Chapitre 75 : Jenna

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Assise à l'arrière d'un taxi, ma main nouée à celle de Lynn, je pouvais sentir son stress. Pourtant, il ne faisait pas un geste, sa jambe n'était agitée d'aucun tremblement. Mais intérieurement, je savais qu'il était un vrai tourbillon : cela se voyait à ses yeux. Son regard était très sombre, parfois traversé d'éclats sauvages.

Moi aussi je me sentais tendue. Car nous allions vivre dans l'heure qui venait un moment vraiment très particulier : à l'occasion d'un déplacement à Londres pour la promotion du troisième album, Children of Freedom, mes parents avaient accepté de nous recevoir. C'était la première fois que nous allions les revoir depuis leur visite impromptue à Manchester, lorsque Lynn avait fichu papa à la porte alors que celui-ci s'était montré odieux et injurieux. Depuis, de l'eau avait coulé sous les ponts et si j'avais entretenu tant bien que mal, surtout dans les premiers temps, le contact avec eux, maman avait beaucoup oeuvré ces derniers mois pour faire accepter la réalité à mon père : celle que Lynn n'était pas le "jean foutre" qu'il croyait, qu'il gagnait désormais très bien sa vie, que j'avais réussi mes études malgré son intervention et sa tentative totalement stupides pour me ramener à Londres et que nous vivions maintenant en Ecosse. Cela avait fait beaucoup à avaler pour mon père alors que maman, elle, avait eu connaissance des nouvelles les unes après les autres ce qui lui permettait d'avoir certainement une meilleure impression de ma vie, mais aussi plus de sympathie pour Lynn qu'auparavant.

J'étais parvenue à faire admettre à Lynn de porter des vêtements neutres, jeans bleu sombre, t-shirt blanc et blouson de cuir. C'était vraiment ce qu'il avait de plus neutre et pour cause : le t-shirt, je l'avais acheté juste avant notre départ quand j'avais eu confirmation que cette visite serait possible. Nous avions bien choisi notre jour pour cette rencontre : c'était le tout début d'après-midi, et à 16h, nous devions retrouver tout le groupe pour une séance de dédicaces dans un grand magasin de musique de la capitale. En réglant le taxi, je m'arrangeai avec le chauffeur pour qu'il vienne nous rechercher pour 15h15. Nous passerions ainsi une petite heure, pas plus, avec mes parents. Mais ça me semblait déjà largement suffisant.

En descendant de la voiture, je portai mon regard vers la belle demeure. Me revinrent à l'esprit les quelques propos échangés avec Snoog lorsque le groupe avait fait le choix de trouver un nouveau local. Il s'était inquiété, avec amusement certes, que Stair et Lynn ne puissent nous offrir à Ally et moi une demeure à la hauteur de nos rêves si le groupe investissait une part trop importante de ses revenus dans le futur local. Mais en revoyant l'endroit où j'avais grandi, je me fis la réflexion que je n'avais finalement aucun regret : le bel appartement de Glasgow, si lumineux, si ouvert sur le fleuve, sur la ville, sur le monde, me semblait bien plus représentatif de ma vie aujourd'hui que cette façade sévère, ces hautes fenêtres et cette lourde porte en bois brut.

Nous nous dirigeâmes, main dans la main, vers cette porte et je pris le heurtoir pour en asséner un coup assez marqué. Mon père avait toujours refusé d'installer une sonnette pour ne pas l'abîmer. Les livreurs et le facteur le savaient. Les visiteurs un peu moins, et certains avaient dû patienter parfois de longues minutes sur le seuil avant qu'on les entende et qu'on vienne leur ouvrir. Maman, elle, m'avait bien entendue ou peut-être aussi guettait-elle notre arrivée depuis le petit salon du rez-de-chaussée dans lequel elle aimait tant s'installer. Elle nous ouvrit et afficha un grand sourire. Je vis d'emblée qu'elle était cependant un peu crispée et je me dis qu'au moins, ce sentiment était partagé : elle n'était pas beaucoup plus à l'aise que nous, mais elle faisait passer sa joie de me revoir avant toute autre considération et rien que pour cela, j'avais fait tout mon possible pour convaincre Lynn d'accepter cette visite. Il le faisait vraiment pour me faire plaisir. Mais je savais aussi que papa avait intérêt à faire un effort de son côté, car Lynn n'accepterait aucun reproche, aucune critique et surtout pas vis-à-vis de mes choix.

