Chapitre 55 : Jenna
- Ah putain, les enflures ! Mais les enflures !
Snoog laissait éclater sa colère. Il tournait en rond comme un fauve furieux, allant et venant dans la salle de répétition.
Lynn, appuyé contre le mur à côté de moi, avait les sourcils froncés et je sentais qu'il bouillait intérieurement, à l'unisson de la colère que Snoog évacuait à sa façon. Treddy avait l'air désolé et Stair se murait dans un silence sombre.
J'étais assise sur une chaise et, peut-être pour la première fois, je me faisais un peu petite, impressionnée que je l'étais par les réactions de la nouvelle que Gordon venait d'annoncer, mais partageant aussi les sentiments des garçons. Gordon, lui, faisait face avec ce que je qualifierais de mélange de courage et d'autorité.
- C'est ainsi, Snoog, fit-il de sa voix posée. Vous ne pourrez pas enregistrer cette chanson sur l'album. Les autres ne posent aucun problème, mais pas celle-là.
- C'est d'la censure ! rugit encore Snoog. Pourquoi ? Elle est mal composée ? Qu'est-c'qui les gêne ?
Gordon prit une profonde inspiration et dit :
- Les paroles. Trop politiques. Surtout en ce moment...
- Et pourquoi ?
Gordon reprit une nouvelle inspiration, mais il demeura ferme dans ses réponses, même si elles n'étaient pas faciles à donner :
- Les Ecossais vont bientôt voter pour ou contre l'indépendance et mettre en avant une chanson parlant du massacre de Glencoe, ça ne semble pas une bonne idée.
Je jetai un regard vers Treddy. Il était Ecossais. Il avait aimé la chanson, tout de suite, quand Snoog l'avait présentée au groupe. Il la trouvait très belle et émouvante. Mais il ne voyait vraiment pas pourquoi la maison de disques l'aurait refusée. Trop de frilosité, à mon avis. Du moins, de ce que j'en percevais des explications que Gordon nous donnait.
- Ah ouais ? Et No man's land, ça les emmerde pas, par contre ? Et Dark City quand on fait crever la mère Thatcher, non plus ?
- Non. Pas du tout.
Snoog refit un tour, comme un lion dans l'arène. Il avait le regard mauvais, mais ne nous regardait pas. Il finit par s'arrêter, par pointer du doigt vers Gordon :
- Ok. Ils nous laissent pas l'choix. Elle s'ra pas sur l'album. Mais j'te préviens, on va la jouer à chaque concert. Et j'dirai bien pourquoi elle est pas sur l'album. J'en ai rien à foutre qu'ils en veulent pas en disque. Mais on la chant'ra quand même. Politique ou pas. Et puis, si l'album et la tournée marchent bien, on se barre du studio de Londres. On monte notre propre studio et on gère tout. Tout c'qu'on peut. Et après, on se casse chez des indés. Rien à foutre de quitter Universal ou Virgin. Les gens s'en balancent de connaître le nom d'la maison de disques. Tout c'qui compte pour eux, c'est qu'le groupe qu'ils aiment sorte un disque. Chez qui, ils s'en tapent.
- Bien sûr. C'est la réaction du public. Mais sans l'argent d'une maison de disques, vous n'y arriverez pas. Pas encore.
J'avais prêté grande attention aux propos de Snoog : malgré sa colère, il avait compris et mis en avant l'intérêt des Dark Angels. Il fallait enregistrer ce deuxième album. La mini-tournée estivale avait été un succès. Malgré l'accident de Ruggy, le groupe s'était reformé. Treddy s'y était très bien intégré, ils avaient trouvé là un excellent guitariste, bon arrangeur, qui apportait un vrai plus au travail de Stair et savait mettre en valeur ce que Lynn et Snoog proposaient comme compositions. A mon avis, le groupe s'était maintenant bien remis sur les rails et il fallait continuer. Quitte à devoir faire quelques sacrifices, personnels comme collectifs. Les sacrifices personnels étaient pour Ally et moi qui allions devoir laisser nos hommes partir plus d'un mois à Londres pour enregistrer le deuxième album, puis se lancer dans une tournée au sujet de laquelle nous n'avions pas encore beaucoup de précisions, avec très peu d'occasions de les revoir. Collectifs, c'était accepter qu'une chanson à laquelle ils tenaient ne figure pas sur le disque.
