Chapitre 1

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La porte pivota sur ses gonds. Un grincement crispant se répercuta dans toute la salle, suivi par un écho terrifiant. Personne ne sembla s’en inquiéter. À cette heure tardive, peu de croyants foulaient encore les marches du bâtiment. L’obscurité avait enveloppé la petite Lariane. Le peu de lumière qui s’infiltrait suffisait à éclairer le sol dallé. Les rares fenêtres ouvragées invitaient les rayons de la nuit à dessiner des figures lumineuses sur les murs.

Une ombre passa dans l’ouverture et s’avança avec légèreté. Une longue cape noire tombait sur ses épaules et une capuche lui recouvrait le visage. La forme marcha doucement en suivant le chemin qui bordait les rangées de sièges, avant de s’arrêter devant la représentation de la déesse Bleue. La divinité Laria, resplendissante avec ses bras levés en signe de victoire, sa robe flottant autour de son corps gracieux et ses yeux révoltés, affichait un visage fier, figé dans le temps. L’inconnu mit un genou à terre et murmura des mots en ancien langage afin que la déesse l’aidât et le protégeât.

Alors qu’il méditait paisiblement, l’intrus perçut des bruits de pas. Tous ses sens se mirent en éveil. Rapidement, il se leva et se cacha derrière des tabourets de bois. Un Larien venait de pénétrer dans la nef centrale. Reconnaissable grâce à son costume blanc aux reflets bleus, il marmonnait et s’avançait vers la porte, restée grande ouverte. Des images de Lauroires, cérémonies durant lesquelles des Lariens s’adressaient à la déesse Laria, s’affichèrent dans l’esprit de l’ombre, dont les lèvres se retroussèrent de nostalgie. Ces festivités simples de la vie quotidienne lui manquaient.

Qui est l’inconscient qui a laissé cette porte ouverte ? Il fait si froid, rouspéta le religieux en grelottant.

Sa tenue légère et traditionnelle, habituellement accompagnée d’une cape en fourrure pour supporter la bleue-verre, la saison la plus glaciale, traînait nonchalamment sur le sol. L’inconnu remarqua également l’absence de la ceinture en cuir sacrée, du collier et des broches que les Lariens adoraient exposer. L’homme ne paraissait pas se préoccuper de sa prestance. Pourtant, les Larianes pouvaient accueillir des fidèles à tout instant. L’étranger décida de se montrer, attiré par ce Larien atypique.

Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? s’écria celui-ci en apercevant la forme noire sortir de l’obscurité.

L’inconnu l’entendit murmurer des paroles saintes, utilisées pour éloigner les mauvais esprits. Cela le perturba ; personne ne l’avait jamais accueilli avec autant de froideur. Le Larien hésita devant l’immobilité du visiteur avant de s’approcher, l’air interrogateur. La peur quitta son regard, remplacée par une générosité émouvante. L’intrus se plongea dans ces prunelles bienveillantes.

Je viens demander refuge, chuchota-t-il.

Le Larien dut tendre l’oreille pour que la voix fluette lui parvînt. La sensibilité et la fébrilité qui émanaient de l’ombre l’étonnèrent. Son corps se détendit instinctivement.

Pourquoi vous aiderais-je ? demanda-t-il. En ces temps obscurs, vous vous doutez bien que nous sommes surveillés. Nous ne pouvons malheureusement accueillir tous ceux qui en auraient besoin.

L’inconnu ôta soudain sa capuche. Le religieux découvrit, bouche bée, un ravissant visage de jeune femme aux cheveux bleus. Bleus comme ceux de la déité Laria, symbole distinctif de la descendance tianienne. Le Larien referma la bouche, impoliment restée entrouverte, et agita fébrilement la tête et les bras.

Suivez-moi.

Il avait agi avec son cœur. Il savait que la jeune femme vivait des instants difficiles, son cas illustrait régulièrement les lettres et journaux du royaume. Pourtant, il ne croyait pas les rumeurs ou les dires de ses ennemis. Laria ne distribuait qu’amour. Les Lariens, détenteurs de la voix sacrée, se devaient de répandre la bonne parole quand la divinité se montrait absente.

La jeune femme replaça sa capuche et suivit l’homme sans dire un mot. Sa réaction l’avait rassurée. Il l’aiderait. Tous deux passèrent devant le portrait de la déesse, puis prirent un couloir sur le côté, faiblement éclairé par des torches disséminées le long des murs. Les flammes, sources de faible chaleur, réconfortèrent par leur douce lueur. Le Larien observa à la dérobée celle qui marchait à ses côtés. Sa cape et capuche cachaient ses traits. Seule une mèche céruléenne reflétait le feu des torches.

Ses confrères n’auraient sans doute pas aidé la jeune femme, l’autorité les effrayait. Le Larien avait confiance en la déité et ses décisions. Jamais il ne l’aurait trahie. Malgré sa foi, un doute perça son esprit, insufflé par une peur perfide qui s’insinuait doucement en lui.

Personne ne vous a vue entrer, mon enfant ? questionna-t-il.

