Chapitre 73 : Jenna
- J'ai quelque chose à vous proposer.
Je levai les yeux vers Treddy qui venait de prendre la parole. J'assistais ce jour-là à la première répétition dans le nouveau local. Le chantier était terminé depuis une dizaine de jours et les garçons avaient investi les lieux, déjà très satisfaits de se retrouver désormais "chez eux". Avec le chantier, mes propres études à terminer à Manchester, je n'avais pas beaucoup suivi leur travail ces derniers mois, en vue du troisième album. Aussi étais-je très curieuse d'écouter leur progression sur certaines chansons comme par exemple Children of Freedom, qu'ils maîtrisaient de mieux en mieux. Si Snoog et Lynn avaient beaucoup écrit ces derniers temps, l'album était encore loin d'être complet, d'autant que le premier avait d'emblée refusé que Mort Ghlinne Comhann y figure. Alors même que la chanson était devenue parmi les plus populaires du groupe, avec les tubes déjà bien appréciés du public, comme Lies, more Lies ! ou No man's land. Mais Snoog ne voulait pas donner ce plaisir à la maison de disques, après le refus de la voir figurer sur le deuxième album. Cette chanson était en train de devenir mythique, et, d'un certain point de vue, il en était très satisfait et c'était aussi une des raisons pour lesquelles il ne voulait pas qu'elle soit enregistrée sur un album studio.
Je fixai donc Treddy avec attention : ce dernier amenait toujours beaucoup de richesse, de précision aux partitions de Snoog ou de Lynn, travaillant avec Stair pour embellir les morceaux, les façonner de manière à ce qu'ils portent la "patte" des Dark Angels. Je pouvais mesurer, et plus encore pour ce nouvel album, combien l'apport de Treddy était important pour tout le groupe, sur le plan musical en plus du plan humain : Ruggy aurait été incapable de travailler ainsi, de se montrer aussi créatif.
- Oui, reprit-il. J'ai composé une mélodie. Mais je n'ai pas de paroles.
- Ok, fit Snoog. Vas-y.
Et Treddy se lança. Les trois autres ne le quittaient pas des yeux, même si le regard de Stair se portait plus sur les mains de son ami que sur son visage : il était déjà en train d'enregistrer certaines particularités de la mélodie.
C'était un très bel air, même joué simplement à la guitare : je me doutais bien que Treddy ne serait pas arrivé avec un vague brouillon devant les autres, alors que, parfois, Lynn se permettait encore quelques à-peu-près, ou plutôt qu'il arrivait avec un morceau qui nécessiterait encore le complément et l'apport des trois autres. Sur un petit signe de Stair, Treddy reprit encore une fois la mélodie, puis précisa :
- Là, on peut imaginer un solo, puis on reprend ainsi.
Quelques instants plus tard, Stair entamait une ligne de basse très simple, alors que Treddy n'avait pas achevé. Mais je compris ce qu'ils voulaient faire : ils jouaient désormais l'air tous les deux, nous laissant déjà augurer de ce que cela pourrait donner. Lynn, lui, n'avait pas touché ses baguettes et écoutait, très concentré. J'étais presque certaine que, dans son esprit, se formaient déjà quelques roulements, quelques idées de jeu pour lui.
Quand Treddy et Stair s'arrêtèrent, Snoog hocha longuement la tête :
- Bon, ben... J'crois qu'j'ai plus qu'à m'y coller... Ca tombe bien, j'avais une petite idée.
J'ignorais encore que Snoog avait très récemment vu un documentaire qui allait lui inspirer une des chansons les plus poignantes qu'il avait pu écrire à ce jour.
**
Ce ne fut qu'une dizaine de jours après que Treddy nous avait présenté la mélodie, que Snoog arriva avec un texte. Stair, Treddy et Lynn avaient travaillé d'arrache-pied pour peaufiner la mélodie. Comme j'avais décroché un contrat de remplacement, mon premier job en tant qu'infirmière, je ne pus assister à toute cette phase préparatoire de la chanson et ce fut seulement quand cette dernière se trouva un tant soit peu aboutie que je pus l'entendre pour la première fois.
