Le Merle Piteux
Zélie arpentait mollement les longs couloirs de l’Institut, le livre à la main. Elle jeta un œil sur sa montre.
« L’autre poignet, l’autre poignet ! » se sermonna-t-elle.
Il était 10H13. Elle avait donc tenu treize minutes avant de se faire punir cette année. Nouveau record. Elle soupira gravement.
— Je ferai peut-être mieux d’aller tout de suite dans les limbes, supposa-t-elle avec tristesse. Mais en même temps, ils n’ont pas le droit de nous faire ça…
Elle fronçait les sourcils à présent, revigoré par son élan soudain de défaitisme. Elle haïssait Thémis, ainsi que les autres professeurs, les laborantins et tout le monde dans ce fichu Institut. Jusqu’à Pandore elle-même, et sa pédagogie stupide et dépassée. Zélie ne réussirait sans doute pas son année, mais elle ne leur fera pas le plaisir de renoncer. S’il fallait aller faire la Lecture, elle irait faire la Lecture. S’il fallait passer un trimestre dans l’autre Monde, elle passerait un trimestre dans l’autre Monde. Si elle devait se coltiner un tuteur, elle…
— Ah fiente ! Pesta-t-elle.
Un binôme serait passé, mais un tuteur, ça non. Elle n’était plus une enfant. A la première occasion, elle lui fausserait compagnie, peu importe les conséquences.
Elle connaissait le chemin jusqu’à la Porte par coeur. Elle l’avait trop souvent emprunté l’année passée. Mais le livre était nouveau. Elle regarda la couverture : Le vieil homme et la mer.
— Pffff… ça a l’air ch…
— Hop hop hop, jeune fille ! Fit une voix nasillarde.
Enfin, joliment nasillarde. Zélie regarda de tous côtés mais ne vit rien, ni personne. Est-ce que ce serait… Elle regarda à nouveau la couverture.
— Ernest ? Ernest Hemingway, c’est… vous ?
— Hein ? Quoi ? Mais… non, bien sûr !
Un petit oiseau agile et gracieux, tomba du plafond pour virevolter autour d’elle avant de se poser sur une applique murale, faisant vaciller la lumière. La flamme électrique fit luire magnifiquement son plumage noir et majestueux.
— C’était moi, petite péronnelle, fit l’oiseau. Tu allais dire un gros mot, n’est-ce pas ?
— J’allais dire chiant, oui.
L’oiseau s’ébroua et siffla, comme s’il avait entendu un coup de fusil lontain.
— Bravo, jeune fille, regarde ton livre à présent.
Elle fit ce que lui conseillait le charmant volatile. Et vit que le marque page changeait de place. D’au moins 10 pages. Elle se tourna vers l’oiseau et le gratifia d’un regard sombre, son œil vert devenant presque aussi sombre que le noir.
— C’est toi qui as fait ça ?
— Hein ? Oh non ! Non, non. Je ne suis qu’un merle, voyons.
— Mais un merle qui sait parler.
— Oui, bon, un merle amélioré, si tu veux. Mais rien de plus. Les murs ont des oreilles ici, jeune fille. Ils t’auront entendu jurer et hop, Thémis t’aura rajouté quelques pages de Lecture.
Zélie parut dépité et fut à deux doigts de jeter le livre par terre.
— Ah Fiente ! Jura-t-elle poliment mais avec vigueur.
— Voilà qui est plus décent, fit remarquer le merle en descendant à ses côtés. Alors… ai-je affaire à la bonne personne ? Une chevelure de feu, des yeux vairons, des tâches de rousseur disparates. Cela correspond. Voyons les mains… Une seule ? Qu’est-il arrivé à la droite ?
— Un accident avec une hydre l’année dernière, grommela Zélie qui n’aimait pas qu’on lui rappelle cette histoire.
— Ah oui… Un TP qui a mal tourné, c’est cela.
La jeune fille acquiesça, penaude.
— Bien, fit le charmant volatile, nous tenterons de faire mieux cette année.
Zélie leva la tête, et fronça un unique sourcil, essayant de comprendre où le magnifique merle voulait en venir. Il ne fut pas long à élucider la situation.
— Tu es Zélie, c’est bien ça ? Je me nomme Pazuzu. Et je serai ton merle-tuteur.
L’oiseau, aussi petit soit-il, fit une révérence des plus distinguées qui n’impressionna en rien la jeune fille.
— Pfff… Un merle. Super. Ce sera donc toi mon fameux tuteur ?
— Effectivement, siffla le merle avec une certaine fierté (il prenait sa mission très à coeur).
— Ma balance est un merle tout pourri. Youpi. Je devrais en faire une chanson.
— Mais… non. Non, non… Il ne faut pas le voir comme cela, voyons. Et puis, jeune fille, si tu te tiens à carreau, et que tu ne fais que des progrès, tu n’auras rien à craindre de Thémis. Ni de moi.
Mais Zélie n’écouta pas le défense pourtant louable de Pazuzu. Elle préféra peaufiner le refrain qui commençait à prendre forme :
« Ferme ton bec, merle piteux,
Bientôt tu finiras
Pattes cassées et cou tordu
au fond d’un estomac »
L’air était entraînant mais elle pouvait trouver mieux pour les paroles. Ce n’était pas assez cinglant à son goût.
— Hum… fit Pazuzu quand elle l’eut finalement chanté tout haut. Ce n’est.. hem... pas très sympathique de ta part. Mais je ne t’en veux pas. Tu n’aimes pas la nouveauté, ni qu’on te tienne par la main. Et je suis ces deux choses à la fois. Mais je suis certain que bientôt, nous rirons de tout cela.
— J’en ris déjà, moi, annonça la jeune fille avec aplomb.
— Ah oui, tu en ris. siffla calmement le merle. Où allais-tu déjà ?
Le sourire de Zélie s’effaça aussitôt et le Merle-tuteur en fut satisfait. Il reprit :
— Faire la Lecture, n’est-ce pas ? Alors vas-y, ils n’attendent que ça.
Zélie eut la certitude, à cet instant, que Pazuzu allait être redoutable.
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