Chapitre 61 : Jenna
- C'est de la folie, Jenna.
Ally me regardait avec des yeux ronds. Nous étions toutes les deux en train de déjeuner, ce midi-là, à la cantine de l'école. Nous étions seules, car Nora et d'autres amies avec lesquelles nous mangions habituellement étaient parties faire un tour en ville. Mais au fond, cela m'arrangeait bien d'être seule avec Ally. Ces derniers temps, les filles nous posaient beaucoup de questions sur Lynn et Stair, sur les Dark Angels, la tournée... Nous pensions beaucoup à eux aussi, nous les avions au téléphone tous les jours et nous pouvions même suivre sur youtube quelques instants de la tournée. Un spécialiste es-communication de la maison de disques gérait tout cet aspect des choses : site officiel du groupe, page youtube avec des extraits des concerts, des bouts d'interviews... sans compter l'aspect "merchandising" qui se mettait en branle avec t-shirts, disques, affiches, et autres babioles. Cela n'avait pas encore pris des proportions démentielles, mais on sentait bien que la maison de disques mettait le paquet. J'espérais que les garçons ne se sentiraient pas comme des bouts de viande qu'on vend à l'envi.
- Je pense au contraire que c'est tout à fait raisonnable. Tu n'aurais pas envie d'y aller, toi ? lui répondis-je.
- Si, soupira-t-elle. Ca commence à faire vraiment long... J'ai du mal à travailler aussi et la pression monte pour les examens finaux. Même s'il reste encore du temps...
- Moi aussi, lui confiais-je. Le week-end dernier, j'ai eu un mal de chien à avancer, à me concentrer... J'étais tout le temps sur youtube. Je ne pouvais pas m'empêcher de regarder les petites vidéos.
- Le concert à Berlin était dément, fit Ally. Ca m'a donné des frissons quand Snoog a commencé à jouer le morceau de Scorpions.
- Moi aussi. J'ai franchement regretté de ne pas y être. Alors, là, on va y aller. Hambourg. Il y a un vol direct depuis Manchester. On n'aura pas d'autres occasions avant trois semaines, quand ils joueront à Budapest.
Elle hocha la tête.
- On part vendredi soir. Ok, on arrive un peu tard, mais ils viendront nous chercher à l'aéroport, t'inquiète pas, dis-je avec un sourire. Le concert le lendemain, et on rentre dimanche après-midi. L'avion part assez tôt, on sera avant le soir à la maison. Tant pis pour les révisions prévues. C'est ça ou on n'y arrivera pas de toute façon. En tout cas, moi, j'ai bien conscience que je n'y arriverai pas. J'ai pris ma décision, j'y vais. Tu fais comme tu veux, mais moi, je veux revoir Lynn.
- Je crois que tu as raison, fit-elle après un petit temps de réflexion. On n'avance pas de notre côté et un break sera bienvenu. On mettra les bouchées doubles dans la semaine. Mais ça nous fait manquer nos derniers cours de l'après-midi, vendredi...
- Juste deux heures. Et encore, on pourrait n'en manquer qu'une, mais il vaut mieux avoir un peu de marge à l'aéroport.
- Oui... Nora me passera les cours. Ce sont deux heures avec le même prof et ce n'est que du théorique. Toi par contre...
- La trachéotomie, j'ai déjà pratiqué sur des mannequins en cours de secourisme, l'année dernière, quand j'étais à l'hôpital : j'avais pu suivre cette formation en marge de mes remplacements.
- C'est vrai, j'avais oublié... Tu as eu plus de pratique que nous, finalement. Enfin, du moins, pour le niveau de deuxième année.
- J'en ai déjà parlé au professeur. Il était un peu réticent, mais je pense qu'il va accepter mon absence. Je lui ai dit que je voulais bien lui faire la démonstration du geste dans le courant de la semaine prochaine, quitte à prendre sur mon heure de midi.
- Il n'est pas facile à manoeuvrer, lui.
- Il va me donner sa réponse tantôt. Mais ils savent qu'on est sérieuses à côté, Ally ! On n'a pas manqué un seul cours de toute notre scolarité, toi et moi. D'autres sont moins bien loties que nous pour cela. Ils peuvent accepter une entorse de deux petites heures.
