5.2 : Lestaque
— Salut, Cul !
— Eh, Chemise !
Les deux amis échangèrent une accolade sur le quai. Cul et Chemise, c’était leur façon de s’interpeller depuis qu’ils avaient effectué leurs classes à Montpellier, presque vingt ans auparavant, les surnoms que leur avaient donnés leurs camarades de promo. Talbot avait conservé sa tignasse blonde en bataille mais avait épaissi du visage, de la poitrine et du ventre, ce qui soulignait sa petite taille. Il jouissait néanmoins de la même vivacité que par le passé, constata Pierre quand il l’entraîna en dehors de la gare.
— Je suis stationné pas loin. On prend un café avant de se mettre en route, pour que tu m’expliques ton problème en détail ?
Autour d’une table de bar, le souvenir du jeune brigadier se fondit en douceur avec l’image du Luc d’aujourd’hui. Et si ce dernier avait été surpris de son côté, cela avait été fugace, ou il l’avait bien masqué. Ni le temps ni leurs carrières séparées ne semblaient avoir eu de prise sur leur connivence. Après un bref topo, son collègue demanda :
— Tes pistes ?
— Un mec des cités qui faisait le taxi pour la jeune. Crime passionnel ou enjeu de trafics. J’y crois de moins en moins. Sinon, j’ai aussi un vieux beau qui se prend pour quelqu’un d’autre et la harcelait par SMS depuis des années. Le gars mériterait d’aller en taule, mais à mon avis, c’est pas lui non plus. Numéro trois : un dealer qui fourguait un paquet de drogue à la vieille. On n’a pas encore mis la main dessus.
On part du principe que les deux meurtres sont liés, ce qui n’est pas prouvé. On patauge, pour ne rien te cacher. Nos dernières infos nous mènent à ce qui s’est passé ici à Metz, avant que nos victimes déménagent à Paris : l’accident et le père de la petite. Comme je t’ai dit hier.
— OK. À moi. On commence par l’accident. Il semblerait que la famille Rugier habite toujours à la même adresse, mais personne ne répond sur la ligne fixe. On y va, si tu veux ? C’est à une quinzaine de bornes, dans un village. Je t’ai pris le PV pour que tu te mettes au jus sur la route.
La légendaire efficacité de Talbot : on agit, on se détend ensuite. La digression ne figurait pas dans son arsenal. Un tempérament rigide qui serait mis à rude épreuve s’ils échangeaient leurs postes, se dit Pierre, car lui devait gérer mille choses simultanément : l’administratif, l’opérationnel et les états d’âme des collègues, les supérieurs comme les subalternes.
Il trouva le dossier sur le siège passager. La première page du rapport mentionnait les noms des enquêteurs. Connaissant bien son ami, il n’évoqua pas encore le problème de l’amant abusif et se concentra sur sa lecture, la description formelle d’un dramatique accident, tandis que Luc roulait.
Un dessin grossier donnait une image paradoxalement très claire de la scène. Marie-Odile Demécourt sur une nationale. L’autre véhicule n’avait pas respecté la priorité. Il vérifia la date. La conductrice avait dix-huit ans. Le rapport se poursuivait avec une plainte contre Maud pour vitesse excessive. Compte-rendus d’hospitalisation… Luc surveillait la progression de son copain.
— Moche, hein ? Putain, si ça arrivait à ma femme et à mon fils, je crois que je me tue direct. Et toi ?
— Peux pas te dire, j’ai pas de gosse. Qu’est-ce qu’il est devenu, le petit ?
— Je n’en sais rien, t’as vu, il a été salement amoché. C’est tout ce que j’ai. Le père a retiré sa plainte, après les conclusions des experts des assurances. On y est bientôt… Tiens, 8 rue de la résistance… Là, c’est là.
Il montrait un pavillon en briques, propret, aux volets fermés. Personne ne réagit à leur coup de sonnette. PL risqua un œil dans la boîte aux lettres : aux trois quarts pleine. Il posa le pied sur le muret, enjamba la barrière en plastique blanc, et testa le verrouillage de la porte d’entrée et des persiennes. Il fit le tour, revint au portail : « Personne… »
Une voisine cria depuis son perron, de l’autre côté de la rue :
— Vous voulez que je vous aide ? Dégagez ou j’appelle la police !
