fin : Lestaque
Au premier rang se tenaient Auguste et Mathilde Moret. La petite Léa, entre eux, trépignait d’impatience devant les cercueils fermés, sur lesquels on avait posé des portraits : Maud et Patricia, les femmes qu’elle considérait encore comme sa sœur et sa mère. Pour combien de temps ? s’interrogea Pierre. Comment allait-on lui apprendre la vérité de sa naissance ? Elle arriverait de toute façon à la conclusion d’elle-même, lorsqu’elle serait confrontée à des documents administratifs… un jour. À moins que le rapprochement avec la famille de son père ne précipite les choses.
Après l’office, la fillette tira rapidement les Moret hors de l’église.
Il s’avança.
Tandis qu’il s’inclinait à la hauteur de l’enfant, Auguste le présenta :
— C’est le policier, tu sais ? Le commissaire Lestaque.
— Bonjour, dit poliment la petite fille en le regardant de ses yeux pâles.
— Ça va, toi ?
— Oui. Je pleure un peu mais je suis une grande.
— Moi aussi, je pleure, quand je suis triste.
— Même si tu es un policier ?
— Même. Cela n’a rien à voir, le courage et la tristesse.
Il lui passa la main dans les cheveux mais elle s’enfuit vers le fils Bétouni, resté dehors avec Sabrina pendant que Mehdi assistait à la messe.
— Votre fille n’est pas là ? demanda-t-il aux Moret.
Le vieil homme répondit pour sa femme, affaiblie, éteinte :
— Non, elle a estimé qu’elle n’avait pas sa place ici. Avec quelque raison, si vous voulez mon avis.
— Vous êtes dur. Elle ne pouvait pas prévoir ce qui arriverait.
— Commissaire, croyez-moi, c’est un schéma récurrent chez Sylvie, de faire émerger ce que les gens ont de plus mauvais en eux.
Il ne pouvait qu’être d’accord, pour l’avoir éprouvé lui-même. Pourtant le verdict, dans des circonstances aussi atroces, lui rendit l’absente paradoxalement plus humaine. Il se demanda s’il n’avait pas méjugé les membres de cette famille. En effet, il ne devait pas être facile de se construire face à un tel manque de bienveillance. Qu’est-ce qui gouvernait les choix de Sylvie Moret ? Pierre ne pouvait le concevoir, lui qui avait profité d’une enfance heureuse, ouverte sur le monde. Il avait pu se faire des amis, acquérir l’assurance nécessaire à une vie d’homme. Dans ses contes, les méchants et les sorcières avaient droit à la rédemption, une fois délivrés de leurs chaînes ou de leurs peurs. Le commissaire s’efforçait de ne pas oublier la leçon transmise par ses parents : comprendre ce qui motivait les gens avant de les juger. Ne pas excuser leurs actes, mais mesurer la faute à l’aune de la souffrance. Un postulat apparemment opposé à celui d’Auguste Moret, dont même la posture traduisait la raideur.
Lestaque en était conscient : certes, une coupable croupissait derrière les barreaux, pourtant la chaîne des responsabilités qui s’étaient incarnées dans son geste s’étendait bien plus loin.
Il s’avança sur le parvis pour saluer la jeune Héloïse, Mehdi Bétouni… il y avait du monde… tous les employés du cabaret… Emmanuel Fontagne. Le commissaire se détourna de crainte que le faux médecin vienne lui parler, mais Fantômas garda ses distances.
Christophe Rugier, quelques instants plus tôt, lui avait présenté Florence, à son bras. Ne manquaient que Mouss, au vert dans les Antilles, et Fabio, cloîtré dans son placard à Metz.
Madame Goncalves en revanche était là. Il la vit entreprendre timidement l’animatrice du foyer, à laquelle Léa avait été rendue. L’enquêteur parisien présageait que ce brin de femme se battrait comme une lionne pour réunir sa famille. Il espérait que les antécédents du père ne constitueraient pas un frein à son projet d’obtenir la garde de Léa, mais il n’avait plus la main. La responsable des services sociaux qu’il avait enfin eue en ligne l’avait remercié à demi-mot d’avoir géré l’urgence, c’est-à-dire d’avoir fait preuve de souplesse en laissant Léa chez les Moret, et avait coupé court à ses inquiétudes avec l’assurance que « désormais, tout serait fait au mieux dans l’intérêt de l’enfant ». Le coup de pied de l’âne.