Je me rendais bien compte que j'étais très affirmative. Mais je sentais Ally proche de craquer aussi et je n'étais pas mieux : huit semaines que les Dark Angels étaient partis. Huit semaines sans les voir et les appels et petits films qu'on s'envoyait ne remplaçaient pas la présence. Et surtout, je sentais qu'eux aussi avaient besoin de nous voir. Ils avaient eu l'habitude que nous soyons là - surtout moi - et Lynn m'avait confié que même Snoog parlait souvent de nous. C'était dire que, malgré toute l'occupation que devaient lui donner ses groupies, il avait lui aussi envie de nous revoir.
Et il fallait bien reconnaître que manquer cette tournée européenne me tordait les tripes. J'aurais adoré être à Paris, Strasbourg, Lyon, Bordeaux ou Nantes. A Lisbonne, Madrid, Barcelone, Valence... Et Bruxelles, Amsterdam, Berlin... Sans compter les autres plus petites villes où ils s'étaient produits et où ils allaient se produire. J'aurais adoré parcourir l'Europe avec eux. Je me consolais en me disant que notre choix, à Ally et moi, était important. Que le succès pouvait s'arrêter du jour au lendemain, que nous voulions aussi notre diplôme l'une comme l'autre, car il nous avait déjà demandé bien des sacrifices et que nous ne voulions pas perdre cela. Nous avions des raisons différentes, nos motivations n'étaient pas tout à fait les mêmes, mais se rejoignaient et cela nous permettait de nous soutenir plus encore. Toutes les deux, nous nous comprenions souvent sans avoir besoin de parler plus. Un regard dans le vague, un sourire un peu crispé, un soupir qu'on laisse échapper : c'étaient signes que nos hommes nous manquaient.
- Alors, je prends les billets ? insistai-je.
- Ok, fit Ally. On y va !
Et un grand sourire s'afficha sur son visage.
**
Trois jours plus tard, nous étions à l'aéroport de Manchester. Nous avions pris la navette pour nous y rendre car j'avais laissé ma voiture à l'appartement. Nora avait promis de venir nous récupérer dimanche soir pour nous ramener chez nous. C'était pour rendre service, mais je savais qu'elle serait ravie de pouvoir recevoir nos premières impressions. Elle détestait partager ce genre de confidences avec les autres, un peu par jeu - et pour les mettre en rage -, mais aussi parce qu'elle aimait garder les secrets. Nora pouvait résister, autant qu'Ally et moi-même, à des interrogatoires en règle de la part de nos camarades. Au fil des mois, avec le succès grandissant des Dark Angels et le fait qu'ils étaient devenus les "chouchous" de Manchester, nous avions vu se développer cette synergie entre nous trois. Et je devais bien reconnaître qu'en ces premières semaines de la tournée, cela nous faisait du bien.
L'avion décollait dans une heure et demie et nous passâmes à l'enregistrement. Nous n'avions pris que de petits bagages, c'était inutile de se charger. Puis nous allâmes nous asseoir pour patienter. La jambe d'Ally était agitée de spasmes, comme si elle n'arrivait plus à contenir son impatience. Son téléphone sonna, c'était Stair.
- Ca va, baby ?
- Oui, ça va. On est à l'aéroport avec Jenna. On vient de passer l'enregistrement et on attend. L'embarquement commence dans un quart d'heure environ. Et vous, ça va ?
- On est déjà à l'aéroport, répondit-il. On tournait en rond avec Lynn, ça commençait à énerver Gordon, alors il a appelé un taxi et nous a fait partir. Je sais pas c'qu'on va faire en attendant... Traînez pas dans l'avion pour sortir.
- Y'a pas de risques ! rit-elle. On sera les premières dehors ! On n'a qu'un petit sac chacune, on filera vous retrouver directement. C'est grand ?
- Assez, mais on sera pile face au couloir de sortie. Vous pourrez pas nous rater.
- Ok.
- J't'embrasse, baby. Super fort et partout. Tu m'rappelles juste avant qu'vous montiez dans l'avion ?
- Promis. Moi aussi je t'embrasse fort et partout.