— Monsieur Rugier, il n’est pas là ?
— C’est pourquoi ?
Ils traversèrent.
— C’est la police, Madame.
— Ah ? Ah ben, il est parti il y a une quinzaine.
— Où est-il ?
— Je lui ai pas demandé, pardi ! Qu’est-ce que vous lui voulez ? Mon Dieu, après tout ce qu’il a subi, le pauvre homme, qu’est-ce que vous lui voulez encore ?
— Que voulez-vous dire ?
— Qui vous êtes ?
Luc sortit sa carte :
— Police nationale, c’est une visite de routine, Madame.
— Ça, ça m’étonnerait bien… Je sais pas si je dois parler d’affaires personnelles à des étrangers.
Encouragée par leur intérêt, elle poursuivit néanmoins :
— Ma foi, c’est pas un secret. Il a enterré son fils le mois dernier. Le p’tit Ludo, il a fini de souffrir, grâce à Dieu.
Une fois lancée, la dame ne leur épargna rien de l’agonie de l’enfant, resté handicapé depuis l’accident de voiture. Elle conclut :
— Monsieur Rugier, il m’a juste dit qu’il allait voir une de ses amies à Paris, et qu’il ne savait pas quand il rentrait. Je nourris son chat en son absence.
— Auriez-vous un téléphone où le joindre, je vous prie ?
— Est-ce qu’il a des ennuis ?
— Non, nous devons juste l’entendre dans une enquête.
— J’aime mieux ça. Parce que le pauvre homme… c’est un saint, vous n’imaginez pas…
Revenu dans la voiture, le commissaire composa le numéro que la voisine acariâtre leur avait cédé à regret. Il enregistra un message avec ses coordonnées.
Luc à ses côtés serrait déjà les dents, sur la défensive. Pierre comprenait : il n’était pas facile de mettre en cause le comportement d’un collègue, a fortiori un de ses hommes. On leur avait inculqué l’esprit de corps comme fondement de leur mission. Il n’y alla donc pas par quatre chemins pour amener l’autre sujet :
— Luc, tu sais qui c’est ? C’est un de tes gars ?
— Bon… D’après le peu d’indications que tu m’as donné, je ne peux pas dire, mais j’en ai un qui a été en contact avec ta victime. Un des noms que tu as reluqués tout à l’heure sur le dossier. Un qui m’emmerde. Goncalves. Plaintes, bavures, tout ce que tu peux rêver. Efficace dans son boulot, mais soupe au lait. Ivrogne. Je l’ai rangé dans un placard, au sens propre, quasiment : on lui a affecté un réduit rien que pour lui. Il ne s’en émeut pas, d’ailleurs. Il récupère toutes les astreintes dont personne ne veut, Noël, jour de l’An, août… En conséquence de quoi, les collègues acceptent qu’il glande en paix et moi ça m’arrange pour gérer mes sous-effectifs. Il est plutôt sympa, à condition de ne pas lui parler. Je te donne un exemple pour que tu aies une idée du personnage ? Quand j’ai été nommé, lors de la prise de contact individuelle, je lui ai demandé s’il avait une famille et il m’a répondu « Va te faire foutre ». Texto. À son supérieur. Les autres m’ont briefé. Il a une procédure d’éloignement aux fesses. La mère de son gosse.
Tu me connais, je l’ai appelée hier soir pour me renseigner un peu. La femme est terrifiée, elle refusait de me répondre parce que j’étais flic. Avant que j’aie dit quoi que ce soit, elle m’a sorti d’une traite que s’il avait fait ça à une autre, elle ne témoignerait pas. La destitution des droits parentaux est en cours. Goncalves ne se rend pas aux convocations. Il ne s’en est jamais pris à son fils, mais il n’a jamais cherché non plus à le revoir après la séparation. Voilà ton personnage. On rentre au commissariat. Il est de service, je te le laisse.
Luc quitta un instant la route des yeux pour le regarder en face :
— Eh, Chemise, arrange-toi pour ne pas mettre trop de bordel dans mon équipe !
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