Chapitre 87 : Jenna
J'étais frigorifiée. Avec soulagement, je coupai le moteur de la moto, mais attendis quelques instants avant d'en descendre. J'avais les bras tétanisés et l'impression que mes jambes ne me porteraient pas si je tentais le moindre mouvement. Les lumières de la rue entraient par la porte que j'avais actionnée, juste ce qu'il fallait pour me garer. Le moteur émit encore quelques petits bruits, sortes de cliquetis qu'il faisait toujours en s'arrêtant.
J'ôtai d'abord mon casque, puis mes gants, et descendis finalement de la moto. Je déposai mes affaires sur l'étagère, à côté de celles de Lynn. Puis j'allai refermer la porte et allumai la lumière dans ce qui était le garage. Lorsque le chantier du premier niveau s'était déroulé, Snoog avait suggéré que l'entrée puisse servir de garage : l'entrepôt était suffisamment grand pour offrir au groupe ce qu'il cherchait : studio et salle de répétition, un bureau, des sanitaires et une petite cuisine. L'idée était bonne et la partie donnant sur la rue avait donc été transformée. Ce garage était assez vaste pour ranger deux voitures ou une camionnette, et nos motos. Il servait autant au groupe qu'à Lynn et moi-même.
Je fis le tour de ma moto et m'approchai de celle de Lynn. Je fermai les yeux un instant en posant la main sur le siège, dont le cuir était patiné. J'eus un instant l'impression qu'il était là. Mais je refoulai mes larmes, car je savais bien que personne ne m'attendait là-haut.
Je ne m'attardai pas, j'avais envie d'ôter mes vêtements humides, de prendre une bonne douche bien chaude et de me blottir sous la couette. Je traversai rapidement le garage, ouvris la porte qui donnait dans le petit couloir desservant la partie professionnelle et m'engageai rapidement dans l'escalier menant à notre appartement. Si, en bas, je n'avais perçu qu'un peu des lumières de la rue, là, la grande verrière les faisait entrer à pleins feux. J'actionnai l'interrupteur permettant de descendre le lourd rideau qui l'occultait. J'avais envie et surtout grand besoin de me retrouver dans mon cocon.
Sur la table, bien en évidence, je ne pus cependant échapper aux documents que j'avais reçus le matin-même des mains du médecin. Les résultats des analyses concernant le bébé et ce risque qu'il ou elle soit trisomique.
**
Je restai longtemps sous la douche, laissant l'eau évacuer les larmes que je ne pouvais plus retenir. Lorsque j'en sortis, j'enfilai juste un t-shirt de Lynn et grimpai à l'étage pour me coucher. Sur l'écran de mon téléphone s'affichait un petit signal lumineux : Lynn avait tenté de me joindre, sans doute venait-il de se lever. Le groupe se trouvait en Australie et nous étions à l'opposé côté horaire. Il leur restait encore deux concerts à donner : après avoir joué à Darwin, dans le nord du pays et à Sydney, ils devaient se produire ce soir à Melbourne et dans trois jours à Perth. Quatre dates au pays d'AC/DC. Est-ce qu'Angus Young s'inviterait lors d'une des deux dernières prestations ? Les garçons seraient fous de l'avoir à leurs côtés, pour un petit extra. Gordon l'avait contacté, mais je ne savais pas quelle avait été sa réponse, ni s'il serait disponible. Je savais juste que, comme pour les précédents concerts, le groupe jouerait une reprise d'AC/DC et une d'Iron Maiden ou de Scorpions. Ils changeaient en général, alternant une fois sur deux. En Australie, il était inévitable qu'une de ces deux reprises soit celle d'un morceau d'AC/DC.
Il était déjà tard à Glasgow et je ne me sentais pas du tout le courage de parler à Lynn. Je ne voulais pas lui annoncer la nouvelle alors qu'il leur restait deux concerts avant de revenir en Grande-Bretagne. D'ici une semaine, il serait de retour et ce serait bien assez tôt pour qu'il l'apprenne. Le médecin m'avait prescrit des examens complémentaires, prises de sang et surtout, une amniocentèse. Il avait bien compris que j'attendrais que Lynn soit là pour la faire et il avait prévu le rendez-vous en conséquence.