Snoog n'ajouta pas un mot. Il tourna le dos à Gordon et retourna au micro. Le visage baissé, la respiration un peu rapide, les muscles des bras saillants, il reprenait son calme, seconde après seconde. Lynn abandonna le mur contre lequel il s'était appuyé pour retourner s'asseoir à la batterie. Stair ralluma son ampli. Treddy fit glisser doucement une gamme sur son manche.
Et Lynn attaqua avec l'intro de la chanson controversée.
**
- Bonsoir à tous ! Vous allez bien ?
Snoog venait de bondir sur scène. C'était le dernier concert que le groupe donnait avant d'entrer en studio. Nous étions à la mi-octobre. Dans un mois, les garçons partaient pour Londres, avec Gordon. Le concert se déroulait à Liverpool et Ally et moi étions dans la salle, un peu de côté comme toujours, pour ne pas nous retrouver dans la fosse aux lions, comme l'appelait Lynn, là où le public était le plus chaud.
Mais il me semblait bien que le groupe lui aussi était bien chaud ce soir. Ils commencèrent par Lies, more lies !, comme ils le faisaient presque toujours. Puis enchaînèrent avec Dark City et un autre titre du premier album. L'ambiance était électrique et je savais que Snoog allait se lâcher. Puis ils jouèrent No man's land qui plaisait déjà beaucoup au public, comme nous avions pu le constater lors de la mini-tournée, même si la chanson ne figurait encore sur aucun album. Snoog tenait à sa dernière création, mais No man's land, à mon humble avis, serait tout aussi représentative du virage que le groupe amorçait déjà.
Puis il se campa bien devant le public. Les groupies hurlaient. Les garçons du public sifflaient.
- On va vous jouer une nouvelle chanson, maint'nant, fit Snoog, d'une voix déterminée. Mais vous pourrez pas l'entendre sur le prochain album qui sortira à la fin d'l'année. Pa'ce que certains ne le veulent pas ! C'te chanson... Elle rappelle un moment noir de notre Histoire, un de ces moments dont nous, Anglais, on n'a pas à ê'te fiers... Mort Ghlinne Comhann !
Et Lynn attaqua avec une rage et une énergie qu'il n'avait pas encore déployées depuis le début du concert, même s'il était souvent dans cet état quand il commençait à jouer Dark City qui était une de ses premières compositions abouties.
Un vent froid descendait des collines
La neige rouge tombait en silence
Vous recouvrant sous la potence
Comme un linceul fatidique
Mort Ghlinne Comhann !
Mort Ghlinne Comhann !
Ils avançaient dans l'aube noire
Taillant les chairs, éventrant, tuant
Laissant derrière eux un mouroir
Massacrant même les enfants
Mort Ghlinne Comhann !
Mort Ghlinne Comhann !
Vos cœurs brisés à jamais
Vont hanter la sombre vallée
Nous rappelant des siècles après
L'infamie qui vous fit tomber
Mort Ghlinne Comhann !
Mort Ghlinne Comhann !
Loin du village seront vos corps ensevelis
Quand vos âmes perdues ressortent de l'oubli
Que vos fantômes pleurent sans un cri
Et hantent encore ces lieux, déserts et meurtris
Mort Ghlinne Comhann !
Mort Ghlinne Comhann !
Ces morts odieuses restent impunies
Et à nous de porter, pauvres pécheurs,
Sur nos épaules, l'ignominie
Des assassins du clan highlander
Mort Ghlinne Comhann !
Mort Ghlinne Comhann !
Toi qui pleures, jamais n'oublie
Que rien ne meure que l'on n'oublie
Et qu'il demeure, pauvres enfants,
Un lieu secret pour leurs fantômes errants.
Mort Ghlinne Comhann !
Mort Ghlinne Comhann !
Le silence qui plana un instant après les dernières paroles avait quelque chose de glaçant et je ne pus m'empêcher de frissonner. Je connaissais la chanson, Ally aussi. Nous les avions entendus la construire, l'amender, la répéter. Mais l'entendre pour la première fois sur scène, avec ce refrain répété, qui scandait le texte comme le pas des soldats, comme les épées semant la mort, lui donnait une aura et une force nouvelle.
Même, et peut-être surtout, si elle ne figurerait pas sur le deuxième album.
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