27. Samir
Dehors, il faisait encore bien sombre, le jour peinait à se lever, laissant à sa jumelle le plaisir de jouer, pendant quelques minutes encore, les prolongations. Ce n’était pas le cas de Samir : il avait quitté son lit avant l’aube et était à présent douché, habillé, coiffé, prêt à se rendre dans les locaux du Média indépendant avec l’entrain de celui qui avait passé, in extremis, un très bon week-end. En attendant l’heure à laquelle passait son métro habituel, il consultait en ligne, assis à son bureau, une dernière tasse de café à la main, toute une série d’articles, épluchant le contenu numérique des journaux nationaux et locaux, qu’il mettait en rapport avec les dépêches de l’AFP, histoire de se tenir au courant des événements du week-end tout en observant la façon dont ils étaient traités par les médias concurrents. Cette activité l’occupait tous les lundis matin, c’était une sorte de rituel auquel il ne dérogeait jamais : il aimait arriver à la rédaction en sachant que rien d’important ne lui avait échappé.
Soudain il sursauta, manquant de peu de renverser le liquide contenu dans la tasse. Dans le flot des informations qu’il parcourait en diagonale, trois lettres venaient d’attirer son attention : AEF. Le sigle de l’entreprise dirigée par Sacha. Il cliqua sur le titre pour accéder à l’article dans son intégralité:
Samedi matin, vers dix heures, un homme de quarante-deux ans, répondant au nom d’Aladji Diop, un Français d’origine sénégalaise,
Samir interrompit sa lecture, secoua la tête, mouvement qu’il accompagna d’une moue agacée : c’était insupportable, cette manie qu’avaient nombre de ses collègues de préciser d’où étaient issus les racisés. Dès lors qu’on n’était pas blanc, on se voyait rattaché à un autre pays que la France, pays que, bien souvent, on ne connaissait que de loin. Voire pas du tout. Ce réflexe pavlovien ne constituait-il pas une preuve de la persistance du racisme systémique qui continuait à gangréner la société, malgré tous les beaux discours dont on se gargarisait dans les milieux prétendument progressistes, où les mots tolérance, inclusion, respect, accolés à l’expression diversité culturelle, régnaient en maîtres ? Comme si mélanger tous ces termes et les faire tourner en boucle suffisaient à modeler un nouveau réel ! Heureusement, Samir était trop intrigué par ce qu’allait dire l’article à propos de l’entreprise AEF pour s’attarder longtemps sur sa question, au demeurant purement rhétorique. Il reprit sa lecture :
Aladji Diop, un Français d’origine sénégalaise, a été retrouvé mort dans son appartement parisien, situé dans le dix-neuvième arrondissement, à proximité de la station Stalingrad. C’est sa compagne qui a découvert le corps et qui a appelé les secours, mais il était déjà trop tard. Les analyses ont révélé que l’homme avait ingéré une grande quantité de somnifères et d’anxiolytiques. Des boites vides de Zolpidem et de Lexomil ont d’ailleurs été retrouvées sur les lieux, semblant accréditer l’hypothèse d’un suicide. Une enquête a néanmoins été ouverte. Selon nos sources, aux policiers chargés de la mener, la compagne du défunt, une certaine Lila Deschamps, trente-huit ans, aurait révélé des difficultés professionnelles qui le minaient depuis quelque temps. Aladji Diop venait en effet d’apprendre il y a peu son licenciement de l’entreprise AEF, dans laquelle il était salarié depuis dix ans. À ce stade, on ne sait rien de plus, mais on peut dire sans trop s’avancer que ce pourrait être la raison pour laquelle il a décidé de mettre fin à ses jours. Ce drame
Samir n’alla pas jusqu’au terme de l’article. Des gouttes de sueur perlaient sur son front. Il vacilla lorsqu’il se leva, eut besoin de poser une main sur la table pour ne pas tomber. Il fallait prévenir Sacha tout de suite. Il saisit son smartphone, mais au moment d’appuyer sur la touche d’appel, son doigt demeura suspendu en l’air. Que pouvait-il lui dire ? Qu’à cause d’elle un homme venait de mourir ? De toute façon, elle allait l’apprendre tôt ou tard. Et dans l’état où il se trouvait, ce n’était vraiment pas une bonne idée de lui téléphoner. Il ne trouverait pas les bons mots, la panique le ferait bégayer, peut-être qu’il se mettrait en colère.
Après tout, ce n’était pas à lui de lui annoncer ce drame, ce n’était pas son rôle de tenter de l’apaiser par des paroles consolatrices. Qu’elle se débrouille avec sa conscience ! Il était hors de question qu’il endosse la moindre part de culpabilité dans la mort de cet homme. Il n’avait rien fait, lui, il n’avait licencié personne. Samir se répéta je n’ai rien à me reprocher. Mais il ne parvenait pas à mettre en adéquation ces paroles et sa conscience. Elle lui disait tu es tombé amoureux d’un monstre, tu as couché avec le diable, tu y as pris du plaisir, tu savais pourtant qui était Sacha, ce qu’elle incarnait, et tu y es retourné, encore et encore. Traître ! Salaud ! Pourriture !
Tout à coup, les cris rauques qu’il avait poussés lors de leurs étreintes lui parurent immondes. Les grandiloquentes déclarations d’amour lui semblèrent indécentes. Il se sentit sale. Cette histoire ne pouvait plus continuer. Et ce fut la gorge serrée, les membres tremblants, hagard et très en retard, qu’il se rendit à la rédaction.
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