Chapitre 5 : Un piège odieux

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Les flashs frénétiques des gyrophares défilaient comme les diodes d’une guirlande de Noël, les sirènes criaient leur impératif à l’égard des innocents piétons. Le quatuor d’enquêteurs filait à toute allure à travers les veines de Scribopolis.

Comme si un dieu facétieux avait secoué les dés du hasard, le coup de fil de l’opératrice était tombé comme un incroyable concours de circonstances. Il leur apprit la complainte que coassa un batracien, aussi fulgurant que bruyant.

Alors qu’il barbotait bienheureux dans le bassin abandonné des loutres dans l’ancien zoo de Scribopolis – fermé depuis que les animaux avaient réalisé qu’ils ne pouvaient plus s’avilir de la sorte –, sa sérénité amphibienne fut troublée par l’irruption de deux malfrats. Ces derniers traînaient un pauvre dahu, sans la moindre considération pour son assiette bancale. Caché entre les nénuphars, il eut seulement le temps de voir un patibulaire bélier asséner deux coups dans l’estomac de la biquette avant de glisser en douce dans les eaux troubles des aquariums et de laisser les gredins régler leurs comptes. A minima, il préviendrait la police ; histoire de se donner bonne conscience.

C’est ainsi que l’inspecteur Caracal claqua copieusement la piteuse portière devant les grilles de l’ancien zoo. Des plantes grimpantes s’y entortillaient ; lierres et vignes pourries par le gel, tentacules de l’obscurantisme. Mycélium et mousses maculaient montants de béton délabré et fondations fissurées ; stigmates d’un temps où l’intelligence ne les avait pas encore abreuvés de ses bienfaits.

L’Écriture. Le suc du savoir. La sémillante saveur de la sagesse et de l’évasion. L’élévation de leur condition !

Et ces coprolithes de Pourfendeurs tentaient de les priver de cette bénédiction ? Inacceptable.

— Ocelot, tu restes à l’entrée. Prêt à accueillir les renforts ou à couper leur retraite s’ils parviennent à s’enfuir.

Le félin rétorqua d’un rictus qui valait pour une affirmation, tandis que la Chouette et le Hérisson suivirent au trot leur supérieur ; la patte à portée de leur arme de service. Le zoo abandonné se situant proche de la Fange, ils arrivaient les premiers sur place. Les plus exposés.

La grille, défoncée sur le côté, leur offrait l'accès à cette zone normalement défendue. Ils traversèrent les arceaux de bois et d’acier, ancien support de la verrière morcelée du hall principal. Ça et là, le mobilier avait été vandalisé et n’en subsistaient que méandres comme après le passage d’un troupeau de sangliers. Mais le Caracal ne s’attarda guère sur ce spectacle de désolation ; il incombait à la mairie la tâche de réhabilitation de ces locaux. Son rôle, à lui, se limitait à débusquer les criminels.

Une œillade sur un plan jauni et la compagnie se dirigea vers l’aquarium, la zone dont référait le témoin. Ils franchirent sans peine, et en ligne droite, les bassins dont les vitres brisées narguaient le circuit tortueux prévu pour les visiteurs. Ils stoppèrent leur procession lorsque des voix agacées leur parvinrent.

— Mais tu vas t’exprimer dans une langue intelligible, maudite biquette ?

Un borborygme incompréhensible suivit la question. Puis un coup. Et un bêlement plaintif du caprin. Le Hérisson se sentit saisi d’effroi. Il fallait intervenir !

— Tant pis pour toi, incommodant ruminant. Nous nous débrouillerons sans cette information. En revanche, tu as épuisé tes chances de quitter cet endroit vivant…

La menace envoya un électrochoc en travers des nerfs des policiers : il était plus que temps d’agir !

— Police ! Plus un geste !

Le Caracal bondit de son repli, derrière la pataugeoire à crocodiles, et avança, révolver en patte, vers les malfrats. Ces derniers encadraient, au centre des vestiges de l’aquarium principal, une drôle de chèvre asymétrique et ligotée sur une chaise. Le premier vilain, un corgi surpris et à l’air inoffensif, bondit de stupeur ; les oreilles couchées en signe de culpabilité. Le second, un bélier patibulaire, en imposait déjà plus. Il se fendit d’un sourire sardonique tout en levant les sabots.

— Vous arrivez trop tard, Inspecteur…

— Gardez vos palabres pour l’interrogatoire.

Et tandis que la Chouette s'avançait pour lui passer les menottes, le cornu malicieux se défendit d’une ruade. La volaille s’écrasa à terre. N’écoutant que son instinct, le félin bondit au secours de sa collègue ; c’était sans compter l’irruption du canidé, paré pour la mêlée ; barrage outragé, pilier de son associé.

