Chapitre 74 : Jenna
Depuis le début du mois de septembre, les Dark se retrouvaient chaque matin vers 10h pour entamer leur journée de composition et de répétition en vue d'enregistrer le prochain album. Au fur et à mesure que les chansons leur paraissaient prêtes, ils en effectuaient l'enregistrement. Ce rythme leur convenait tout à fait, leur laissant plus de liberté que ce qu'ils avaient connu pour les deux premiers albums. Lynn était le premier sur les lieux, n'ayant qu'à descendre un escalier pour se retrouver dans le studio. Il se chargeait ainsi de préparer une grande quantité de thé pour ses amis et de vérifier que le frigo était suffisamment garni en bières. Avoir une idée de l'heure à laquelle ils commençaient était assez simple, mais dire à quelle heure ils termineraient, c'était autre chose... Il leur arrivait, quand ils étaient sur une bonne lancée, de travailler jusque tard dans la nuit.
Ils n'avaient finalement pas pu faire venir à Glasgow l'ingénieur du son qui les avait accompagnés pour les deux premiers albums, car la maison de disques l'avait planifié pour un autre groupe. A la place, deux autres professionnels leur avaient été présentés, mais ils avaient finalement choisi un ami de Treddy qui s'était installé en free-lance. Le contact était tout de suite passé avec les trois autres membres du groupe. Et, de ce que m'en disait Lynn ou même Snoog à l'occasion, il était très bon et ils étaient vraiment contents de leur choix. Je ne doutais nullement, pour ma part, que Treddy aurait proposé quelqu'un de mauvais ou simplement d'un peu juste.
De ce que j'en percevais déjà, quand j'avais l'occasion de les écouter, c'était que ce troisième album s'annonçait bien différent des deux précédents. Musicalement, il demeurait dans l'esprit du deuxième, avec les deux lignes de guitares que Treddy jouerait. Mais sachant cela, lui et Stair avaient d'emblée écrit la musique avec cette donnée à l'esprit, et non en devant retravailler et adapter les morceaux déjà composés comme cela avait été le cas pour le deuxième album, pour lequel cette modification s'était faite un peu "à l'arrache" suite aux injonctions de la maison de disques. Ils n'avaient d'ailleurs pas voulu chercher un deuxième guitariste pour l'enregistrement et n'avaient pas eu du tout envie de demander à Franck, celui qui les avait accompagnés pour la précédente tournée. Ils préféraient travailler encore et toujours à quatre à l'élaboration de l'album.
Ensuite, le thème des chansons évoluait aussi. Les premiers textes que j'avais lus ou même entendus étaient très prometteurs. Snoog était vraiment dans la lignée de Morte Ghlinne Comhann ou de No man's land, pour les paroles, comme il nous l'avait prouvé au début de l'été avec Fire man. Il avait aussi composé une chanson que je qualifierais d'ovni, avec une seule ligne de guitare, que Treddy avait proposé de jouer à la guitare sèche. C'était dire si c'était un ovni. Ce qui faisait que ce morceau se démarquait de tout ce qu'ils avaient pu produire jusqu'à présent, c'était que, pour une fois, Snoog ne parlait pas d'un gars paumé, mais d'une fille perdue. C'était, pour moi, le signe d'une maturité grandissante, d'une capacité plus étendue encore à l'empathie. Quant à Lynn, il avait aussi écrit quelques morceaux, assez politiques, qui mettaient en avant des idées plus universelles, pouvant toucher un public plus large encore.
A tous ces premiers morceaux, Stair et Treddy avaient beaucoup apporté. Ils trouvaient là leur pleine mesure pour enrichir les mélodies, les arrangements, à l'image de ce qu'ils avaient déjà produit pour le deuxième album, mais avec une entente et une affinité encore plus poussées. Je les sentais donc, tous les quatre, en plein épanouissement créatif. Et vraiment heureux de composer, jouer et chanter. On était à des lieues du premier album, enregistré avec encore un peu d'amateurisme, mais beaucoup d'énergie, ou du deuxième, né dans la douleur.