J'envoyai donc un message le plus enjoué possible, disant à mon chéri que j'étais sortie faire un tour en ville et que j'étais sous la douche quand il avait appelé, ce qui n'était même pas un mensonge. Je lui dis que tout allait bien - ce qui était totalement faux - mais que j'étais fatiguée et au lit, qu'il pourrait me rappeler après le concert : ce serait dans plusieurs heures, en milieu de journée pour moi environ. J'aurais le temps de me remettre, de récupérer un peu de la nouvelle et, je l'espérais, de faire bonne figure.
**
Lynn suivait Treddy et, dès que je l'aperçus, je courus me jeter dans ses bras. Il me serra fort contre lui, ne me relâchant à peine que pour m'embrasser. C'était un baiser profond, donné sans aucune pudeur, sans aucun souci de l'endroit où nous nous trouvions. Mais après tout, moi aussi, je n'avais que faire des passagers qui nous frôlaient, des regards intrigués, voire des quelques flashs qui crépitaient. Des fans, il y en avait toujours, n'importe où, n'importe quand. A la sortie d'un concert ou dans l'aéroport. J'avais appris à ne plus les remarquer.
Quand Lynn me lâcha pour plonger son regard sombre dans le mien, je pus reprendre un peu ma respiration.
- Ca va ?
Puis il fronça les sourcils et dit :
- Non, ça va pas. Qu'est-ce qu'il y a, Jenna ?
Il avait vu. Il avait deviné. Il avait senti. Je ne pouvais rien tenter de lui cacher. Mais j'essayai encore. Au moins cette fois.
- Plus tard, répondis-je. Tout à l'heure. Pas ici.
Il hocha simplement la tête, puis on s'écarta un peu l'un de l'autre. Il passa aussitôt son bras autour de ma taille et reprit son chemin. Snoog devait être encore dans l'avion, ou dans le couloir derrière lui, car nous n'avions pas encore eu droit aux cris et aux pâmoisons des filles agglutinées de l'autre côté des barrières de sécurité. C'était la rançon du succès.
- On file, dit simplement Lynn à Treddy qui semblait gober les mouches.
- Ok... répondit-il avec un petit sourire en coin, l'air de dire qu'on allait baiser comme des fous.
Je me fichais pas mal de ce que Treddy pensait. Je me fichais en fait de tout ce que tout le monde pouvait penser. Et même de ce que le chauffeur de taxi allait penser quand Lynn allait m'embrasser à nouveau encore plus passionnément que dans l'aérogare, glissant déjà une main plus qu'aventurière dans l'échancrure de mon corsage, faisant sauter non pas un, mais deux boutons d'un coup.
Oui, je me fichais de tout ce que le monde entier pouvait penser. J'avais retrouvé Lynn et cela seul comptait. Cela et ce que je devais lui confier. Et ça... Ca, c'était un des plus grands défis que j'avais à affronter.
**
Je n'eus aucune idée de l'endroit où atterrirent mes vêtements et ceux de Lynn, j'eus seulement conscience qu'il me portait jusqu'à la mezzanine et soupirai de soulagement en sentant le moelleux du lit s'enfoncer dans mon dos. Ses baisers étaient brûlants, son désir ardent. Et moi, moi, j'avais terriblement besoin de lui, de le retrouver. Il vint en moi très vite, je criai et pleurai à la fois, tant je le voulais.
- Oh, baby, tu m'as tellement manqué... Tellement... gémissait-il tout en couvrant mon cou, ma gorge et mon visage de baisers enfiévrés.
Il allait et venait en moi sans pouvoir ralentir un rythme que je ne parvenais pas à suivre. Il grogna et jouit, relâchant une tension que j'avais deviné difficilement soutenable pour lui. Puis il me serra fort contre lui et se laissa totalement aller, reposant, lourd, sur mon corps. Je n'avais pas eu de plaisir, j'en étais incapable, je crois. Mais cela importait peu. J'étais tellement soulagée qu'il soit là ! Enfin !
Je fermai les yeux, passant mes doigts dans ses cheveux, sur sa joue râpeuse. Lentement, il reprenait souffle. Puis il me murmura :
- T'as pas eu ton content, baby... J'ai été trop vite, mais là, j'vais m'occuper de toi...
- C'est pas grave, dis-je d'une voix hachée.
Il se redressa aussitôt, les sourcils froncés, alerté par ma voix tremblante.
- Baby... Qu'est-ce qui s'passe ? Le bébé ?
Les larmes couvrirent mon visage, je pus seulement hocher la tête à l'affirmative.
- Dis-moi ce qu'il y a ! s'écria-t-il soudain paniqué.