Ainsi donc, ils veulent la guerre…

Le fauve retroussa ses babines, dégaina les griffes et rugit de sa hargne tempétueuse. En face, le Corgi grognerait, hérisserait ses poils et laisserait sa rage décharnée baver comme sur de malheureux choux. À n’en pas douter, le combat serait épiqu… Ah non : le toutou vient de succomber de frayeur et s’est évanoui.

— Euh… Inspecteur ?

Le Caracal ignora copieusement l’interpellation du Hérisson. Le Bélier avait profité de la diversion pour ramasser la Chouette. Emprisonnée entre les sabots malveillants, pistolet sur la tempe, la pauvre rapace encore sonnée se retrouvait à la merci du vil ovidé. En otage.

Ordure…

— Je vous déconseille de faire un pas de plus, Inspecteur. Du moins… si vous tenez à votre collègue. Sur ce, je vous tire ma révérence. Au revoir… ou devrais-je plutôt dire : adieu !

Sur ces provocations, le Bélier chargea le poids plume sur son garrot et galopa vers la sortie. Conscient qu’il risquerait de blesser Chouette en se lançant à leur poursuite, le Caracal préféra compter sur les renforts du dehors.

Il communiqua à travers sa radio :

— Ocelot, l’un des suspects, un bélier, vient prendre la fuite avec la Chouette en otage. Ils se dirigent vers la sortie nord. Intercepte-les !

*

Aussitôt commandé, aussitôt exécuté ! L’Ocelot s’élança lestement de son guet et sprinta dans la direction indiquée. Il ne put s’empêcher de pester : pourquoi les renforts n’étaient-ils toujours pas là ? Ils auraient déjà pu établir un périmètre pour barrer tout scénario de fuite ! Qu’est-ce qui les retardait de la sorte ?

Ce qui devait arriver arriva : Ocelot vit l’animal signalé débouler, cavalant et traînant sa malchanceuse collègue et amie. Une camionnette d’un blanc passé stationnait et démarra en trombe dès que le fuyard eut embarqué avec son otage.

L’Ocelot resserra sa dentition ; il ne les rattraperait jamais s’il fallait qu’il retourne chercher la voiture…

Vrrrrom

Mais la chance lui souriait dans la mélasse ! Une sublime et rutilante Honda Fireblade s’était stoppée au feu rouge. La méthode lui vaudrait sans doute un blâme, mais, en incurable motophile, le félin ne put résister à la tentation. Et puis, il pourrait toujours justifier son acte par la nécessité de l’urgence…

— Excusez-moi.

— Hey ! Espèce de malade, vous…

Mais l’Ocelot n’entendait déjà plus les vociférations du motard, peu aimablement éjecté de sa selle : il poussa la bécane dans les rapports et savoura la sensation grisante du vrombissement de sa carlingue. Le pelage dans le vent, il décimait l’asphalte ; la sportive savait foncer, y’a pas à dire !

Il en oublia presque qu’il devait poursuivre la camionnette et ne s’en rappela qu’une fois obligé de freiner à son cul. Se rendant inévitablement compte qu’il était suivi, le chauffeur enfonça la pédale et la camionnette se mit à slalomer sur le boulevard, sans le moindre respect du code de la route. Virage à gauche, virage à droite, freinage brusque, demi-tour à contresens… En cinq ans de métier et de paperasse, jamais il n’avait expérimenté l’adrénaline du risque à ce point. Enfin, ses compétences serviraient à autre chose que rechercher des chatons perdus ! Le motard jubilait de cette course-poursuite. Aucune chance que ces malfrats parviennent à le semer avec leur…

PAN

L’Ocelot sentit la roue avant se dérober sous lui avant d’apercevoir l’éclat du révolver passer par la vitre.

Et merde… Ces salauds savent viser !

L’engin se cabra, rua ; même en invoquant son expérience et son self-control de pilote, avec un pneu éclaté, c’était peine perdue. L’Ocelot accepta la chute, mais usa de toute son agilité féline pour l’amortir et protéger sa tête. La bécane, en revanche, n’eut pas cette chance. Elle voltigea, esquiva de justesse une voiture chanceuse et alla s’éclater dans la vitrine d’un libraire, moins chanceux.

F’ chier…

*

— Inspecteur !

Les alertes du Hérisson restaient sans réponse, tandis que son supérieur rugissait ses ordres dans la radio.

— Je compte sur vous, Ocelot.

— Caracal !

— Quoi !

Enfin, l’inspecteur fit volte-face vers le rongeur et la victime toujours ligotée. Il comprit la préoccupation du Hérisson. Un foutu désordre électronique dépassait du dossier de la chaise. Une bombe !

La panique perla sur son front. Jamais il n’aurait cru les Pourfendeurs si préparés ni prêts à de pareilles extrémités… Point de non-retour.