Ally, quant à elle, se trouvait à nouveau à Manchester, elle avait obtenu un poste intéressant et ne rejoignait Stair que lors de ses jours de repos, parfois en semaine, parfois le week-end. Elle essayait de s'arranger pour pouvoir rester trois jours avec lui et nous avions donc l'occasion de nous voir régulièrement. J'espérais que son choix de demeurer pour l'instant là-bas ne lui pesait pas trop, mais elle m'avait avoué qu'elle avait préféré accepter ce poste plutôt que rester finalement sans rien faire. De plus, comme c'était un contrat de quelques mois seulement - un remplacement de congés de maternité -, cela lui laisserait la possibilité d'accompagner le groupe pour la prochaine tournée.
Mon propre choix était assez similaire, puisque j'avais pu trouver quelques petits contrats à Glasgow dans différents hôpitaux de la ville. J'envisageais de plus en plus sérieusement de me mettre à mon compte. Je me plaisais à Glasgow, j'avais envie d'y faire notre vie. Le choix du groupe m'avait offert un autre lieu de vie et de travail et, chaque jour, j'appréciais d'y être. Notre cercle d'amis s'élargissait et je m'étais bien vite portée volontaire pour aider l'association caritative qui se trouvait installée dans un ancien entrepôt voisin du studio. C'était le même type de bâtiment à l'origine, mais en plus petit. Si, les premiers temps, j'avais secondé les équipes en distribuant de la nourriture, j'avais rapidement proposé au responsable d'assurer des permanences de santé gratuites. Il avait été ravi de ma suggestion, d'autant que deux coiffeuses avaient rejoint l'équipe peu auparavant. L'offre s'étoffait ainsi, en plus de la nourriture, des vêtements et des conseils d'une assistante sociale. C'était un plus, car les besoins étaient importants.
Ce jour-là, je travaillais et j'avais quitté un Lynn encore endormi pour me rendre dans une des maisons de convalescence de la ville qui m'avait proposé un contrat de trois semaines. J'aviserais pour la suite, mais je n'avais plus à me soucier d'apporter un revenu : le compte en banque de Lynn n'était plus jamais dans le rouge et même si les travaux de l'appartement avaient bien grévé ses économies, il nous restait largement de quoi vivre en attendant les ventes du troisième album.
Lorsque je regagnai l'appartement, en fin de journée, les garçons étaient encore tous présents au studio. Par curiosité et aussi parce que j'aimais tout simplement les écouter, je ne fis qu'un bref passage à l'étage pour déposer mes affaires, puis je les rejoignis. J'entrai d'abord dans la cabine de l'ingénieur du son, ne sachant pas s'ils étaient en plein enregistrement ou s'ils répétaient. Avant même de regarder à travers la vitre, je m'arrêtai car quelque chose m'interpella. Tous les quatre jouaient, mais le son de la guitare de Treddy n'était pas celui dont j'avais l'habitude.
Je m'avançai alors un peu plus dans la pièce, l'ingénieur du son se tourna vers moi et me sourit :
- Salut, Jenna. Ca va ?
- Oui, Julian, et toi ?
- Bien. Ils m'impressionnent.
- Ah ?
Je m'assis sur un tabouret à ses côtés et il continua :
- Treddy leur a fait une proposition et... J'ai compris que ce n'était pas une chose facile, mais écoute le résultat.
Je me tournai vers la vitre et regardai les trois musiciens et Snoog. Ils avaient tous des casques sur les oreilles, Lynn jouait les yeux fermés, Snoog ne chantait pas, mais s'appuyait au micro et son regard allait rapidement de l'un à l'autre de ses amis. Quant à Stair et Treddy, ils jouaient face à face en regardant les mains de leur vis-à-vis. Je les avais vus souvent dans cette posture, depuis la fin de l'été. Or ce qui était différent, ce soir-là, c'était que Treddy jouait avec la guitare de Ruggy.
Je les observai un moment, Julian surveillait ses manettes, modifiant parfois légèrement un réglage. Puis je lui soufflai :
- Treddy a pris la guitare de Ruggy ?
