8.6 Lestaque
Soudain, le commissaire connut la plénitude du persévérant dont les efforts se concluent par ce seul geste du pouce : encastrer la dernière pièce du puzzle. Tant de tris, tant d’essais. Et à la fin le tableau, si simple. En même temps, il eut la prescience du manque qui allait suivre la poussée d’adrénaline. Les deux filles avaient saisi l’occasion de se débarrasser d’une rivale. Restait à attribuer les responsabilités. Moret portant le coup fatal et attendant sagement que quelqu’un découvre sa victime, et Kristof mandatée pour terminer le boulot chez Patricia ?
Il se pencha à quelques centimètres du visage de Cygne, qui ne réagit pas, et l’acheva :
— Plus de mensonge cette fois.
De fait, la danseuse ne montrait plus aucun signe de combativité. Effondrée, les traits avachis, elle accusait soudainement plus que son âge, et lui se sentait ragaillardi. Il l’abandonna à Audrey, afin de remonter partager sa satisfaction avec son équipe.
Planté au milieu d’eux, il annonça la découverte de preuves décisives et conclut par un ordre :
— Sam et Clara, allez me cueillir Mitsy au Paradis des Cancans. Ce soir, je vous tiens tard, mais on boucle l’affaire, d’accord ?
Le « Oui, chef » ne sonna pas aussi enthousiaste qu’il l’aurait souhaité, mais tant pis.
La demi-heure suivante, Pierre la passa sur le trottoir, l’esprit vide, et elle lui parut interminable. Enfin Sam émergea de la nuit, tenant fermement l’avant-bras de Mitsy.
— Elle a tenté de s’enfuir, puis de mordre. On a dû la menotter. Je te passe les détails, on les consignera dans le rapport.
Élodie, derrière, parait à toute manœuvre de retournement. Le commissaire conduisit la danseuse jusqu’à une salle d’interrogatoire contigüe à celle de sa copine. Alors que la porte se refermait sur eux, il capta son regard craintif et lui désigna la chaise. Elle tressaillit. Un chat sauvage pris au piège. Il ne la força pas à s’asseoir.
— Mitsy, quel est votre vrai nom ?
— Marta Kristof, vous le savez très bien. Je suis déjà venue et je vous ai dit ce que je sais.
Il perçut un soupçon d’accent.
— D’où venez vous ?
— Je suis née à Bucarest.
Elle ne précisa pas. Lestaque ne se souvenait plus où cela se situait : Bulgarie, Roumanie, ex-Yougoslavie ? Il renonça à s’engager sur ce chemin hasardeux. Dans l’intervalle, les traits de la jeune femme rousse s’étaient fermés. Elle tenait les bras croisés serrés sous sa poitrine, mordillait ses lèvres. Cadenassée. Elle ne donnerait pas Moret. Les tentatives suivantes confirmèrent son appréhension. La seule chose qu’il en tira fut qu’elle avait déjà fourni à la police un document détaillant son emploi du temps, quand elle avait été convoquée le lendemain du meurtre. Elle n’avait rien à ajouter. Lorsqu’il l’accusa de s’être cogné la tête à l’angle de la hotte de Patricia Demécourt, elle ne nia même pas. Il lui énonça ses droits. Elle n’avait pas d’avocat, ne voulait prévenir personne.
Il abandonna et sortit. Devant la porte sept, Audrey échangeait à voix basse avec Samuel, demeuré vigilant dans le couloir. Ils lui apprirent que Cygne avait également refusé de déposer. Il n’en pouvait plus. Avec un aller-retour à Metz dans les pattes, sans compter les six étages qu’il avait gravis chez Moret, son carburant était épuisé, l’adrénaline retombée. Il souffla :
— Sam. En cellule. Toutes les deux. Séparément. On va voir si la nuit amollit un peu celle-là, et si l’autre se décide enfin à nous dire la vérité. Ce soir, ce ne sont pas les bandits qui dormiront sur leurs deux oreilles. C’est moi.
Audrey lui mit un étage dans la vue, quand ils remontèrent chercher leurs affaires. Les collègues, demeurés au commissariat dans l’espoir de la résolution de l’enquête, se partageaient une assiette de chips. Il leur signifia de s’en aller. Cependant, Clara le poursuivit jusqu’à son bureau. Elle tenait à lui montrer quelque chose sur l’écran de son smartphone. PL accommoda avec difficulté. À côté du dessin d’un visage féminin, il vit : Mam', une flèche bleue, ouvert + 7 j.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Capture d’écran de Marie-Odile Demécourt. Ça confirme qu’elle a bien appelé sa mère avec Snapchat et que quelqu’un a écouté l’enregistrement mercredi dernier.
— Qu’est-ce que ça raconte ?
— Aucune idée, je t’ai dit…
— À quelle heure ?
— Impossible à établir. Au-delà d’une heure, l’appli t’indique le nombre d’heures écoulées depuis qu’on a ouvert ton message, et au bout de vingt-quatre heures, le nombre de jours. Donc, si ça peut te rassurer, ça n’aurait rien changé si on avait eu l’info avant. On n’aurait jamais pu déterminer que Maud a appelé sa mère, précisément, juste avant de mourir.
— Alors pourquoi tu me montres ça ?
— Parce qu’il n’y a aucune notification provenant de Maud sur le profil Snapchat de Patricia Demécourt. Elle est là, ta preuve contre Moret, dans le téléphone de Patricia Demécourt. Ou plutôt dans le vide de son téléphone : l’historique Snapchat supprimé, en plus des empreintes essuyées. Quelqu’un l’a tuée à cause de ce que sa fille venait de lui dire. Voilà, t’es content ?
Pierre en avait le crâne qui explosait. Il scruta encore les hiéroglyphes sur l’écran de Clara, échoua à formuler plus de questions, se propulsa, au lieu de ça, en dehors de son bureau. Le sursaut d’énergie le surprit lui-même. Il s’expliquait le stress de Puce, à travailler toute la journée sur ses casse-têtes technologiques. En cinq minutes, cette énigme de Snapchat l’avait contaminé.
Pressé d’en terminer avec les danseuses du Paradis des Cancans, il lança à sa jeune collègue :
— Puce, viens avec moi leur énoncer pourquoi on les arrête.
Avant de parvenir à l’escalier, il se dit qu’il avait oublié quelque chose, fit demi-tour, revint vers son adjointe.
— Audrey, préviens Luc. Il semblerait que ses cocos soient innocents finalement. Je lui confirme ça demain. Et s’il te plaît, rentre chez toi.
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