- Je... Le... Peut-être... Une... anomalie...
- Quoi ?
Je le repoussai doucement, il s'écarta de moi et je pus me lever, un peu titubante. Je descendis l'escalier et me dirigeai vers le meuble où je rangeais tous nos papiers. Les résultats des analyses étaient là. Je remontai avec. Lynn s'était assis dans le lit et tendit la main pour prendre les documents. Il les parcourut des yeux avant de porter la main à son front et repousser ses cheveux.
- Tu le sais depuis quand ?
- Dix jours. Je l'ai appris juste avant que vous ne jouiez à Melbourne. Je n'ai pas voulu te le dire par téléphone.
Il soupira :
- Je comprends pourquoi tu me posais plein de questions sur les concerts et que tu étais si évasive à ton sujet. Et au sien, ajouta-t-il en pointant le doigt vers mon ventre encore plat. Explique-moi mieux leurs trucs, là.
Et il me rendit le papier.
- L'échographe a mesuré un développement réduit au niveau du rachis, là, précisai-je en portant la main à ma nuque. Ca peut être un signe de trisomie. Pas une certitude. Il faut faire des analyses complémentaires et notamment une amniocentèse. Là, nous serons sûrs. Et nous pourrons prendre une décision.
- Une décision ? fit-il surpris.
- Lynn... Une trisomie... Tu vois ce que c'est ? Un enfant mongolien ? Est-ce qu'on prendra ce risque de mettre un bébé handicapé au monde ? Pour lui ? Pour nous ?
J'étais à fleur de peau et les larmes menaçaient à nouveau. Il m'entoura de ses bras et je me blottis contre son torse. J'avais terriblement besoin de sa présence.
- C'est quand l'examen et ça consiste en quoi ?
- C'est dans trois jours. Le médecin introduira une longue aiguille dans mon ventre, pour prélever un peu de liquide amniotique. Ce n'est pas très douloureux, dis-je pour le rassurer aussitôt. On aura les résultats environ deux semaines après. Mais ça impliquera ensuite beaucoup de repos et une surveillance plus poussée pour moi. Même si... même si le bébé est normal.
- Ok, soupira-t-il. Je comprends. Pour le repos, ce ne sera pas un problème. Tu resteras là pendant la tournée en Grande-Bretagne. Je reviendrai aussi souvent que possible. T'as prévenu tes parents ?
- Non. D'une part parce qu'ils ne sont pas encore au courant pour le bébé et ensuite, je n'avais pas envie qu'ils me fassent la morale. On a à peine renoué avec eux, Lynn...
- Ouais, je sais, fit-il d'un ton légèrement hargneux : il en voulait encore à mon père.
**
- Ca va, baby, ça va... Elle est normale...
Lynn me berçait et ne cessait de répéter cette phrase. Il m'avait prise sur ses genoux, sans façon, alors que nous étions encore dans le cabinet du médecin et que celui-ci venait de nous faire part des résultats des analyses. Avec ces examens, nous avions aussi eu connaissance du fait que nous attendions une petite fille.
Je pleurais contre son épaule, le serrant très fort contre moi. J'étais incapable de dire le moindre mot. Toute l'inquiétude, toute la tension, toutes les questions que je m'étais posées depuis presque un mois n'avaient plus lieu d'être.
Je finis par me calmer un peu et m'excusai auprès du médecin. Il nous sourit avec bienveillance et dit :
- Votre réaction est tout à fait normale. Votre inquiétude l'était aussi. Mais les tests sont très fiables. Vous allez maintenant bien vous reposer. Vous devez éviter les efforts, le stress. Et vous serez sous surveillance accrue.
- D'accord, fit Lynn. Je veillerai à tout ça.
- Nous referons une échographie dans un mois environ. Et je suis certain que la mesure du rachis sera bonne cette fois, poursuivit-il d'un ton rassurant. Nous allons déjà fixer le rendez-vous.
Lynn sortit alors son téléphone et consulta son propre planning : la tournée en Grande-Bretagne qui signerait la fin de la tournée mondiale allait débuter dans dix jours, nous devions donc caler le rendez-vous en fonction de ses possibilités d'être présent. Mais cette tournée serait moins importante que celle qui avait suivi le deuxième album : le groupe était désormais obligé de jouer dans de grandes salles et toutes les villes n'avaient pas la capacité de l'accueillir. L'apogée serait le dernier concert, à Londres, dans trois mois.
A Wembley.
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