- Oui, répondit-il. Il leur a proposé et... J'ai bien vu que ça les travaillait, les touchait et les remuait en même temps. Puis finalement, Stair a dit que ça ferait peut-être plaisir à Ruggy de réentendre sa guitare, sur quelques morceaux, quand ils lui rendraient visite la prochaine fois. Alors, Lynn et Snoog ont dit d'accord.
Je souris. Je reconnaissais bien là l'inventivité de Treddy, toujours prêt à faire des propositions, et le côté fédérateur de Stair. Si lui, en tant que bassiste, acceptait une suggestion de Treddy concernant l'aspect musical de leur travail, en général, les deux autres suivaient. Mais là, je me doutais que cela avait dû être un moment particulier pour eux trois.
- C'est une très belle idée, fis-je. Je suis certaine que Ruggy en sera touché. Et je trouve aussi que cela met en valeur son instrument. Cela lui redonne vie. C'est une belle chose de l'emmener en tournée, de la faire figurer sur la scène, ça rappelle que Ruggy a fait partie du groupe, qu'il est toujours présent pour eux. Mais faire entendre sa guitare, cela prend encore une autre dimension.
- Tu as bien saisi l'esprit, Jenna.
- Ils vont jouer tous les morceaux avec ?
- Je ne sais pas encore. Treddy pensait que ça irait bien sur au moins deux-trois morceaux, dont Fire Man qu'on n'a pas encore enregistré. Ils ont décidé de s'occuper de ces morceaux-là d'abord, puis ensuite, on verrait.
- Et toi, tu en penses quoi ?
- J'en pense d'abord qu'il faut les laisser choisir, et ensuite, faire des essais. Pour chacun des morceaux. On enregistre d'abord la rythmique, là, il y a consensus pour que ce soit avec la guitare de Treddy. Ensuite, on verra pour la mélodie en fonction de chaque chanson.
Le morceau se terminait. Je laissai Julian à son travail, tout en regardant à nouveau à travers la vitre. Quand il rouvrit les yeux, le regard de Lynn se porta aussitôt vers moi. Il me rendit mon sourire.
- Bien, les gars. Ouais, pas mal du tout, fit Julian.
- On enchaîne, dit Stair. Ca me botte bien de voir ce que ça peut donner pour les Children... Tu nous envoies la rythmique ?
- Ca marche. J'enregistre ?
Ils lui répondirent par de simples signes de tête. Julian fit alors quelques recherches dans les précédents fichiers d'enregistrement, puis leur adressa un petit signe. Stair attaqua le premier, puis Lynn embraya. Snoog s'était tourné vers nous : il allait chanter.
Non, je n'ai jamais su
Que j'avais fait le tour du monde
Que mon image était devenue
Un symbole porté par une onde
Je voulais juste arrêter
Cette colonne de blindés
Les empêcher d'accéder
Jusqu'à la Place de la Paix
Là où le sang avait coulé
Depuis la nuit du 35 mai
Innocents étaient nos enfants
Courageux étaient leurs parents
Ils ont dit qu'il ne s'était rien passé
Ils ont dit que personne n'avait été tué
Mais pourquoi l'avenue est-elle rouge ?
Pourquoi alors que personne ne bouge ?
Ils ont bâillonné les gens
Ils ont fait peur à tous les habitants
Ils ont cru qu'on se tairait
Mais chacun en son coeur sait
Allumer une bougie
En juin, peu après minuit
Allumer une bougie
Un jour sera possible
S'il doit en être ainsi
Alors un symbole je suis
J'arrêterai toujours les chars
Et chacun en gardera la mémoire
Et chacun en gardera ma mémoire
C'était la chanson Children of Freedom, celle qui se distinguait déjà et que Snoog avait envie de mettre en avant comme titre phare. Ils n'avaient pas encore choisi le titre de ce troisième album, mais en les entendant jouer ce jour-là, avec Treddy imposant la mélodie sur la guitare de Ruggy, j'eus l'intuition que ce serait aussi le nom du disque.