Je levai les yeux au plafond. Un type assis en face de nous qui lisait sa tablette regarda Ally bizarrement. J'essayai de ne pas éclater de rire à voir sa tête. Moins de cinq minutes plus tard, ce fut mon propre téléphone qui sonna. Lynn cette fois. Forcément. Nous eûmes à peu de choses près le même genre d'échange que Stair et Ally et la tête de notre voisin fut vraiment à mourir de rire quand j'employai, un peu par amusement, un peu par provocation, les mêmes mots que mon amie pour dire au revoir à mon chéri. Mais j'imaginai sans peine l'état dans lequel devaient se trouver nos hommes. Car nous ne valions guère mieux.
Le voyage se déroula sans souci, nous papotâmes toutes les deux. Nous étions un peu excitées aussi à l'idée d'assister un vrai grand concert, sur une scène plus grande que nous n'ayons encore jamais vu le groupe jouer, en-dehors des festivals de Glasgow et d'Edimbourg. J'essayais d'imaginer l'ambiance, à travers ce que nous avions vu des petits extraits des précédents concerts. Mais Gordon m'avait fait savoir qu'en Allemagne, le groupe décollait complètement : les Allemands étaient de grands fans de hard-rock et un groupe nouveau qui avait beaucoup d'énergie, de belles chansons, ça plaisait énormément. Et la reprise de Scorpions qu'ils jouaient chaque soir depuis qu'ils étaient en Allemagne marchait du feu de dieu sur les réseaux sociaux, amenant la vente des dernières places encore disponibles dans les villes où ils leur restaient des dates à honorer : Hambourg ce week-end, mais aussi Stuttgart et Münich prochainement. Et cela débordait même au-delà des frontières allemandes, puisque après Hambourg et avant Stuttgart, le groupe ferait un détour par Copenhague, seule date prévue au Danemark. Là aussi, c'était complet.
A l'arrivée, Stair et Lynn nous attendaient comme prévu. Nous leur sautâmes dans les bras avec un bel ensemble et il fallut un peu de temps pour qu'on les lâche ou qu'eux-mêmes acceptent de nous lâcher. A peine Ally posait-elle pied à terre que Stair la reprenait dans ses bras. Ne voulant pas être en reste, Lynn faisait de même avec moi. J'étais folle de joie de le revoir, de sentir ses bras autour de ma taille, de goûter à ses baisers. Les sourires faisaient rayonner nos quatre visages. Nous sortîmes enfin de l'aéroport. Un taxi nous attendait et nous conduisit directement à l'hôtel. Les garçons, durant le trajet, s'inquiétèrent de savoir si nous avions faim, mais comme nous avions grignoté pour passer le temps avant l'embarquement à Manchester et mangé un peu à bord, nous n'avions qu'une seule faim : eux.
A l'hôtel, je fus un peu surprise de ne croiser aucun des autres membres des Dark, Gordon compris, mais je ne m'arrêtai pas bien longtemps à cette réflexion. Dans l'ascenseur, Lynn m'enlaça en me collant contre la paroi. Stair tenait à nouveau Ally dans ses bras. J'espérai que nos chambres respectives ne se trouvaient pas loin, sinon, il y aurait atteinte à la pudeur des autres clients. Même si les autres clients de l'étage étaient les membres du groupe.
La porte de la chambre s'ouvrit sous la poussée de Lynn, se referma aussitôt derrière nous. Je n'eus pas le temps de voir à quoi ressemblait la pièce qu'il m'entraînait déjà vers le lit. Nos vêtements volèrent ça et là et mon premier soupir, ma première plainte furent des mélanges de joie, de soulagement et de désir aigu. Lynn me dévorait littéralement, ses lèvres couvraient ma gorge, mes seins, mes bras. Mes mains étaient partout sur lui, impatientes de le caresser encore et encore.
- Prête, baby ? me souffla-t-il d'une voix rauque.
- Oh oui ! Vi...
Je n'eus pas le temps de finir ma plainte qu'il était en moi, fougueux et ivre de désir. Je m'abandonnai totalement à la vague furieuse qui montait en moi, le rejoignant dans des sphères où plus rien ne comptait hormis nous.
**
Nous passâmes la nuit à faire l'amour, à nous retrouver. A échanger aussi, des petits mots, des petites histoires de notre quotidien. L'absence, la séparation avaient été difficiles à vivre pour lui aussi, même s'il s'était efforcé de ne pas trop l'exprimer quand nous étions en contact tous les deux : il voulait me laisser le plus de sérénité possible pour travailler. Et il devait aussi se concentrer sur les concerts.