Professionnel, comme toujours, le Caracal fit le tour du Dahu et se planta devant l’enchevêtrement de fils et d’explosifs de l’engin artisanal ; perplexe. Le compteur n’affichait plus que deux minutes. Pas le choix : il allait falloir la désamorcer !

— Que cau talhar lo hiu blau!

L’inspecteur redressa ses oreilles alertes : la victime venait d’exprimer, sur le ton de l’urgence, ce qui ressemblait davantage à une recommandation qu’un vain appel à l’aide. Hélas, de par ses origines, le Caracal ne maîtrisait que le breton. L’occitan n’ayant rien à voir avec les langues celtiques, certainement pas aussi nasalisé que son patois. Le Breton secoua la tête de dépit.

— Nous ne comprenons pas ce que vous dites.

— Lo hiu blau ! Be'vs disi de talhar lo hiu blau, répéta-t-il.

— Ça suffit ! Taisez-vous et laissez-nous nous concentrer.

Le félin se repencha sur l’assemblage qui échappait à sa compréhension. Par chance, le Hérisson avait pris de l’avance.

— Regardez Inspecteur : au moins l’un de ses trois fils doit permettre d’interrompre le minuteur.

— Oui, mais comment savoir lequel couper ?

— Lo blau, caronhada !

— Silence, vous n’aidez pas !

— Là ! s’exclama le Hérisson. Il y a des étiquettes sur chaque fil, peut-être des explications…

Sur le fil rouge était prosaïquement inscrit : « questionna le chat. »

Le sang du Caracal ne fit qu’un tour. Il reconnaissait cette engeance.

UNE INCISE !

La sueur coulait à grandes eaux sur son pelage ; les cauchemars ressuscitaient sous le voile de ses yeux ; les astres noirs se riaient de son désarroi. Cette abomination le narguait, remuait l’émotion de son cœur nauséeux. Non, non, non, ils… ne… peuvent pas…

Sa faiblesse. Sa plus grande faiblesse… Qui ? Qui a vendu la mèche ? Qui l’a trahi ?

Sur le fil jaune : « chuchota Bastien à voix basse sur le ton de la confidence qui n’était pas sans rappeler à Roxane leurs dernières vacances à Saint-Remèze lorsqu’ils faisaient du canoé dans les gorges de l’Ardèche. »

Cette fois-ci, les fluides remontèrent l’œsophage, manquant de s’évader de son corps en une flaque visqueuse. Il fallait pourtant tenir bon, mais…

Mais rien n’allait dans cette incise. Un pléonasme, conjugué à un rappel spatial doublon, inutile et superflu. Rien, rien n’allait !

Sentant ses pattes l’abandonner, ne plus assurer leur support, le brave félin se résolut pourtant à lire la troisième étiquette…

Sur le fil noir : « dit-il. »

C’en était trop !

Les maléfices hurlèrent leur cruauté ; les tentacules des vices et des délices appelèrent à l’évader dans leur refuge de bien-être : un monde SANS incises.

Non, encore un peu ; il devait résister… Pour le Dahu, pour Hérisson…

Mais « dit-il » (il osait à peine formuler cette horreur en pensée) incarnait le pire du pire, le distillat de l’infamie, la quintessence de l’ignominie. Se doucher les yeux à l’acide ne suffirait pas à effacer cette vision, cette souillure de son âme…

— Inspecteur ! Lequel faut-il couper ? implora le Hérisson en une incise qui ne manquerait pas d’achever le fauve éprouvé s’il pouvait l’entendre.

Couper ? Exterminer, éradiquer, annihiler, atomiser, dépecer, désintégrer, brûler… Oui, brûler ! Brûler ces immondices ; jusqu’à la dernière !

Un rire atroce, abominable, désespéré s’enfuit de sa gorge. Il était incapable de trancher, alors il les couperait toutes ! TOUTES !

Pourtant, le Hérisson, lui, trancha la question. Littéralement. Ses griffes acérées firent un sort de la corde qui retenait le Dahu prisonnier de la bombe. Attrapant l’engin explosif entre ses pattes, il courut, courut, de tout son souffle.

Il savait que les incises étaient la kryptonite de son chef : sa raison déjà étriquée ne se remettrait pas d’une telle déflagration.

Alors il courut, courut, jusqu’au bassin des orques.

De toutes ses forces, y jeta la bombe.

Contenue entre les renforcements bitumineux, la déflagration s’essouffla, mais le souffle… Le souffle emporta le Hérisson.

Répondit-elle, le nargua Michel d’un pied de nez, ironisa Claudine, murmura-t-il au creux de ses mains, décida-t-elle d’un ton assumé, répliqua Boris avec haine, asséna-t-il… Les incises s’enchaînaient, déferlaient en son être, se brouillaient jusqu’à n’être qu’un champ indicible.

Puis un voile noir sur sa conscience.

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