux autres, cela j'en doutais un peu. Snoog risquait de péter les plombs dès que je ferais mention de Ruggy ou alors, de rester totalement amorphe. Tout l'un ou tout l'autre, mais rien qui ferait émerger la plus petite ébauche de solution.
Restait Lynn. Avec lui non plus, ce ne serait pas facile. Mais je possédais des atouts : je pourrais aborder la question à un moment que je jugerais favorable, par exemple, si je le sentais assez détendu après une séance au local. Nous étions suffisamment ensemble dans la journée pour trouver le moment adéquat et ce, assez rapidement. Ensuite, je pourrais remettre les choses sur le tapis si nécessaire. Et, enfin, une fois que j'aurais convaincu Lynn, j'étais quasiment certaine qu'il saurait relancer les deux autres. Même si ça prendrait du temps, forcément. A partir du moment où Lynn serait décidé et convaincu, Gordon et moi pourrions l'épauler pour convaincre les deux autres. Nous serions alors à trois contre deux, si je pouvais dire les choses ainsi, et le ratio serait en notre faveur.
**
Ce fut quelques jours après avoir rendu visite à Madame Ferew que je sentis le moment propice pour parler d'elle avec Lynn. Il avait passé tout un après-midi au local de répétition, puis avait fait un tour en moto. En rentrant à l'appartement, il fila sous la douche et quand il me rejoignit dans la salle, son visage était détendu. Il prit place dans le canapé à mes côtés et je lui proposai une bière :
- Ok, baby, merci. C'est vrai qu'j'ai un peu soif.
- T'as roulé et t'as tapé comme un malade sur tes toms.
- Ouais, surtout sur la grosse caisse. J'ai refait toutes les chansons de l'album, plus Dark City.
- Bien ! fis-je admiratrice.
- Faudrait que Stair se bouge et revienne un peu jouer avec moi... fit-il remarquer.
- Ce serait une bonne idée, dis-je en lui tendant sa bière avant de me rasseoir à ses côtés. Tu penses réussir à le motiver ?
- Pff... J'essaye, baby, j'essaye. Mais Stair, en c'moment, c't'un mur. Et j'trouve pas la faille...
Je le laissai déguster deux ou trois gorgées, puis je dis :
- Je peux peut-être t'aider à la trouver.
- Ah ? fit-il vivement intéressé et concentrant soudain toute son attention sur moi.
- Oui... Mardi dernier, j'ai rendu visite à Madame Ferew.
Il fronça aussitôt les sourcils :
- Tu m'l'as pas dit...
- Non, je ne te l'ai pas dit plus tôt, parce que ce soir-là, je te sentais encore agacé, énervé.
- Ouais, c'est vrai... reconnut-il avant de porter à nouveau sa bouteille à ses lèvres. Et donc ?
- Elle tient le choc. Psychologiquement, je veux dire. Elle est... très courageuse.
- Elle l'a toujours été.
- Et elle le sera pour son fils. Seulement...
Je marquai une courte pause : j'hésitais sur les mots à choisir pour parler du désarroi de la maman de Ruggy, de sa situation.
- Seulement, quoi, baby ?
- Elle est... en grande difficulté financière.
- Comment ça ? s'étonna-t-il en interrompant son geste de boire une nouvelle gorgée.
- Elle n'a plus de travail, Lynn. Son patron l'a mise à la porte car elle était restée trop longtemps à Londres...
Lynn ne me laissa pas le temps de continuer. Il s'écria, furieux :
- Quoi ? Putain l'enfoiré de mes deux ! Ah le salopard ! Putain, j'y crois pas !
Je le laissai exploser sa colère, puis, quand j'estimai pouvoir placer un mot, je dis :
- C'est la vérité, Lynn. Elle n'a plus de travail, donc plus de salaire...
- Et elle va faire comment ? cria-t-il encore très énervé.
- Je ne sais pas, répondis-je sérieusement en le fixant droit dans les yeux.
Il était encore totalement abasourdi. Je sentais son humeur osciller entre colère et incompréhension, et je craignais que la rage ne l'emporte. Il se leva, tourna plusieurs fois comme un lion en cage, puis revint s'asseoir à mes côtés en poussant un long soupir.
- Sur la part des ventes de l'album qui nous revient, qu'on a divisée en quatre parts égales, elle va toucher la part de Ruggy. C'est c'qu'on a signé...
- Oui, Lynn, je sais. Et Gordon y veillera, j'en suis certaine. Mais est-ce que tu te rends compte de ce que les soins vont lui coûter ? Si Ruggy se réveille, il faudra qu'il soit envoyé dans un centre de convalescence, ça durera des mois, peut-être plus. Il est possible que la part en question puisse permettre de couvrir ces frais, mais elle ? Elle aura quoi pour vivre ? Rien.
Lynn secoua la tête. Je le sentais perdu.
- Qu'est-ce qu'on peut faire ? A ton avis ? Un truc qu'elle acceptera, hein. Parce que lui filer nous-mêmes du pognon, elle voudra pas.
- Je me doute, fis-je. Non, la solution, ce serait de reprendre le groupe.
Lynn me regarda avec des yeux ronds.
- T'as dit quoi, là, baby ?
- J'ai dit qu'il fallait relancer les Dark Angels.
- On n'a plus d'guitariste...
- Ca se trouve. Il y a des tas de groupes qui ont été confrontés à ce problème, soit parce que l'un des musiciens ne voulaient plus jouer avec les autres, soit à cause d'un accident, d'un décès... Tous. Même les meilleurs, même les plus grands. Les Stones, Maiden, Scorpions...
- Ouais, ouais, c'est bon... Je sais, fit-il en moulinant un peu des bras pour que j'arrête mon énumération.
- Gordon est dans le milieu depuis un moment. Il connaît des gens, il a un réseau. Il peut vous rencarder des musiciens.
- Pff... Ouais...
- Ok, dis-je en me levant pour me tenir face à lui. Je vois bien que ça te dépasse. Mais, Lynn, il va bien falloir prendre une décision ! Ou alors, tu n'as plus qu'à retourner bosser au supermarché pour gagner peanuts !
- J'retournerai jamais dans c'genre de plan, baby, gronda-t-il.
- Alors la seule solution, c'est le groupe, dis-je en appuyant bien mes poings sur mes hanches.
- Les aut' sont pas décidés...
- Les autres, on va les convaincre, dis-je avec assurance. Ils ne valent pas mieux que toi quand ils ne jouent pas ! Snoog a écrit au moins deux chansons, une pour Ruggy et celle d'Irlande. Et il y a les morceaux que vous aimiez bien, mais que vous n'aviez pas pu enregistrer sur le premier album. Je pense qu'il y a matière pour faire un deuxième disque. Le premier s'est bien vendu. Avec le soutien de Gordon et une bonne relance, ça peut repartir.
Lynn fit un vague geste de la main, celle qui tenait sa bière, avant de porter la bouteille à ses lèvres et de la terminer.
- Les gars m'écouteront pas, Jenna.
- Moi, ils m'écouteront. Toi ET moi, ils NOUS écouteront. On ne va pas leur laisser le choix...
- TU ne vas pas leur laisser le choix...
Je soutins son regard un bon moment, avant de dire :
- T'es d'accord pour qu'on tente ?
- Yep.
Et ce fut tout ce que je pus en tirer. Mais je considérai cet accord comme une victoire.
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