Nous émergeâmes vraiment vers les 10h du matin, et commençâmes par prendre une douche ensemble. J'eus le temps de regarder un peu plus les lieux ; c'était beau et spacieux, avec une belle salle de bain. C'était limite plus grand que chez nous.
- C'est "classe", fis-je remarquer en me dirigeant vers la douche.
- Ouaip, baby. Y'a du confort, c'est sûr.
- C'est comme ça à chaque fois ? demandai-je.
- Pas forcément aussi grand, mais bien, oui. C'est sûr qu'on voyage dans de meilleures conditions que pour la première tournée. On se repose mieux, les dates sont plus espacées, même si on fait beaucoup de trajets. On a le temps aussi de préparer chaque concert, avec l'ingé-son et les techniciens. Ce sont d'bonnes conditions, vraiment.
- C'est bien le moins que la maison de disques pouvait faire, dis-je, me souvenant encore des négociations serrées qu'il avait fallu mener lors de l'enregistrement du deuxième album.
- Yep. Mais ils y gagnent bien leur part, t'inquiète pas pour eux, me fit-il en ouvrant la paroi de la douche et en tournant les robinets. Allez, viens, baby. J't'offre un p'tit moment de pure détente, là...
Je souris. Je savais bien ce que pouvaient signifier ces quelques mots. Et, sans surprise, dès que je l'eus rejoint, il me savonna entièrement, faisant monter aussi mon désir, insistant bien sur mes zones érogènes. Je ne fus bientôt plus qu'une poupée de chiffon entre ses bras et je succombai au nouvel orgasme qu'il me donna en me prenant debout contre la paroi.
Alors que je me séchai, il appela le service pour qu'on nous apporte le petit déjeuner : il n'avait pas l'intention de nous faire prendre le repas avec les autres. Je me demandai, furtivement, si Ally et Stair faisaient comme nous. Nous ne nous attardâmes pas à déjeuner : ils devaient tous se retrouver à midi. Gordon avait laissé quartier libre à Stair et à Lynn ce matin, mais il fallait aussi préparer le concert du soir et notamment, faire les balances.
Lorsque nous arrivâmes dans l'un des salons de l'hôtel, seuls Ally et Stair y étaient déjà. A croire que les amoureux traînaient moins que les autres et étaient plus ponctuels. Mais Gordon nous rejoignit bien vite, suivi de Treddy. Frank, le guitariste qui les accompagnait sur la tournée, arriva dans la foulée. Snoog fut bon dernier, mais il ne put s'empêcher de nous manifester sa joie à nous voir, Ally et moi, en nous faisant la bise :
- Alors, mes belles ! Vous voilà donc arrivées ! Dites-moi, vos hommes vous ont kidnappées hier, qu'on n'a pas pu profiter de votre douce présence...
- T'étais déjà dans les bras de Morphée quand on est arrivé, Snoog, j'en suis certaine, lui lança Ally.
- Oh que nenni, jolie blonde... J'étais dans d'autres bras beaucoup plus accueillants...
- Epargne-nous les détails, fit Stair d'une voix plaintive. Si vous saviez ce qu'on entend...
- Ah ouais ? Parce qu'il vous en fait profiter en plus ? fit Ally en ouvrant grand les yeux.
- C'est que j'aime partager, moi, fit Snoog, toujours hilare. Chuis pas comme eux... Mais j'vais leur pourrir la vie, après vot'départ, pour tout savoir.
- Dans tes rêves, jeta Lynn d'un ton ombrageux, mais avec les yeux rieurs.
- J'y arriverai bien un jour à savoir...
- Bon, un peu de sérieux, les gars, intervint Gordon. Je croyais que le respect de la vie privée était un adage indépassable.
- Ok, ok... fit Snoog avec un geste apaisant de la main. J'saluais juste nos jolies demoiselles...
**
Installées près de l'ingénieur du son, Ally et moi assistâmes donc aux balances et aux différents réglages, ce qui dura une bonne partie de l'après-midi. Je pus constater là aussi tout l'écart avec la dernière tournée estivale. Tout le monde était très professionnel, sérieux, concentré. La préparation se faisait vite et bien, même si cela prenait forcément du temps. Nous avions là un bon aperçu, en situation réelle, de ce que nos hommes et leurs amis vivaient dans les heures précédant un concert.
