Le Goût des Fantômes

5 minutes de lecture

     Zélie n’avais pas fait deux mètres en direction des cuisines, que le Merle-tuteur se posa sur son épaule.

    — Tiens ? Tu es là, toi ? Tu ne restes pas avec ton groupe de tuteurs ?

    — Mmh… Non. Ils sont… comment tu dis déjà ? Chien.

    Zélie afficha un sourire satisfait. Pazuzu n’était pas près de recevoir un coup de fourchette.

    — Tu aimes vraiment le dauphin ? Demanda l’oiseau.

    — Oui.

    — Ah. Et qu’est-ce que tu préfères chez eux ?

    — Leurs yeux.

    — Leurs yeux ?

    — Oui. Tu vois toute l’humanité et la tendresse qu’ils ont dans leur regard ?

    — Oui, fit le merle.

    — On les retrouve au goût. C’est un régal.

    — Ah. Il faudra que j’essaye alors.

    La cuisine était là, les cuisiniers absents. Elle regarda attentivement le menu du jour, se projetant sur la façon la plus efficace de satisfaire à la foi papilles et estomac. Elle ne vit pas arriver le cuistot, une homme vieux comme le Monde ­— le vôtre, pas celui des démons — avec un tablier aussi sale que des pieds — des pieds de démon pour le coup.

    — Ah. La Promotion Pompéi, fit-il avec un sourire mitigé. On t’a pas gâté, toi, avec ce merle…

    — Hé, vieillard, on t’a pas gâté, toi, avec cet âge.

    Zélie trouva la répartie de son tuteur parfaitement idiote. Le vieil homme ne l'estima pas ainsi et abattit violemment son hachoir sur le comptoir avec une rage certaine. Pazuzu avait fait mouche.

    L’estomac de la jeune fille partit sur un borborygme disgracieux et elle demanda poliment (cela lui arrivait parfois) :

    — Il vous reste du gratin ?

    — Non.

    — Du poisson-bulle ?

    — Non.

    — La salade bourgeoise ?

    — Non plus.

    Le ventre de Zélie allait d’espoir en déception et le faisait savoir.

    — Bon, je sais pas, moi. Vous avez bien du pain ?

    Chaque table était dotée d’une magnifique motte de beurre — salé, les démons n’en connaissent pas d’autre —, et quelques tranches de pain suffiraient pour s’y attaquer. Son estomac ronronna de plaisir à cette idée.

    — Non.

    — Décidément, fit Pazuzu, vous n’êtes pas conciliant.

    — Ta gale, moineau.

    — Ni courtois.

    Sur ce, il s’envola. Un coup de hachoir est vite parti.

    — Bon, alors, il vous reste quoi ? Demanda Zélie sans y mettre aucune forme cette fois-ci.

    Un sourire en coin fit son apparition sur le visage creusé du cuisinier, révélant plus de trous que de dents.

    — La tambouille du jour, fit-t-il gravement.

    — Ok, ben va pour la ‘tambouille du jour’, alors. Y’a quoi dans cette ‘tambouille du jour’ ?

    — Panais, tofu, saindoux.

    Panais, rôti avec un jus de viande, Zélie aimait. Tofu, bien préparé, avec un petit gratin de chou-fleur, elle trouvait cela délicieux. Mais elle était plus mitigée pour le saindoux. Elle n’eut cependant pas le loisir de douter davantage puisque trois louches — l’ustensile n’avait jamais aussi bien porté son nom étant donné ce qu’elle contenait — s’abattirent coup sur coup dans son assiette. Cela fit floc, floc puis floc à nouveau.

    — Bon appétit, annonça le chef, comme une menace.

    — Eh ben, vous vous êtes surpassé là-dessus, reconnut Zélie.

    Puis, à voix basse, pour être certaine que seul le vieillard l’entende, elle ajouta :

    — Ça a l’air bien dégueu.

    Elle retourna à sa table tandis que le réfectoire commençait à se vider sérieusement. Preuve que les cours allaient bientôt reprendre : quelques uns de la Promotion Pompéi s’étaient levés.

    — J’ai manqué quoi ce matin, demanda Zélie à ses camarades une fois assise.

