La Lecture

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    Du palladium, solide, ouvragé, et une foule de sortilèges destructeurs. Voilà à quoi ressemblait la porte des Enfers. Elle n’était pas si haute — certains devaient baisser la tête pour y passer —, ni trop large. Zélie doutait que l’égo de Thémis y passe, par exemple. Pour autant, la porte serra le coeur de la jeune fille.

    — Tu en as perdu l’habitude ? Demanda le Merle-tuteur, sans taquinerie aucune.

    — C’est une habitude qu’on ne prend jamais vraiment.

    — Je veux bien te croire, fit l’oiseau dans une charmante pirouette.

    Sentant la détresse de sa protégée, Pazuzu n’estima pas nécessaire de la sermonner plus encore. Un tuteur lambda aurait dit quelque chose comme « il ne tient qu’à toi de ne plus y venir » ou « redouble d’effort, et la porte ne sera plus qu’un souvenir ». Mais il ne dit rien. Le malaise qui avait gagné l’étudiante était bien plus puissant que n’importe quelle remontrance.

    — Pardon, dit-elle simplement sans quitter le palladium des yeux.

    — Pardon ?

    — Oui, pardon petit Merle. Pour ce que je t’ai dit tout à l’heure. Cette chanson idiote.

    — Et mal composée, abonda l’oiseau.

    — Et mal composée, reconnut Zélie. Ce n’est pas moi, tout cela. Je… je ne suis pas ce genre de fille.

    — Ah ? Content de le savoir, avoua le merle en se posant par terre à distance raisonnable de la porte.

    — Je ne sais pas pourquoi je fais cela.

    Le merle, qui sentait une confidence venir, chose à laquelle il n’était pas habitué, toussota avec gêne.

    — Ah euh… Bah. Oui, oui. Je… Enfin… C’est une bonne question. Mais allons, va faire ta punition, et nous en discuterons plus tard.

    Pazuzu espérait que la jeune fille ne garde aucun souvenir de cette proposition une fois la Lecture passée. Zélie s’approcha de la porte et en saisit le lourd anneau qui faisait office de poignée. Elle jeta un coup d’oeil à l’oiseau qui n’avait pas bougé.

    — Tu ne viens pas ?

    — Hein ? Oh ! Non, non, non. C’est ta punition, pas la mienne. J’ai déjà donné.

    — Les Morts te font peur, petit merle ?

    — Pas tant que les limbes ou les crocs d’un renard. Mais je préfère rester ici.

    — Je comprends. A tout à l’heure.

    — A tout à l’heure.

    Zélie tourna la poignée et un vent glacial se faufila par l’ouverture, emmêlant plus encore sa chevelure brouillonne. Pazuzu fit quelques petits saut en arrière, les plumes hérissées. La jeune fille serra le livre contre sa poitrine à l’aide de son moignon puis prit une grande inspiration. Elle s’avança alors dans les ténèbres, avec crainte et résolution. A peine son ombre disparue, la porte se referma dans un claquement sourd. Le merle-tuteur contint un frisson avant de commencer à lisser son pennage.

    — Eh bien, finit-il par dire, cela aurait pu être pire.

    Et il picora un grain de blé bienvenu, arrivé là on ne sait comment.


*


    De l’autre côté de la porte, Zélie, le souffle court, avançait à tâtons dans les ténèbres. Si elle trouvait un responsable du lieu, elle lui demanderait l’installation d’une main courante. Mais il n’y en eut pas. Une lueur brilla un peu plus loin : la chaise. Elle s’en approcha tandis que les premiers spectres commencèrent à se masser autour d’elle.

    — Une femme, une femme ! Hurla l’un d’entre eux.

    — Peuh, une jeune fille à peine… fit un autre.

    — Allons, c’est un enfant, presque un bébé.

    — Elle était là hier, bande d’idiots !

    — Non, je me rappelle de ses yeux fâchés l’un avec l’autre. C’était il y a 1000 ans !

    Ni l’un ni l’autre, pensa Zélie. C’était il y a trois mois, lors de se dernière retenue. Mais les Morts n’avaient plus aucune notion du temps, comment pouvait-elle leur en vouloir ?

     Les ombres se pressaient autour d’elle, de plus en plus nombreux, de plus en plus turbulents. Certains tiraient ses cheveux, d’autres lui agrippaient violemment le bras. Mais comme ils n’étaient que fantômes, cela ne faisait pas vraiment mal. C’était juste effrayant. Terriblement effrayant.

     Zélie s’assit sur la chaise, en pleine lumière et tenta de se concentrer. Il parlaient tous en même temps, souvent pour ne rien dire ou pour demander des choses impossibles. Des nouvelles d’un ami du Kansas, ou d’une cousine du Bangladesh. Certains, les plus vicieux, disaient des choses horribles, des menaces ignobles. Chacune plus abjecte et plus blessante que la précédente.

    Par expérience, elle savait que se rebeller ne servirait à rien, si ce n’est les exciter davantage. Elle tenta donc de demeurer impassible. Mais quelques larmes, qui ne l’entendaient pas de cette oreille, se mirent à rouler sur ses joues.

     — Taisez-vous, supplia-t-elle les dents serrées, s’il vous plaît.

    Mais le peu qui l’entendirent ne firent cas de sa requête. Pire, elle eut la sensation que certains tentaient de boire ses larmes. Les Morts étaient d’odieuses personnes.

    — Taisez-vous, implora-t-elle à nouveau, sans plus de succès.

    Elle serrait fort ses deux poings. Le valide et celui qu’elle n’avait plus. Elle aurait voulu s’enfuir, partir, repasser la porte de palladium mais cela lui était impossible. Pas tant que les 110 pages n’avaient pas été lues. La porte le savait.

     Les larmes devinrent torrents qui se faufilaient entre les tâches de rousseur pour se rejoindre sous son menton. Les Morts eux, s’en amusaient, ils continuaient leur danses folles et venaient rire jusque dans ses oreilles, toujours plus fous. « Allez, se dit-elle, la Lecture doit se faire, allez, allez... »

     Une voix émergea de ce brouhaha décousu. Une voix tranquille, calme, apaisante. Une voix de vieille femme. Ou de vieux. Il est un âge où les deux timbres se rejoignent.

     — Vas-y, mon enfant, fit-elle. Lis-nous ton histoire. Je t’écoute.

    Alors, comme il y avait au moins une âme qui lui prêtait attention, Zélie sentit une pointe de courage lui délier la gorge. Elle renifla pour calmer ses pleurs, et d’une voix tremblante, elle commença la Lecture :

    — " Il était une fois un vieil homme, tout seul dans son bateau..."

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