**
Alors que nos amis venaient de quitter le studio, Lynn et moi y demeurâmes un moment encore. Nous étions sortis pour gagner la salle de répétition et y boire une bière avant que les autres s'en aillent et nous nous étions tous les deux assis dans un petit canapé. Le studio d'enregistrement n'était pas très grand, en revanche, la salle de répétition occupait une belle surface. Elle était pour l'heure quasi vide, hormis les fauteuils et une petite table glissée dans un coin, puisque les garçons avaient déplacé leurs instruments dans le studio, mais Treddy y avait ramené la guitare de Ruggy, la rangeant soigneusement dans son étui et la reposant sur l'étagère où elle se trouvait habituellement. Madame Ferew n'avait pas voulu la garder et l'avait confiée aux garçons.
Mes yeux restaient fixés sur elle et, maintenant que nous n'étions plus que tous les deux, je me risquai à poser quelques questions à Lynn :
- Que penses-tu de la proposition de Treddy ?
- Laquelle ? fit-il.
Je souris.
- Ok, je sais que Treddy a beaucoup d'idées, mais quand même. Celle du jour est plus que marquante, non ? Cette proposition de jouer avec la guitare de Ruggy...
Il se tourna vers moi et me fixa un moment. Son regard était très particulier. J'y lus de l'émotion, mais aussi un bel éclat de vie.
- Ouais, baby, c'est vrai. C'était...
Il se redressa un peu, puis passa un bras sur le dossier du fauteuil, derrière moi, avant de répondre :
- C'était inattendu. Quand il nous a sorti ça, tu vois comment il est, hein ? L'air de rien, hop là... Le Treddy qui balance une bombe. Ouais. Pendant quelques instants, j'ai cru avoir mal entendu. Stair était médusé. Quant à Snoog...
- Entre pétage de plombs et halluciné ?
- A peu près, ouais, répondit-il avec un petit sourire. Puis on a pigé qu'il était très sérieux. Et là, Stair a dit "pourquoi pas..."
Il se tut. J'imaginais la scène. Lynn encore médusé derrière sa batterie, Stair plongé dans une profonde réflexion et Snoog les nerfs à vif, prêt à tout. Et Treddy attendant sereinement que ses amis lui répondent.
- Et donc ?
- Hé bien... Pff... Tu sais, ça m'a fait très bizarre, ça m'a remué, de l'entendre à nouveau. En même temps, ça m'a fait plaisir aussi.
- Je comprends.
- Et puis... Et puis j'ai pensé que Treddy avait raison. C'était bête de ne plus entendre ce son-là. Et en même temps... J'crois qu'on aurait pas pu d'mander à quelqu'un d'autre, tu vois ?
- Oui. Il fallait pouvoir la confier à quelqu'un de proche et en même temps, qui était capable d'en jouer et de mesurer ce que vous pouviez ressentir.
- Ouaip.
- Et tu penses que vous jouerez plusieurs morceaux avec ?
- Je sais pas encore, baby. Mais j'pense que pour Fire man, ouais, elle conviendra vraiment bien. T'en as pensé quoi de la version de Children of Freedom avec ?
Je ne répondis pas tout de suite, voulant bien choisir mes mots :
- Je pense que le son de la guitare de Ruggy convient aussi très bien pour cette chanson. Et en plus, cela va ajouter un petit quelque chose... Comment dire... Ce son-là va bien "coller" avec les paroles. Comme pour Fire Man, mais pour cette dernière, c'est une évidence qu'elle convient très bien. Parce que le rythme de la chanson est très rapide, à l'heure qu'il est d'ailleurs, c'est la chanson la plus rapide que vous ayez composée pour cet album. Et je trouve que le son de la guitare de Treddy, pour la rythmique, s'harmonise bien avec.
Il ne dit rien, mais bougea la tête d'un air approbateur. Je m'appuyai contre son épaule, glissai ma main sur sa cuisse. Il la noua aussitôt à la sienne.
- Tu sais, baby... En fermant les yeux, j'avais l'impression qu'il était encore avec nous. Que c'était lui qui jouait.
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