- Bonjour, Maman !

- Entrez, entrez ! Comme je suis contente de te revoir, ma Jenna !

Et maman me prit aussitôt dans ses bras. J'acceptai son étreinte avec joie : moi aussi, j'étais contente de la revoir. Elle ne prolongea pas nos effusions, s'écarta, puis tendit une main chaleureuse à Lynn qui s'empressa de la serrer. Elle s'était peut-être attendue à ce qu'il lui fasse le baise-main, ce que j'aurais trouvé très comique, mais elle accepta bien volontiers cette façon d'être saluée.

- Bonjour, Lynn, dit-elle. Heureuse de vous recevoir.

- Bonjour, Madame, répondit-il. Merci.

Nous entrâmes alors dans le hall : la première étape était passée. Le regard de Lynn fit rapidement le tour des lieux. Je l'avais préparé au mieux à ce qu'il allait voir, il s'y attendait. Je fus heureuse que maman nous fasse entrer dans son petit salon, car c'était peut-être la pièce la moins chargée et la plus neutre de la résidence. Enfin, si on pouvait dire. Car le mobilier était quand même ancien et fort coûteux, les tapis aussi. Un feu était allumé dans la petite cheminée d'angle et apportait tout de suite une touche agréable et accueillante.

Quand nous entrâmes dans la pièce, papa se leva du fauteuil où il était assis. Je notai que ses tempes avaient blanchi, qu'il avait pris quelques rides, mais qu'il semblait en très bonne santé. Il avait quand même le maintien toujours aussi rigide, le visage assez fermé et lui arracher un sourire serait sans doute un exploit. Il nous fixa un moment, mais après avoir marqué un court temps d'hésitation, je laissai Lynn légèrement en arrière et je m'avançai dans la pièce pour le saluer.

- Bonjour, papa.

Il reporta son regard vers moi, me fixa encore, puis accepta ma bise sur sa joue en se penchant légèrement vers moi.

- Bonjour, Jenna.

C'était beaucoup moins chaleureux que maman. Enfin, c'était déjà ça. Restait maintenant à faire les salutations avec Lynn. Je me rendis bien compte que papa devait se demander si les bottes de Lynn n'allaient pas salir le tapis d'Orient, mais après les quelques pas de celui-ci, il en fut sans doute rassuré. Bon sang que mes parents pouvaient être guindés ! J'allais devoir être moi-même vigilante, car j'avais pris des habitudes au cours des années passées et le maintien qu'on m'avait imposé était désormais bien loin.

Lynn tendait déjà la main à mon père, avant que ce dernier n'ait fait le moindre geste en sa direction. Je savais que c'était beaucoup pour lui, et j'admirais le fait qu'il ait pris l'initiative de saluer papa et non d'attendre que ce dernier fasse le premier geste. J'aperçus une lueur de surprise dans les yeux de mon père, il jeta en regard derrière nous, échangeant sans doute avec ma mère, puis accepta la main tendue.

- Bonjour, jeune homme.

Hem, lui faire prononcer le prénom de Lynn serait sans doute trop pour ces premiers moments, cependant la poignée de main fut franche et respectueuse, deuxième bon point.

Maman nous invita alors à prendre place dans son petit sofa et je vis bien à son sourire qu'elle était à la fois satisfaite et soulagée.

- Voulez-vous prendre un thé ? Ou autre chose ? proposa-t-elle en bonne maîtresse de maison.

- Je veux bien un thé, maman, merci, répondis-je.

- Moi aussi, fit Lynn, merci, Madame.

Elle s'empressa de prévenir la soubrette, puis elle ouvrit le petit meuble-vitrine de l'angle et en sortit un de ses deux services à thé. C'était celui en porcelaine blanche, toute simple. Elle avait sans doute fait ce choix bien avant, se disant que le service chinois serait peut-être trop fragile entre les mains puissantes de Lynn. Je ne pouvais pas lui donner tort, même si cela était un peu amusant de le penser.

Ce fut cependant papa qui engagea la conversation. A cet instant, je fus certaine que maman l'avait vraiment sermonné et qu'il faisait tout cela non pour lui-même, mais pour ma mère.

- Depuis quand êtes-vous à Londres ? demanda-t-il en me regardant.

- Depuis deux jours, répondis-je. Le groupe avait rendez-vous avec la maison de disques pour régler de nombreuses questions liées à la sortie de l'album, ainsi qu'à l'organisation de la prochaine tournée.