Non, Gardien. J’ai fui mes poursuivants. Je ne serais pas venue en sachant que je pourrais vous mettre en danger.

Bien sûr.

En silence, ils poursuivirent leur chemin, quand un bruit sourd leur parvint. L’homme s’immobilisa et tressaillit. Il connaissait par cœur le son caractéristique de la vieille porte qui s’ouvrait. La jeune femme lui lança un regard troublé par l’angoisse et lui intima de continuer leur route en lui tirant les mains. Il ne bougea pas. L’oreille tendue, le Larien comprit qu’un danger approchait. L’intrus n’avait pas fermé la porte, comme la jeune femme avant lui. Cependant, cette fois-ci, des sons sinistres de sièges renversés, d’objets métalliques percutant les dalles et de rires gras envahissaient la Lariane.

Le Larien trembla ; une goutte de sueur atteignit son œil, qui papillota sous la surprise.

Gardien ! Je…

Une voix forte et grave interrompit la jeune femme.

Attrapez-la et tuez-la ! Je ne veux aucun témoin !

Elle continua de l’implorer. Elle avait reconnu l’homme sans cœur qui avait prononcé ces paroles de mort. Alors qu’elle pensait l’avoir semé, il l’avait retrouvée. Encore. Le Larien restait étrangement immobile. Il fixait la jeune femme avec détermination. Il avait décidé de la sauver, de lui donner du temps, au péril de sa propre vie. La déesse l’accueillerait en son sein avec fierté.

Continuez par ce couloir, puis prenez celui de droite, lui ordonna-t-il. Là, vous verrez un passage. Il vous mènera vers la sortie qui se situe non loin des dortoirs. Courez et ne vous arrêtez pas, je ferai diversion.

La jeune femme hésita. Elle ne pouvait accepter qu’une autre personne se sacrifiât pour elle. Chaque vie importait, aucune ne méritait de tels actes héroïques. Remarquant son malaise, le religieux lui prit les mains et la fixa avec intensité. Son regard déterminé et empli d’amour fit flancher la fugitive. Elle baissa la tête, résignée, et répondit à l’étreinte de son sauveur.

Que le bleu de l’Océan vous submerge, lui dit-elle, la voix brisée.

Qu’Il vous éloigne des côtes aux sommets tranchants…

Elle quitta son hôte à regret, retenant avec peine ses larmes de couler. Le Larien se dirigea vers la nef et disparut. Elle se mit à courir. Ses mouvements irréguliers et sa respiration saccadée, accentués par un épuisement général, l’empêchaient d’avancer avec aisance. Ses pouvoirs bridés ne pouvaient soutenir ses muscles ou protéger qui que ce soit. La magicienne déchue ne s’était jamais sentie aussi inutile. S’appuyer sur ses capacités magiques lui avait fait dénigrer la pratique sportive.

Elle le regrettait aujourd’hui. Son sauveur savait pour ses pouvoirs ; son état pathétique avait noirci les pages des lettres les plus sarcastiques du royaume, au plus grand plaisir de ses adversaires. L’homme courageux avait compris qu’il ne pouvait compter que sur lui-même. Il avait choisi. Il l’avait sauvée. Une larme coula le long de la joue de la jeune femme.

Après plusieurs secondes de course, un hurlement terrible rebondit sur les murs. Le dernier cri de son défenseur avait résonné jusqu’à ses oreilles. L’intensité, la douleur et la brièveté de ce hurlement avaient atteint la fugitive tel un coup de poignard. Elle s’arrêta, tremblante de fatigue et de désespoir. Les vieilles pierres amplifiaient les sons ; des bruits de pas et de rires retentissaient, des sons sinistres que la fugitive aurait aimé ne plus entendre. Déterminée à échapper à ces monstres, elle se redressa et reprit sa course, le souffle court.

Ses yeux rivés sur la direction à prendre, elle ne remarqua pas le petit rocher qui la fit trébucher. La jeune femme tomba lourdement sur le sol, son genou s’ouvrit ; son pantalon fin rapiécé n’avait pu supporter le choc. Le sang s’étala, formant une flaque luisante sur les dalles. Le sol inégal avait eu raison de son visage, sur lequel des entailles rosissaient. La blessée essaya de se relever, en vain. Supporter la douleur ne faisait pas partie de ses priorités, la faute à une vie bien réglée et aisée, toujours à l’abri du moindre danger. Jusqu’à ces derniers jours. Des explosions terribles enflèrent dans son esprit, s’étendant depuis ses blessures, frôlant son âme désespérée et meurtrie et s’agglomérant en boules d’angoisse dans son estomac. Sa vue se troubla, ses membres se raidirent et la panique la gagna.

Les flammes des torches attirèrent son regard ; la jeune femme se perdit dans leur contemplation. Son passé, son présent et son avenir incertain se brouillèrent. Alors qu’elle songeait à ses enfants, elle sentit une présence. Dans un dernier effort pour défier la mort en face, elle se retourna et l’aperçut. Un soldat de la garde tianienne bandait son arc. Ses iris sombres et son visage fermé n’affichaient que de la haine. Il tira une flèche. La fugitive abaissa ses paupières.