Quand tout cela fut terminé, nous les rejoignîmes et ce fut l'heure d'aller manger. Lynn m'avait déjà dit qu'en tournée, ils étaient complètement décalés : s'ils faisaient trois repas par jour, c'était le plus souvent à des heures différentes de nous. Un petit déjeuner tardif, un repas de mi-journée à l'heure du goûter et un dernier repas après le concert. Et quand ils ne jouaient pas, ils gardaient en général ce rythme.
Ce repas d'avant concert se déroula avec toute l'équipe technique et Gordon. Cela faisait une belle tablée. Nous étions les deux seules femmes, et j'en pris bien conscience quand, à un moment, Frank se lança dans une série de blagues vraiment douteuses. Certains embrayèrent sur des propos grivois, mais Snoog mit vite le hola en rappelant qu'il y avait ce soir, avec eux, des oreilles délicates et des invitées "spéciales". Cela m'amusa bien de constater que c'était lui qui était intervenu.
Nous ne traînâmes pas à table, même si chacun prit son temps pour ce repas. Puis nous rejoignîmes la salle de concert. Chacun des garçons s'isola un moment dans sa loge, Ally restant avec Stair et moi-même avec Lynn. Je me dis qu'ils avaient dû faire la même chose que nous, à savoir un bon câlin. Puis Lynn se doucha et se changea pour le concert. Il en profita pour me raconter l'anecdote selon laquelle Gordon repérait toujours les magasins de vêtements de musique pour y trouver des t-shirts à sa taille et à son goût.
- J'm'en excuse à chaque fois auprès de lui, baby, c'est dev'nu comme une blague entre nous. Mais j'oublie toujours mon t-shirt en quittant la scène... Et quand j'y r'pense, bah... C'est trop tard. J'pensais pas qu'un jour, j'aurais autant gaspillé de fringues...
- Ce soir, j'y penserai pour toi, dis-je en venant me blottir entre ses bras.
- Vous voulez rester derrière, avec Ally ?
- Gordon m'a dit tout à l'heure qu'il y avait la possibilité de faire les deux : nous pouvons voir une partie du show en étant à côté de l'ingé-son, à condition bien entendu de ne pas le déranger. Puis on peut emprunter un couloir qui nous ramène en coulisses. Ou faire l'inverse. On n'a pas choisi encore avec Ally. Je t'avoue que j'aimerais bien voir le spectacle dans les mêmes conditions que les spectateurs, du moins une partie. Pour me rendre compte de ce que ça peut être sur une aussi grande scène.
- Et encore, y'a plus grand. A Berlin, c'était un peu plus grand. Et à Paris aussi.
- Ca t'impressionne ?
Il leva légèrement les sourcils :
- Dans un sens, oui. Quand j'y pense, j'me dis qu'y a pas si longtemps, on écumait des pubs. Et en même pas deux ans, on se r'trouve à jouer dans des endroits comme ce soir. Avec plusieurs centaines, voire milliers de personnes à nous écouter. C'est impressionnant. Mais c'est chouette aussi. Chuis heureux car on fait plaisir. Les retours qu'on a, après les shows, sont bons. Les gens sont contents.
- C'est bien, souris-je. Je suis heureuse moi aussi, pour vous tous. Et sinon, tout va bien ? Je veux dire, entre vous ?
- Ouaip, ça l'fait, baby. Treddy est super. Tu verrais comment il nous calme, des fois... Zen, le mec. Tu vois, aujourd'hui, tout a bien roulé. Les balances, tout ça. C'était plutôt cool. Mais des fois, y'a du stress pour des conneries. Des problèmes de câbles, de matos... Ca rejaillit sur nous, forcément, car on se demande si tout sera prêt à temps, du coup, ça arrive qu'on fasse les balances un peu "à l'arrache" ou que ça soit plus compliqué à cause de l'accoustique de la salle, etc... Et not'Treddy, il reste toujours calme. Dans des moments comme ça, c'est hyper appréciable.
- Je me doute. Et avec Frank ?
- Sympa, même s'il est un peu couillon sur les bords. Mais c'est un bon musicos, très pro dès qu'il a sa gratte à la main. Pour le reste... J'en aurais pas voulu dans l'groupe, tu vois ?
- Oui, je vois. Vous resterez à quatre, alors ? Après la tournée, je veux dire.