La seule chose que Lynn m'en avait dit, c'était que cela allait très bien avec la "couleur" de ce nouvel album. Il avait refusé d'en parler plus, se limitant à un "tu verras quand tu l'entendras pour la première fois". J'étais donc vraiment très curieuse de cette première écoute. Ally était avec moi : elle n'avait pas décroché d'autre contrat de travail pour le moment et avait décidé de demeurer tout l'été à Glasgow avec Stair. Je soupçonnais qu'elle n'était pas très assidue dans ses recherches, du fait qu'il se trouvait désormais en continu en Ecosse pour travailler sur le troisième album. Mais ils étaient encore loin d'avoir fait leur choix quant à leur installation définitive ici.
Assises toutes les deux dans de confortables fauteuils - les chaises de récupération du local de Manchester avaient fait long feu -, notre attention était toute tournée vers les quatre garçons. Ils s'étaient chacun échauffés, puis avaient enchaîné avec Children of Freedom pour bien se caler. Lynn me jeta un regard, en terminant le morceau, et je compris qu'ils étaient prêts à nous présenter leur dernière création.
J'en frémissais d'attente, de curiosité et d'un rien d'émotion : je connaissais bien cette impression, que j'éprouvais à chaque fois que j'allais entendre un nouveau morceau. Et je savais qu'Ally ressentait quelque chose de similaire, d'autant que Stair ne lui en avait pas dit plus à elle aussi.
Dès les premières mesures, je pus constater tout le travail qu'ils avaient effectué pour la mettre au point, par rapport à la présentation de la mélodie que Treddy nous avait faite. Le morceau était riche, bien rythmé, presque scandé et, en cela, il rappelait un peu la façon dont Mort Ghlinne Comhann était construite. Je ne savais pas comment Treddy allait placer son solo, s'ils avaient conservé son idée première ou si, peut-être, c'était finalement Stair ou Lynn qui en ferait un. J'étais déjà certaine qu'il serait très fort et très émouvant, ces premières mesures m'en donnaient une idée.
Mais ni Ally, ni moi, ne nous attendions au choc que nous allions recevoir quand Snoog entama les paroles.
O feu de l'enfer
Feu des Enfers
Passe ton chemin
Va t'en au loin !
C'était un jour timide de printemps
J'aurais dû être avec mes enfants
Mais je me trouvais juste au-dessus du volcan
A balancer des sacs de ciment
L'alerte venait d'être donnée
Et moi, jeune pompier,
J'étais parti le coeur au désespoir
Certain de ne jamais les revoir
Quand j'ai entendu l'explosion
Je n'ai pas cru aux radiations
J'ai juste pensé qu'il fallait
Aller là où le devoir m'appelait
Mes poumons brûlaient d'un feu inconnu
L'enfer en-dessous s'était répandu
Une fumée grise dans le ciel s'élevait
Nous empêchant de voir la lumière à jamais
Hier encore dans les rues
Au ballon les enfants jouaient
En robe blanche les femmes se promenaient
Montrant à tous leurs jambes nues
Demain je ne verrai
Ni les enfants jouer
Ni les femmes se promener
Ni les hommes se parler
Un jour on dira de moi
Que mon sacrifice ne fut pas vain
Que j'ai sauvé par mon courage et ma foi
La vieille Europe d'un mortifère destin
J'étais juste un jeune pompier
De vingt ans à peine passés
Mais à Prypiat où je vivais
Les fleurs jamais n'ont repoussé
Le silence retomba après les dernières notes. Ally me saisit le bras et je me tournai, un peu lentement, vers elle : son visage était couvert de larmes et le mien ne valait guère mieux. Une fois encore, Snoog avait fait mouche. Et oui, Lynn avait raison de dire que ce nouveau morceau, Fire man, serait bien dans la tonalité du troisième album.
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