Léa ne sembla pas effrayée par la vieille dame étrangère. Elle était incroyable, cette gosse.
Pierre attendit que Goncalves en ait fini avec sa petite fille avant de l’aborder. Chacun d’eux allait reprendre le cours de son existence et il voulait qu’elle lui pardonne ses accusations infondées.
— Oh, ne vous excusez pas, Commissaire, vous n’êtes ni meilleur ni pire que les autres hommes.
Ne sachant comment interpréter cette phrase, il resta muet, puis lâcha la question qui le taraudait :
— Saurez-vous la protéger ?
— Fabio ne lui fera pas de mal, si c’est ce que vous craignez. Je ne crois même pas qu’il pourrait s’intéresser à elle. Lila m’aidera à l’élever avec son fils. Ça se passera bien, ne vous inquiétez pas.
Depuis l’angle le plus éloigné de l’esplanade, Lucien Janovic, très sobre en costume gris perle, observait lui aussi les acteurs bien involontaires du drame. Quand celui-ci leva légèrement les doigts et lui adressa un sourire discret, Pierre céda à son attraction pour le garçon, sans avoir anticipé quoi lui dire :
— Ça va, monsieur Janovic ?
— Je ne sais pas trop. Sans Mod, sans Cygne, sans Mitsy, c’est un peu tout mon monde qui s’écroule.
Il rit :
— Ce serait l’occasion de se lancer dans un seul en scène, non ?
Plus sérieusement, il est des écueils sur nos chemins qui nous amènent à réévaluer nos priorités. Je me trouve à un de ces tournants, commissaire. J’avoue que j’en suis effrayé, et tout à la fois soulagé. Je songe à… sauter la barrière si j’ose dire. Jusqu’à présent le travestissement n’a été qu’un jeu. Un merveilleux oubli de moi-même.
Son rire cristallin retentit.
— Puis-je vous poser une question, commissaire ?
— Bien sûr.
— Croyez-vous que je puisse devenir une femme ? À vos yeux… Je veux dire : est-ce que vos yeux, est-ce que votre cerveau s’y habitueraient ? Ou est-ce que je suis voué à représenter une aberration du genre humain quoiqu’il arrive ? Répondez-moi franchement, je vous prie. Si vous deviez me débiter des fadaises convenues, abstenez-vous, j’en ai eu mon compte.
Une attente, par-devers la moue blasée qu’il affichait comme une armure. Il présentait les choses de façon si sincère, avec ce charme poignant au fond des yeux marron. Comme s’il avait anticipé la question existentielle, primitive, Pierre ne se donna pas le droit d’éluder :
— Je ne suis ni sage ni devin. Je peux juste vous décrire ce que je vois aujourd’hui, et c’est une personne blessée, alors que je devine quelqu’un de juste, d’intelligent au monde et de profondément attirant. Peut-être que si vous deveniez sincère avec vous-même, vous vous fatigueriez moins à chausser vos différents masques ? Je ne sais pas, mais j’aimerais que vous me teniez au courant. Sincèrement.
— Quand je serai devenue Lucienne, vous voulez dire ? Non, ne répondez pas, je vous charrie, commissaire ! Me donnez-vous droit à une seconde question ? Plus convenue celle-ci ?
Ils échangèrent un sourire de connivence.
— Comment interprétez-vous ce qui est arrivé ? Je veux dire, maintenant on sait ce qui s’est passé bien sûr… mais pourquoi ?
Pierre se réjouit. Ce « pourquoi » rejoignait ses propres préoccupations, depuis l’arrestation de Mitsy, deux semaines auparavant. Il s’engagea dans une allée du parc.
— Marchons un peu si vous voulez bien ?
Au rythme de leurs pas, il commença à récapituler les évènements.
À son arrivée au Paradis des Cancans, Modesty avait involontairement bousculé un ordre établi. Elle avait rebattu les cartes des prééminences artistiques. Plus grave, elle s’était immiscée dans une liaison entre Cygne et Mitsy.
Lucien approuva. Il poursuivit.
