Chapitre 1 - Sūta
Sūta signifie astre, en ce monde. C’est un très vieux prénom apporté par les Anciens.
Et Sūta, c’est moi.
Papi dit toujours qu’avec un prénom pareil, je vais faire de grandes choses. Pourquoi ? Je ne suis qu’un gamin avec une Aptitude moyenne. Nous n’avons même pas d’argent, je n’irai sûrement jamais à l’école. J’ai peut-être un nom d’étoile, mais dans ce monde il n’y en a pas et tout ce que je peux faire, c’est contempler l’Astre unique.
J’aimerais aller là-haut. C’est beau là-haut. J’ai le cœur qui bat quand je contemple l’Astre unique. Papi dit que je suis fou...
Il y a trois mille ans, les Anciens ont renoncé à la technologie après avoir essayé, maintes fois, de sortir de cette planète prison, Pandore. Des dizaines de vaisseaux ont disparu, certainement brûlés par l’Astre. Aucune donnée n’a pu être collectée sur les rares débris retrouvés. Finalement, le grand Ancien a aboli l’exploration. Après tout cela, le monde a décidé de se consacrer pleinement aux Aptitudes qui sont déjà bien assez suffisantes à notre survie.
Alors pourquoi ? Pourquoi suis-je irrésistiblement attiré par l’Astre ? Pourquoi est-ce que je me sens si différent ici ? Qu’est-ce qui me manque ?
J’ai mal à la tête. Quel idiot ! Je finirai aveugle à fixer l’Astre si longtemps, plongé dans mes rêveries.
Je prends mon sac, siffle Ooka, ma changeforme, et dévale la pente à toute vitesse. Ma bête, repassée dans sa forme renard, vole à mes côtés. Arrivée en bas de la colline de Wille, elle accélère, une lueur malicieuse emplit ses grands yeux noirs. La course commence. Profitant de mon Aptitude, je m’élance par-dessus un ruisseau, puis quelques buissons. Je continu ainsi mes bonds, à plus cinq mètres du sol, évitant les obstacles sur ma route et profitant par la même occasion d’accélération. Malgré tout, je peine à suivre ma petite Ooka qui file tout droit vers notre maison.
À bout de souffle, je m’effondre au pied des barrières qui bordent la propriété de Papi.
J’ai perdu.
Comme d’habitude…
En guise de soutien, ma renarde, à peine plus grosse qu’un chiot, vient se blottir dans mes bras. Puis, sentant que le câlin a assez duré, elle me mordille le bras. Nous bataillons quelques minutes, puis nous poursuivons notre route.
L’Astre est presque à l’apogée de sa taille, il est bientôt l’heure de manger.
J’arrive rapidement à la petite ferme familiale. Je prends mon élan, bondis vers la fenêtre ouverte du premier étage et atterris doucement dans ma chambre. Mon Aptitude de saut est bien utile quand il s’agit de ne pas se faire attraper par Papi. J’ai pris la fâcheuse habitude de rentrer de cette façon lors de mes escapades loin de la maison. Si je croisais Papi, il me passerait forcément un savon, pour ne pas l’avoir prévenu.
Je l’entends cuisiner en bas en chantonnant discrètement. Puis sa voix rocailleuse tonne :
« Sū, à table !
— J’arrive Papi ! »
Je m’empresse d’arranger ma tignasse dans le miroir puis sors de ma chambre. Je saute la rambarde de l’étage et atterris à deux pas de Papi, qui fait un bond magistral. Il se reprend rapidement, grommelle dans sa barbe puis rétorque, comme à son habitude :
« Avec une aptitude pareille, c’est toi qui m’enterreras un jour. ».
Je souris. Qui arriverait à achever ce vieil homme ? Sûrement pas moi.
Je ne sais pas grand-chose sur Papi, il parle peu. Et pourtant, je l’admire. Il m’élève seul depuis plusieurs années sans jamais se plaindre. J’aimerais lui ressembler plus tard. Avoir cette vie tranquille à la campagne. Cette simplicité. Peut-être un jour.
Aujourd’hui, du haut de mes huit ans, je veux vivre. Je veux explorer, sentir, goûter, apprendre et dépasser. Je veux pouvoir comprendre tous ces mots. Ces mots que j’ai lus dans les livres. Ces mots d’un passé lointain. Je veux comprendre pourquoi je n’ai pas pu naître sur cette Terre si belle d’où personne ne cherchait à s’échapper. Je suis inculte pour le moment. Je ne sais même pas si ce monde connaît la vérité sur la Catastrophe.
J’aimerais apprendre. Enfin, oublions. Nous sommes pauvres et il y a peu de chances pour que je puisse étudier.