- Ouaip. Ca, c'est sûr.
Je hochai doucement la tête. On frappa légèrement à la porte. C'était Gordon qui nous prévenait qu'il était temps de se retrouver tous ensemble. Nous gagnâmes donc la grande loge, celle où se trouvaient déjà les autres. Stair et Ally nous suivirent de peu. Et l'attente commença.
J'avais l'habitude de ces moments-là, mais pas dans ces conditions. Je retrouvai cependant les petites manies de chacun, la façon dont ils se concentraient et faisaient le vide en eux. Mais je fus cependant surprise, bien qu'ayant été prévenue, quand Frank lança sa blague "nulle". Après celles du repas, je n'eus aucun mal à imaginer ce qu'il pouvait produire au quotidien. Mais c'était aussi le signal du départ. Accompagnant Gordon, je suivis Lynn dans le couloir, il m'embrassa une dernière fois. La tape sur l'épaule, le dernier regard pour moi, puis l'escalier, la scène. Le face à face avec le public. Entre six et sept mille personnes l'attendaient. Les attendaient.
Je me plaçai sur le côté, avec Gordon, pour ne pas gêner les quatre autres musiciens quand ils allaient monter sur scène. Stair fut le suivant, un dernier baiser à Ally qui se glissa à mes côtés, et il rejoignit Lynn. Il ne mit que quelques secondes à aligner ses notes sur la rythmique. Puis ce furent Treddy et Frank et les guitares s'ajoutèrent.
- C'est bon.
Une dernière tape sur l'épaule de Snoog de la part de Gordon, comme il l'avait fait avec les autres, et notre chanteur-félin se glissa en haut des marches. Il demeura caché, légèrement accroupi, puis bondit sur la scène en lançant ce qui était devenu son cri de guerre : "Bonsoir Hambourg !" puisque c'était, ce soir, le tour de cette ville. Ally et moi échangeâmes un sourire, puis Gordon nous mena sur le côté droit de la scène. Là, un petit espace était aménagé, non visible depuis la salle, et qui nous offrait une vue privilégiée sur les musiciens.
Mon regard fit un bref tour d'horizon. Nous étions juste derrière Stair et sur le côté par rapport à Lynn. Mes yeux se posèrent un instant sur la guitare de Ruggy, bien éclairée et bien visible. Je ne pus retenir mon frisson et eus une pensée émue pour lui et pour sa maman. Il était toujours présent avec les Dark. Il faisait toujours partie des Dark.
Mais, déjà, Snoog attaquait le deuxième couplet de Lies, more lies ! et je reportai mon attention sur ce qui se passait. Le concert commença sur des chapeaux de roue et les chansons s'enchaînèrent. Le public était content, les musiciens à l'aise. Les solos se passaient bien, tout roulait.
A un moment, alors que Snoog marquait une petite pause en parlant un peu avec le public, Gordon nous demanda si nous voulions changer de place, Ally et moi, et il nous conduisit à côté de l'ingénieur du son. Le temps de passer dans le couloir qui longeait la salle et de gagner la cabine, nous manquâmes le début d'une chanson, mais ce n'était pas très grave. Là, l'ambiance était toute autre. Près de la scène, nous avions les retours de son comme les musiciens. C'était beaucoup moins fort et surtout avec moins d'effets que dans la salle. La différence était marquée, impressionnante. Mais nous fûmes heureuses de voir le show selon ces deux facettes. Sans compter que là, on se sentait comme au coeur du public.
Nous avions convenu de ne pas y rester et d'assister à la fin du concert dans les mêmes conditions qu'au début : nous voulions être présentes, au plus près, quand il s'achèverait. Nous demeurâmes cependant jusqu'à la reprise de The wind of change, car Gordon nous avait dit que ce serait un moment fort et que ce serait plus impressionnant pour nous d'y assister côté public. Il avait raison et je fus heureuse de ce choix. Quand la chanson s'acheva, profitant aussi que les applaudissements duraient un peu plus longtemps, nous regagnâmes les coulisses.
