Le Gratin Dauphinois

5 minutes de lecture

    Pour les premières années, c’était la cantine ; pour les secondes, le self ; pour les troisièmes, la cafétéria. Et pour tous les autres, la Table, que l’on prononçait en insistant sur le A, pour la différencier du banal élément de mobilier. La Tâââble. Et à cet instant, tout ce que l’Institut comptait de professeurs et d’étudiants s’y trouvait.

    La porte de la cantine s’ouvrit en grinçant légèrement, mais pas suffisamment pour troubler l’immense masse de fléaux attablés. Seuls ceux qui étaient plus proches de l’entrée s’arrêtèrent lorsqu’ils virent la nouvelle venue. Puis, l’information traversa le réfectoire aussi vite qu’un merle fond sur un ver de terre, et tous eurent vent de l’arrivée de la Fille au Moignon. Chacun s’étant tourné vers elle, ils la scrutaient avec une impolitesse assumée.

    Les premières années n’avaient d’yeux que pour son moignon. Leur toute première matinée de cours avait été consacré aux protocoles à appliquer lors des TP et des DS et aux comportements à proscrire parce qu’ils étaient grossier ou dangereux. Pour illustrer ce propos, les professeurs s’inspiraient des cas de Zélie et de la Promotion Pompéi. Il n’y avait pas d’exemple plus formateurs.

    Les secondes années, eux, connaissaient le personnage, et avaient côtoyé les Pomépistes une année durant. Ils savaient à quoi s’en tenir avec ces énergumènes. Pour beaucoup, Zélie n’était d’ailleurs pas la Fille au Moignon — elle ne l’avait été qu’à partir du second semestre —, mais la Fille aux Yeux Fâchés. Tant pour leur couleur dépareillée, que par le froncement quasi permanent de ses sourcils et son air renfrogné. Malgré tout cela, elle restait pour eux un personnage marquant de l’Institut et certains regrettaient même qu’elle ne fût pas dans leur Promotion. Mais personne ne le formula jamais aussi clairement.

    Tous les autres étudiants — le cursus durait huit ans — nourrissaient une certaine amertume envers cette promotion incompétente. Grâce à eux, emprunter une créature pour un TP nécessitait désormais, en plus de l’aval direct d’un professeur, une paperasse abrutissante et des tests psychotechniques idiots et rébarbatifs. De plus, les exploits — un terme hautement ironique à cet moment précis de l’histoire — de la Promotion Pompéi jetaient l’opprobre sur leurs études et sur la réputation de l’Institut Pandore, voire sur Pandore elle-même. Pauvres petits choux.

    Zélie, légèrement gênée, gouta délicieusement de s'avancer ainsi sous le regard de tous ses camarades. L’oiseau, lui, supposa qu’on l’admirait, et n’y vit aucun inconvénient. Il avait l’habitude.

    La jeune fille trouva vite une table où s’installer. Non qu’elle fût dotée d’une vue particulièrement perçante, mais il y avait là-bas, dans un coin de l’immense pièce, un groupe de personnes qui ne se souciaient absolument pas du reste du réfectoire et autour duquel gravitait une ménagerie de tuteurs.

    Flora fit à Zélie une place à ses côtés, Ezequiel reposa ce qu’il prévoyait de jeter à la table voisine, Corentin lui adressa un sourire, Agnès épousseta le banc... Bref, tous lui firent bon accueil.

    Pazuzu, lui, eut plus de mal à faire son entrée parmi les tuteurs :

    — Mestuteurs, mestutrices, bonjour. Vous trouvez pas que…

    — Chut, lui fit une aigrette-tutrice. Nous les écoutons.

    — Ah ben oui, pardon. C’est vrai, il faut les écou…

    — Chhhh, firent la moitié des autres tuteurs.

    Le Merle-tuteur eut un petit sourire gêné que personne ne remarqua. Pauvres oiseaux. Malgré leur bouille adorable, ils sont si peu expressifs. Pazuzu s'en satisfaisait néanmoins. Etre inexpressif avait bien d’autres avantages, il le savait. Il se contenta de chuchoter à sa camarade :

    — Pardonne-moi. Quel est ton nom déjà ?

    — Tlaloc, lui répondit-elle avec une certaine fierté.

     A n’en pas douter, cette fierté n’aurait pas fait long feu si l'aigrette avait pu déchiffrer l'expression du Merle-tuteur à cet instant précis. Et elle aurait sans doute quitté l'Institut sans délai.

    De son côté, Zélie rassura ses camarades quand à sa première punition qui s’était « plutôt bien passée ».

    — Pfff… mais quand même, c’est pas juste, tout ça. Thémis est une vraie…

    — Hop hop hop, jeune fille, intervint Tlaloc. Point de médisance. La médisance détourne du chemin de la réussite.

    Flora s’excusa, à regret, et racla le fond de son ramequin avec le dos de sa cuillère pour rassembler la dernière bouchée de ce qui avait dû être un flan. Zélie, elle, affichait une mine peu commune, ses deux yeux étant presque aussi ronds que ceux de son tuteur de merle.

    — C’est quoi cette histoire ? Chuchota-t-elle à son amie. On peut même plus dire ce qu’on veut ?

Flora secoua la tête en silence. Non. Mais Zélie fit signe à ses camardes de se pencher sur la table et, abaissant le ton, elle poursuivit de manière presque inaudible :

    — Ils sont tous comme ça vos tuteurs ? Parce que le mien…

    — Hop hop hop, jeunes gens, coupa l’aigrette-tuteur, point de messe basse. Le chuchotis et l’expression du doute et du secret.

    Elle se posa maladroitement sur la table avant de poursuivre son laïus chantant :

    — Et voilà deux choses auxquelles un étudiant sérieux n’a nul besoin.

    Zélie chercha son Merle-tuteur du regard pour lui intimer de lui venir en aide. Sans succès. L’oiseau était bien trop occupé à nettoyer un os tombé de la table voisine et elle ne reçut pour tout secours haussement d’aile.

    — Purin ! C’est trop chien ! S’emporta Zélie.

    Bien que le fond de sa pensée soit limpide, aucun tuteur n’y trouva rien à redire, le langage étant correcte. La Promotion Pompéi était passé maître dans l’art de dissimuler ses jurons. Ils y trouvaient même une légère satisfaction vengeresse.

    — Bon, et vous avez mangé quoi ? J’ai faim…

    — Du gratin dauphinois, annonça Flora.

    Les yeux de Zélie s’ouvrirent grand et la gourmandise s’y installa toute entière.

    — Oh ! Avec du vrai dauphin ? Demanda-t-elle.

    — Non, juste les patates.

    — Ah… se désola Zélie. C’est bon aussi.

    Mais son regard s’était éteint aussi vite qu’il s’était allumé et personne ne la crut.

    — De toute façon, je crois qu’il n’y en a plus, dit Flora.

    Quelques élèves — les plus studieux vraisemblablement — se levaient déjà pour retourner s’instruire. Zélie devait se hâter pour récupérer plateau et croiser les doigts qu’il reste quelque chose de comestible. A peine fut-elle levée, qu’elle entendit un couinement étrange suivi d’Ezequiel qui l’appelait :

    — Zélie… Le livre, s’il te plait...

    A trois pas de lui, le Ragondin-tuteur s’agitait dans tous les sens, une fourchette plantée entre ses deux omoplates. Pourquoi n’était-elle pas étonnée ? La Promotion Pompéi était fidèle à sa réputation.

Annotations

Vous aimez lire Guillaume Martin ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0