3.1 : Mehdi
— Monsieur Bétouni ?
— Oui.
Numéro inconnu. Mehdi s’était résolu à prendre l’appel matinal, soupçonnant que c’était lié aux évènements de la nuit.
— Bonjour Monsieur, ici le commandant Audrey Paray, commissariat du Xème. Connaissez-vous madame Marie-Odile Demécourt ?
— Comment dites-vous ? Demécourt ? Non, je ne crois pas…
— Modesty Demécourt ? Mod Demécourt ?
Il s’étrangla. La bouchée de pain passa difficilement avec une gorgée de café.
— Maud ? Oui, bien sûr je la connais. Elle danse au Paradis des Cancans.
— Pourriez-vous passer au plus vite, je vous prie ?
— Oui, tout de suite. Enfin, le temps de venir. Maud… Pourquoi est-ce que vous m’appelez ?
— Nous vous attendons, monsieur Bétouni. À l’accueil, vous demanderez le Commissaire Lestaque.
À peine une heure après, Mehdi se présentait au planton, essoufflé, en nage. Il s’était préparé aussi vite que possible, avait raisonnablement bien roulé, mais n’avait pas repéré de place de stationnement à proximité à cause de tous ceux qui déposaient leurs enfants à l’école. Quant aux parkings, il ne les utilisait jamais. Trop étouffants.
On lui prit sa carte d’identité, on remplit un formulaire avec ses coordonnées, et on le pria de patienter dans un corridor encombré de cinq chaises dépareillées, entre un distributeur de boissons ronronnant et un rebut de matériel informatique entassé à même le sol. Les sièges étaient tous occupés. Par deux petits vieux avachis, une rasta blanche, nerveuse, une grande brune qui avait du chien, et un black en chapeau-feutre et baskets de luxe. Le chauffeur s’appuya sur le mur face à eux. Leurs regards curieux le jaugeaient. Pour se donner une contenance, il fit mine de s’intéresser aux lieux. Au fond à gauche, une porte avec l’écriteau WC. À droite, des marches en bois. Il commençait à souffrir du confinement lorsqu’un immense bonhomme voûté au crâne dégarni déboula des escaliers. Ce dernier s’arrêta devant la femme brune et lui tendit une main à serrer.
— Madame Moret ? Commissaire Lestaque. Je vous prie de patienter encore un instant.
Déjà à moitié levée, celle-ci marmonna un « Bien sûr » accablé et retomba sur son siège.
Le flic se tourna vers Mehdi :
— Monsieur Bétouni, si vous voulez bien me suivre ?
Sa main était ferme. Mehdi en fut surpris, car sa silhouette floue dans un costume flottant ne laissait pas présager une telle poigne. Lui-même avait les mains moites et la poitrine oppressée. Le commissaire le précéda sur deux étages, puis au travers d’une pièce où s’affairait une bonne dizaine d’agents en civil. L’odeur lui sembla familière, mélange de café, de tabac froid, d’ordinateurs en surrégime. Le bureau était également conforme aux standards du genre. Mobilier métallique. Paperasse. Lestaque entra, laissant la porte ouverte. Mehdi respira un peu mieux. Cependant le soulagement fut de courte durée, car son vis-à-vis attaqua dès qu’ils furent assis, les yeux braqués dans les siens :
— Quelles étaient vos relations avec Marie-Odile Demécourt ?
Le visiteur espéra que le policier l’éclaire, mais comme celui-ci se taisait, il se souvint que c’était ainsi qu’ils nommaient Maud :
— Ah oui, Maud. Qu’est-ce qui se passe ? C’était pour elle l’ambulance, au Paradis ?
Pas de réponse. Mehdi spécifia :
— C’est une cliente. Elle habite à côté de chez moi. Elle n’a pas de voiture, alors je la prends après son boulot. Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Vous a-t-elle réservé dimanche dernier à 11 h 43 ?
— Comment vous savez ça ? Elle vous a montré son téléphone ?
Le flic se contenta de le fixer sévèrement. Mehdi se força au calme :
— Elle m’a appelé dimanche parce qu’elle devait aller chez sa mère, à Villepinte. La petite avait un peu de fièvre, elle préférait ne pas la traîner dans le RER. Je les ai prises toutes les deux. Normalement je ne travaillais pas, mais comme ce n’était qu’un tour dans le quartier, j’ai fait une exception.
— Cette petite, c’est sa fille ?
— Non, sa sœur. Une gamine de cinq ans qui est dans la classe de mon fils.
— Cela vous fait beaucoup de points communs. Vous vous tutoyiez ?
— Oui, c’est elle qui a insisté. Elle dit que cela lui donne moins l’impression d’avoir un chauffeur particulier. Quelquefois elle monte devant aussi.
— Vous étiez très proches ?
— Comment ça, très proches ? Oh ! Ça va pas, non ? Je suis marié, monsieur. Maud, je l’aime bien, mais y a rien de tout ça entre nous ! Qu’est ce qui lui est arrivé, vous allez me dire ou pas ?