Le soir du drame, attirée par les éclats de voix dehors, Mitsy avait espionné la dispute entre Cygne et sa rivale, dissimulée dans l’ombre du couloir. Elle avait assisté à l’échec de la réconciliation et à la menace de faire virer Cygne. Enfin, elle avait été témoin du coup de fil passé par Maud à sa mère.
Que lui avait-il pris ? Avait-elle craint que son amie perde sa place ? S’était-elle simplement vengée ? Ils ne le sauraient que si Marta Kristof s’exprimait, ce qui n’était pas encore arrivé. En tout cas, une fois Moret revenue dans la loge, Mitsy était sortie dans la ruelle, avait attrapé le pavé au sol et frappé mortellement. Ensuite, elle s’était faufilée à l’intérieur, par les coulisses ou par le boulevard, personne ne pouvait le confirmer à ce stade. Elle s’était fondue dans le décor jusqu’à la découverte du corps.
Cependant, pour la sauvegarde de Cygne, il ne fallait pas que la mère de Maud parle de l’altercation. Donc, après le départ de la police, Mitsy avait pris sa voiture. Seule. Elle connaissait l’adresse de Villepinte, ce fait avait été établi grâce à Léa. Les caméras de circulation avaient matché tout le long du trajet.
Patricia Demécourt lui avait ouvert la porte de derrière. Sous l’emprise de somnifères et de calmants, elle avait été facile à assommer à son tour. Mitsy s’était débarrassé de l’enregistrement compromettant, avait essuyé ses empreintes sur le téléphone, mais n’avait pas senti que le haut de son crâne s’était égratigné à la hotte de la cuisinière.
Pierre s’aperçut qu’il se perdait dans des détails inutiles, certes cruciaux pour l’accusation, mais pas pour Janovic. Ce dernier l’encouragea à continuer. Ils se firent face, et le policier livra la fin de l’histoire :
— Le lendemain de son crime, Mitsy a appelé Cygne. Elle espérait la consoler mais elle a été repoussée. De colère, elle a détruit l’appartement de son ex et emporté toutes les photos où Maud apparaissait. On a retrouvé les morceaux déchirés dans sa poubelle de loge.
La suite, vous la connaissez : Cygne a entraîné Mehdi Bétouni en Lozère, et dès son retour vous vous êtes présentés chez elle avec Marta Kristof. Celle-ci s’est mise à harceler Cygne, qui n’a jamais répondu à ses avances ni à ses menaces. Voilà les faits.
Il reste beaucoup de zones d’ombres. On verra si le procès les dissipe. Le « Paradis » a commis un avocat aux deux femmes, néanmoins je me suis laissé dire qu’il ne parvient pas non plus à leur arracher quoi que ce soit. Par loyauté, Sylvie Moret refuse de charger Marta Kristof. Elle s’accuse d’être la cause de tout.
— En réalité, Cygne ne savait rien de tout ça ?
— Non, elle croyait réellement à une vengeance du père de Léa, jusqu’au jour où vous avez repris la revue. D’après nos recoupements, c’est à ce moment que Mitsy a avoué avoir tué Maud et Patricia Demécourt. Et comme Moret ne lui témoignait pas la reconnaissance attendue, elle l’a inondée de SMS de menace, tous plus haineux les uns que les autres. Ceux-ci attestent de son entière culpabilité.
Mais vous me demandiez mon interprétation… Sans aveu, on en est réduits aux spéculations.
Marta Kristof a été élevée dans un orphelinat, puis enrôlée par une bande de proxénètes et envoyée à Paris à l’âge de seize ans. Qui l’a sortie de la rue ? Par quel miracle a-t-elle atterri aux Cancans ? On ne le sait pas encore. Sans doute est-elle mentalement dérangée par ce qu’elle a subi. Peut-être Sylvie Moret symbolisait-elle le point d’ancrage affectif qui lui manquait. Les psychiatres se prononceront là-dessus…
Lulu, puis-je vous demander une faveur ?
— Bien sûr, chacun son tour…
— Pourrez-vous être présent pour Cygne ? Elle va avoir besoin de s’appuyer sur quelqu’un. Et je soupçonne qu’elle n’a personne.
Il s’abîma dans le regard intelligent de Lulu. Soudain, il y vit une étincelle de malice :
— Vous êtes un mec bien, commissaire.
— J’essaye.
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