C'était le bon moment. Car les Dark allaient enchaîner les morceaux que je trouvais les plus forts et les plus emblématiques de leur répertoire. Ce fut d'abord l'hommage à Ruggy, poignant comme toujours. Puis No man's land, au succès indéniable et la toujours provocante Mort Ghlinne Comhann. Je souris de voir que, pour cette chanson, Treddy jouait dos à la foule, montrant ainsi le Yes ! de son t-shirt, même dans un pays qui ne devait pas être très au courant des implications du futur référendum écossais. Mais qu'importe : pour lui, c'était sa façon de militer, de soutenir une cause qui lui était chère.
Puis Snoog se déchaîna. On aurait pu croire qu'après avoir interprété ces chansons déjà si symboliques pour lui, il serait un peu calmé. Pas du tout, il tournait à fond à l'adrénaline. C'était impressionnant à voir, et surtout, chez lui, ça se voyait beaucoup plus que pour les musiciens. Lynn, après m'avoir envoyé un petit regard, commença à faire rouler doucement ses toms et les cymbales et je frémis : ils allaient jouer Reviens ! Je jetai un oeil à Ally, elle avait déjà compris et serrait fort ses mains entre elles. J'en fus émue pour elle, tout en sachant que je serais dans le même état un peu plus tard, pour Redemption.
- A tous et à toutes ! Parfois... Parfois, on fait des erreurs. C'est la vie. Parfois, la vie, c'est une chienne. On s'prend des coups, on en donne aussi. Mais parfois, elle nous fait des beaux cadeaux. On l'a chantée. Oui, on l'a chantée ! Et elle est... Elle est revenue !
"Wahou !", pensais-je. "Ca, c'était de l'introduction..." Et je vis bien Stair tout donner, et sans doute plus que les autres soirs, car Ally était là. Lorsqu'il attaqua son solo, il se tourna vers nous et la fixa droit dans les yeux, tout le temps qu'il le fit durer. Tant pis pour le public, ce soir. Ce soir, c'était tout pour Ally.
Elle ne le quittait pas des yeux et c'était bien compréhensible : Stair était tout simplement magnifique, avec ses longs cheveux un peu collés par la sueur, comme auréolés par la lumière d'un projecteur, son regard doux et amoureux rivé à celui d'Ally. Il jouait son solo avec une virtuosité impressionnante et la mélodie qui sortait de sa basse était magnifique. Je songeai que si, avec tout cela, mon amie n'était pas encore plus amoureuse, je ne savais pas ce qu'il fallait. A la fin de la chanson, Ally s'appuya sur mon épaule. Elle en pleurait, mais c'était, contrairement à la première fois, des larmes de joie pure.
Je ne fus pas dans un meilleur état pour Redemption, d'autant que Snoog ne se priva pas non plus pour la présenter. Après Reviens !, ils marquèrent une courte pause, pause qui annoncerait le rappel. Ils s'étaient épongés, avaient bu chacun près d'une demi-bouteille d'eau, avant de repartir sur scène. Lynn en avait profité pour m'embrasser et il avait presque fallu que Snoog arrache Stair à Ally. Mais tout cela s'était fait rapidement, dans une ambiance bon enfant.
Ils commencèrent le rappel par une chanson du premier album, puis Lynn se lança dans son solo. D'abord doucement, sans taper fort, sans y mettre encore trop d'énergie. Pendant ce temps, Snoog se promenait sur scène, allant de Frank à Stair, en s'arrêtant pour dire un mot à Treddy. Puis il se planta face au public et dit :
- Nous allons terminer ici... C'est la fin, c'est not'dernier cadeau. Et il est pour notre ange gardien, celle qui est notre Redemption !!!!
Il avait crié fort sur le titre de la chanson et Lynn avait embrayé aussitôt, apportant toute son énergie à terminer son solo, avant que Stair, puis les deux guitaristes n'embrayent. J'étais figée, presque autant que lorsque j'avais entendu la chanson pour la première fois, à Liverpool. Mais mes larmes jaillirent quand, après les dernières paroles, Snoog se retourna vers nous et lança :
- C'est toi notre chance !
Puis ce fut le noir complet sur la scène, la fin du show, sous un tonnerre d'applaudissements, de sifflements et de cris en tout genre. Mais les garçons étaient vidés, ils ne joueraient rien de plus ce soir. Et pour moi, pendant un temps indéfini, ce fut le noir aussi, celui du regard de Lynn plongé dans le mien, et cette sensation de fusion avec lui quand il me prit dans ses bras et me serra très fort.
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