- Les discussions ne sont pas encore terminées, intervint Lynn. Mais ça avance.

- Et... Et où jouerez-vous ? demanda maman.

- Un peu partout dans le monde, dit Lynn. On va commencer par jouer en Europe, plusieurs dates dans des festivals importants, et aussi dans toutes les capitales : à Paris, Berlin, Madrid... Et après, au début de l'été, on s'envole pour les Etats-Unis, le Québec et ensuite l'Amérique du sud. Certaines dates sont encore à préciser, certains lieux de concert aussi.

- Tu... Tu vas aller avec eux, Jenna ? s'inquiéta maman.

- Oui, bien sûr ! répondis-je avec un enthousiasme non feint. Je n'ai pas pu suivre la précédente tournée comme je l'aurais voulu, je m'étais vraiment concentrée et consacrée à ma dernière année d'études, mais là, je veux suivre le groupe et aussi visiter, voyager.

- Ah oui, bien sûr. Cela va faire un beau voyage.

Le thé était prêt et maman fit le service. Papa avait simplement acquiescé à sa dernière remarque. Puis je demandai des nouvelles de la famille et je les informai aussi que j'allais rendre visite à ma grand-mère à l'occasion de notre présence ici.

Maman et moi fîmes l'essentiel de la conversation, papa écoutant cependant avec attention. Lynn se permit quelques interventions, courtes comme à son habitude. Il évitait de regarder mon père et celui-ci de même. Mais j'avais senti qu'ils toléraient la présence l'un de l'autre. Troisième bon point.

Raisonnablement, je me dis que c'était déjà un sacré progrès, une belle avancée. Et je mis fin sans peine au supplice pour eux deux en regardant ma montre, puis en me levant pour jeter un coup d'oeil par la fenêtre.

- Le taxi est là, fis-je. Nous allons vous laisser, papa, maman.

- Vous avez un rendez-vous ? demanda papa.

- Oui. Séance de dédidaces du dernier album. Nous devons retrouver les autres à 16h, mais avec la circulation, il vaut mieux prendre un peu de marge, expliquai-je.

- Vous avez raison, dit maman. Alors, ne vous mettez pas en retard.

Et mes parents se levèrent de concert pour nous saluer. Maman fut cependant seule à nous raccompagner. Sur le seuil, elle me dit :

- J'espère que vous reviendrez bientôt. A votre prochain séjour à Londres.

- Merci, maman. Je te donnerai des nouvelles quant à la tournée et à notre voyage. A bientôt, dis-je en l'embrassant sur les deux joues. Prenez bien soin de vous.

- Merci, Madame, fit Lynn en lui tendant la main à nouveau. Merci de nous avoir reçus. Surtout pour Jenna.

Elle sourit avec un peu de tendresse.

- Je suis contente que vous ayez accepté notre invitation, Lynn. Je vous souhaite bonne chance pour la tournée.

- Merci, c'est gentil.

Puis nous tournâmes les talons et rejoignîmes le taxi. En m'y installant, je fis un dernier petit signe de la main à maman. Derrière elle, demeurant cependant dans l'ombre du hall, il me sembla bien apercevoir la silhouette de mon père.

Lorsque le taxi démarra, je me tournai vers Lynn. Il avait appuyé sa nuque contre le dossier et fermé les yeux. Il les rouvrit alors que je glissai ma main sur sa cuisse, plongeant dans mon regard.

- Ca a été ? s'inquiéta-t-il. J'ai pas été minable ? Ni lourdingue ?

Je lui souris :

- Non, c'était très bien. Maman était un peu tendue au départ, comme toi. Mais après, elle était plus à l'aise.

- Ouais. Mais ton père, il a pas décroché un mot. Il m'a pas causé directement.

- Toi non plus, fis-je.

- J'ai accepté cette rencontre pour toi, Jenna. Je suis heureux de t'avoir offert la possibilité de revoir tes parents.

- Et papa a accepté la rencontre pour faire plaisir à maman. Donc je dirais égalité. Et trève plutôt bien négociée.

Il eut un mince sourire.

- Bon, maintenant, on va affronter les fans. Et les groupies. Je sais pas si c'est pas pire que ton père, parfois...

J'eus un petit rire et appuyai ma tête contre son épaule.

- On peut toujours laisser les groupies à Snoog. Mon père, en revanche...

Et là, ce fut Lynn qui éclata de rire.

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