La question suivante le prit de court :
— Vous avez témoigné contre votre propre frère dans une accusation de vol à main armée ?
Mehdi resta groggy. Il n’avait pas du tout envisagé sa visite au poste de cette façon. Il ne put que balbutier :
— Mais… Et Maud ?
— Nous y venons, monsieur Bétouni. Répondez-moi, je vous prie.
— Oui, mon frère a été condamné. C’était il y a dix ans. Et comme vous l’avez mentionné, j’étais témoin. Je n’ai rien à voir avec ça.
— Enfin, vous en avez pourtant largement bénéficié, des trafics de votre frère. Car c’est lui qui a payé vos études, n’est-ce pas ? Comment se fait-il que vous, le petit génie de la famille, soutien de votre maman et de vos petites sœurs, soyez finalement devenu chauffeur, payé au lance-pierres. Il y a de quoi être frustré, non ? D’en vouloir au système ? À la France ?
Mehdi le dévisagea bouche bée. D’où il sortait, ce rigolo ? Il allait bientôt l’accuser de terrorisme ou quoi ?
— Monsieur, j’en veux à mon frère. J’en veux à la police, qui laisse les trafics s’épanouir et les gamins comme lui mal tourner. Si ça vous fait du bien de vous aligner un Arabe, allez-y, j’ai l’habitude. Mais je n’ai rien fait.
L’autre continua, imperturbable :
— Vous avez subi une thérapie et vous avez été interné en HP pendant deux mois…
Mehdi s’indigna :
— Je vais bien. Si vous m’avez fait venir pour m’accuser de quelque chose, allez-y. Maud a été agressée hier soir, c’est ça ? Je n’attaque pas les danseuses dans les coins, si c’est ce que vous sous-entendez. Mon frère non plus. Il a fait ses deux ans, il est rangé, nous n’avons plus aucun contact.
— Marie-Odile Demécourt vous a appelé à de nombreuses reprises ces derniers mois. Sur votre téléphone personnel, pas sur celui de votre entreprise. Car vous avez deux Sim, n’est-ce pas ?
Mehdi perdait pied. Le flic parlait d’elle au passé, tout en refusant de lui dire ce qui était advenu d’elle. Il insinuait des tas de choses. Et chaque réponse semblait lui offrir une munition supplémentaire.
— Je la prends au black, c’est pour ça qu’elle appelle sur mon numéro perso.
— Vous voulez dire que vous ne déclarez pas vos trajets ?
Ce keuf imposant, sous ses airs de père peinard, avançait ses pions de manière à le déstabiliser. Il connaissait tout de lui, sans avoir consulté la fiche remplie par son collègue de l’accueil. Sans même avoir pris soin de l’interroger sur son métier, sur Maud ou sur le soir précédent. Évidemment… Il tenait le suspect idéal : un rebeu avec des antécédents psychiatriques et une implication dans une affaire de banditisme. Cela lui collerait donc toujours à la peau ? Il n’avait pas assez payé ? Mais de quoi le suspectait-on au juste ?
Enfin tomba la question que Mehdi craignait depuis le début :
— Où étiez-vous cette nuit vers une heure du matin ?
— Heu… À une heure ? Je devais être à la Concorde, je dirais…
— Comment pouvez-vous être aussi précis ?
— C’est parce que j’ai posé un minot au Grand Palais, et quand je suis reparti, c’était la météo. Il précisa : à la radio. Quand le périf est fermé, il y a plus de monde sur les Champs. Ça fait ça, quand il fait très froid, les gens prennent leur voiture…
Sous le regard impératif du flic, il se concentra :
— Tout ça pour dire que j’ai pris un peu de retard pour aller récupérer Maud. Sur le boulevard, j’ai été bloqué par un barrage de police. Du coup je me suis garé et je lui ai mis un message, comme quoi elle pouvait me trouver avec l’appli. Vous pouvez vérifier ! Mehdi tira le smartphone de sa poche et le tint devant les yeux de Lestaque. En l’absence de réaction, il posa l’appareil et reprit son récit : j’ai essayé de l’appeler aussi, mais elle n’a pas répondu. Du coup je me suis inquiété. Je me suis dit que c’était peut-être elle qu’on emmenait en ambulance… ou qu’elle était partie avec ses collègues. Comme elle ne me répondait toujours pas, je me suis dit que je l’appellerai le lendemain. Je suis rentré chez moi. Vous pouvez vérifier, il y a tous mes messages sur le téléphone.
Il présenta une nouvelle fois son appareil à Lestaque, qui recula légèrement :
— On a déjà le téléphone de la victime. Merci pour votre coopération, Monsieur Bétouni.
Le policier poursuivit froidement :
— Ces messages que vous avez envoyés, elle n’a pas eu l’occasion de les lire, elle était déjà morte. Accepteriez-vous que nous prélevions votre ADN ?
— Mon ADN ? Pourquoi, elle a été violée ou un truc comme ça ? bredouilla-t-il. Oh, non, pas ça !
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