Au menu, des carottes avec des patates et deux œufs frais en omelette. Je mange vite. Nous parlons peu. Finalement, je me lève pour débarrasser la table quand j’entends la voix de Papi, m’annoncer des mots que j’attends depuis des semaines.
« J’ai besoin de matière pour le deuxième poulailler. Je vais à Aōhr demain. Si tu veux venir, je pars à 6 heures ».
Je souris de toutes mes dents.
« Merci Papi »,
Je réponds simplement. Pas besoin de plus, nous nous sommes compris. Je suis ravi qu’il se soit souvenu de mon besoin de visiter une nouvelle bibliothèque.
Je finis de débarrasser en silence.
De retour dans ma chambre, je m’écroule sur ce qui reste de mon petit lit aux côtés d’Ooka. Aōhr. Je suis surexcité. Il y a deux semaines, j’ai rendu le dernier livre emprunté à la bibliothèque de Sisthe. J’ai tout dévoré. Entre histoire, science et philosophie, tout m’intéresse.
Adī, la bibliothécaire, dit qu’elle n’a jamais vu ça et que si je lis si vite, je ne retiens rien et je reste sot. Elle se trompe, je retiens tout.
Aōhr est la plus grosse ville de la vallée et elle possède une bibliothèque immense. Près de cinq cent mille habitants, ce n’est pas étonnant. Il doit y avoir beaucoup d’Aptes là-bas. La bibliothèque doit regorger de manuscrits sur l’Onde, pour sûr !
Que vais-je découvrir demain ? Je tanne Papi depuis presque 4 semaines pour y aller ne serait-ce qu’un après-midi. Demain, va être une si belle journée.
Mes pensées vagabondes vers « La Terre, récit d’une planète ouverte », ma dernière lecture.
L’Ancien Monde n’était pas du tout comme le nôtre. Les humains vivaient à la surface d’un globe appelé Terre. Au-dessus d’eux, il y avait les « étoiles » répandues dans l’espace, infini.
Que veut dire « ciel sans limites’ ? Et l’infini, c’est grand comment ?
Je me retourne vers le mur, gêné par la lueur de l’Astre omniprésent perçant le voile de mes paupières. Ici, il n’y a pas d’étoiles, pas de ciel, pas d’infiniment grand, seulement cette planète prison. Une sphère centrée autour d’un soleil unique. Les pieds au sol, la tête vers l’Astre.
Vingt-sept pays se partagent les terres, dont Nūna, mon chez-moi.
Ce matin encore, j’ai pu apercevoir, au-delà de l’Astre, l’autre côté du globe. Au-dessus de moi, il y avait la nation de Tīol, un vaste pays que j’aimerais découvrir lorsque je serai grand. Si je ne peux pas m’en échapper, je veux tout savoir de cette planète.
Ont-ils vraiment la tête en bas là-haut ? Le sang doit leur monter au cerveau !
Quelques heures, plus tard, je m’endors enfin, épuisé de penser.
6 heures. Je suis debout. Nous déjeunons silencieusement, puis on charge Aūbe, la carriole. Oui, la carriole. Il faut croire que Papi est un grand sentimental. Cette carriole, il l’a construite il y a vingt ans et elle est encore debout, il la bichonne toutes les semaines. Gare à moi si j’improvise l’un de mes sauts depuis la fragile création de Papis.
Les deux chevaux sont attelés. Nous partons.
Nous en avons pour deux heures. Je gigote et je m’impatiente déjà. Papi me regarde d’un air amusé.
Le temps passe lentement, très lentement, trop lentement pour mon esprit qui bouillonne. Trop lentement pour Papi aussi qui me réprimande toutes les dix minutes, car je tape du pied continuellement. Ça le perturbe, dit-il.
Vers 7 heures 30, nous apercevons Aōhr. Tout est différent, autour de nous. Les villes sont ce qui ressemble le plus à celles de l’ancien temps. Alors que les campagnes manquent cruellement de technologies, elles, en regorge.
Lorsqu’un grand nombre d’Aptes sont regroupés en une zone, leurs émissions naturelle et permanente en Onde se confondent et créent cette énergie que la technologie transforme et utilise. Seules les grandes cités ont assez d’habitants pour profiter de cette ressource sans restrictions. À l’inverse, les petites banlieues et campagnes doivent se contenter de batteries à Zainōn. Celles-ci peuvent durer des dizaines de semaines, mais restent tout de même moins puissantes que l’Onde.
La ville se rapproche, j’ai hâte de fouiller la bibliothèque de fond en comble pour emprunter des trésors !
Annotations
Versions