    — Rien, lui répondit Agnès. C’était chien. On doit travailler, blabla, pour réussir à être des bons démons, blabla, plusieurs générations de démons ont étudié ici, blabla…

    Elle mima à merveille une pendaison. Une loutre-tutrice arriva sur la table à ses côtés.

    — Agnès, fit l’animal, il me semble que tes propos sont médisants…

    — Vous pensez Loutre-tutrice ? Alors pardon si vous le prenez ainsi. Je ne faisais que répondre à la question de mon amie. Et comme nous manquons de temps, je résumais. Loin de moi l’idée de dénigrer Thémis ou l’Institut en tout cas.

    La loutre hésita à poursuivre ses remontrances. Agnès se pencha à l’oreille de Zélie pour lui susurrer :

    — Les tuteurs sont nuls en ironie.

    — Hop, hop, hop, s’insurgea la loutre qui n’avait rien entendu, point de…

    — Messe basse, je sais, la coupa Agnès avec le regard contrit. Je lui disais que vous étiez fort mignonne et surtout très inspirante pour moi. Je ne voulais pas l’avouer tout haut. Mais maintenant, vous le savez.

    Agnès feignit à la perfection la gêne et la timidité. Ses joues, ajoutant au réalisme, avaient rougi en un éclair. Admirable. La loutre s’y laissa prendre et la conversation s’arrêta là. Le temps d’un dernier clin d’oeil à Zélie, puis elle s’en alla. Seule restait Flora.

    Zélie attrapa une grosse noisette de beurre — de la taille d’un abricot en réalité —, et l’installa dans le petit volcan qu’elle avait façonné dans sa purée.

    — On a quoi cet aprèm ? Demanda-t-elle en attendant que cela fonde.

    — Transport.

    — Ah, cool. Je suis nul, mais j’aime bien Clockweak.

    — Oui, moi aussi, avoua Flora en se levant. Je lui dirai que tu seras en retard.

    — Je fais vite. A toute.

    Zélie se retrouva bientôt seule dans le réfectoire, à regarder son volcan rester impassiblement figé.

    — Fiente ! Fit-elle. C’est froid.

    Pazuzu, qu’elle n’avait pas vu depuis son altercation avec le cuisinier, se posa à un bout de la table et trottina dans sa direction.

    — Te voilà, toi. Où étais-tu passé ? Tu as eu peur du grand vilain cuisinier ?

    — Non. Je t’ai manqué ?

    — Non.

    Il s’approcha de l’assiette pour la renifler.

    — Alors, demanda-t-il, qu’est-ce qu’ils t’ont trouvé ?

    — Ça, fit mollement Zélie en désignant le contenu. La tambouille du jour. Selon l’inspiration du chef.

    — On dirait plutôt l’expiration du chef, fit remarquer l’oiseau.

    Il n’avait pas tort. L’ensemble était visqueux, grumeleux et blanchâtre. Quoique blanchâtre soit encore trop engageant. Et puisqu’on dit maronnasse pour quelque chose de vaguement marron, mais de moins séduisant, on aurait pu dire que la tambouille était blanchiasse. Sérieusement blanchiasse même.

    — Et c’est bon ? Demanda le tuteur.

    Zélie trempa sa fourchette dans le monticule et en souleva une noisette — grosse comme une vraie noisette cette fois — pour la porter à sa bouche. Elle mâchonna longuement et finit par déglutir en fermant les yeux.

    — Non. Je pense que, si les fantômes étaient plus solides, et qu’on pouvait les mâcher, ils auraient ce goût-là. Les plus vieux d’entre eux, surtout.

    — J’imagine, fit Pazuzu en se reculant car l’odeur n’était pas fameuse non plus. Mange ce que tu peux pour tenir et dépêche-toi de filer en cours. Je ne veux pas que tu arrives en retard.

    Ce n’était pas un mauvais conseil, alors Zélie l’appliqua. Et comme elle entamait sa quatrième et dernière bouchée — elle ne pourrait pas en supporter davantage —, Pazuzu lui promit :

    — Rassure-toi, jeune fille, tu mangeras bien désormais.

    Et il s’envola royalement pour se dégourdir les ailes.

Annotations

Vous aimez lire Guillaume Martin ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0