Comment… ?

Elle rouvrit les yeux. La flèche ne se trouvait pas plantée en elle, comme elle s’y attendait. Elle s’était retournée contre son propriétaire qui gisait à présent sur le sol, figé dans une interrogation éternelle. Du sang dégoulinait de ses lèvres. La survivante sourit et rit comme une démente. Elle ne comprenait rien, mais savourait cette victoire inattendue. D’autres soldats approchèrent. Elle ne les entendait plus, tout son être avait migré dans une autre dimension, entre folie et désespoir.

Soudain, du sang émergea de sa gorge. Sa bouche, empêtrée dans une hilarité délirante, se contracta pour délivrer des sons gutturaux. La jeune femme vomit du liquide rouge, manquant de s’étouffer. À bout de forces, elle tomba sur le sol. Sa cape s’étala sur les côtés ; ses courbes fines et ses membres menus, amaigris par la faim et la fuite, se dévoilèrent.

Les soldats approchèrent. Elle ne réagissait plus, sa tunique bleutée, déchirée en toutes parts, affichait une plaie béante au niveau du nombril, comme si une flèche l’avait transpercé. Ils se regardèrent, surpris et ravis. La mort, habituée à faucher des corps depuis l’aube des temps, ne tarderait pas à se montrer. Les soldats avaient accompli leur tâche. Leur chef vint se poser de sorte à examiner la proie avec attention. Celle-ci ouvrit une dernière fois les yeux. L’image d’un sourire ironique et la sensation d’un membre dur sur sa peau resteraient à jamais gravées dans son esprit qui s’éteignait.

***

Sacre 1410, levée d’Iliath, jour 32 – Dans la nuit – Château tianien

Via se réveilla en sursaut dans sa chambre. Elle posa une main sur son front et s’aperçut qu’il était brûlant. Ses cheveux collaient à son crâne luisant de transpiration et sa respiration se faisait irrégulière. Elle tremblait encore, bien que les images sombres s’atténuent. D’expérience, elle savait que ces scènes resurgiraient dans la journée. Cela l’angoissait ; un cercle vicieux malaisant l’empêchait de calmer ses peurs. Tout son être s’agitait de soubresauts.

Ses terribles cauchemars s’accumulaient, nuit après nuit, dans la douleur. Via craignait que ces images funestes lui annoncent un futur dominé par la mort. Pire que des incertitudes sur son avenir, ces visions lui rappelaient d’horribles souvenirs.

Elle-même possédait des cheveux azur, marque de la déesse Laria, comme sa mère avant elle, morte depuis bientôt un sacre. Anciennement unie à Falor-Ia-Laria-Tiane, dirigeant suprême du royaume de Linaria, sa mère, Énévive, ensoleillait la vie de tous ceux qu’elle croisait. Une vie idyllique, une souveraine affectueuse, jusqu’à ce qu’une ombre envahît son cœur et son âme.

Via peinait à effacer cette terrible journée de sa mémoire, imprégnée du signe de la trahison. La jeune fille s’efforçait de regarder vers l’avant pour oublier qu’elle portait le prénom d’une femme désormais honni par tous. Le diminutif qu’elle avait choisi lui convenait mieux. Son père, Falor, le Tiane, avait également décidé d’avancer, il s’était uni de nouveau sans plus attendre. Chacun gérait son deuil à sa manière. Son frère et sa sœur semblaient, quant à eux, ne plus se rappeler leur mère défunte.

Encore bouleversée, la jeune fille se leva. Via prit les rideaux de velours bleuâtre dans une main, quand l’autre s’activait à ouvrir sa fenêtre. Le firmament renvoyait des éclats sombres, mais de légères éclaircies perçaient l’horizon. Les anneaux luminescents verts de la planète Arcaria allaient bientôt se confondre dans le bleu lumineux du ciel. Une bise rafraîchissante atteignit la jeune fille. Le silence, à peine perturbé par les fredonnements des fontaines qui entouraient l’allée centrale menant au palais, la détendit. Elle resta immobile, les paupières closes, jusqu’à ce que son front séchât. Des frissons la secouèrent et l’éloignèrent de la fenêtre.

Via préférait éviter de se rendormir après un tel rêve. Elle alluma une bougie et se dirigea vers son armoire. Contrairement à sa grande sœur Loria, qui possédait une multitude de robes et adorait en porter, la jeune aelrelna se sentait plus à l’aise en pantalon. La totalité de ses vêtements prenait peu de place, Via aimait porter les mêmes tenues plusieurs fois d’affilée ; à ses yeux, le confort prévalait toujours sur l’apparence. Ses bibliothèques avaient ainsi pu envahir tout l’espace disponible.

La faible lumière émise par la chandelle lui permettait à peine de discerner les différentes couleurs de ses tenues. Via choisit un pantalon fin et un chemisier sombre accompagné d’un gilet sur lequel ressortait un ciel étoilé brodé. Ses chaussures à la main, elle vérifia à la hâte que les couleurs de ses habits s’accordent. Satisfaite, la jeune fille s’isola derrière un paravent pour s’habiller.

— Aelrelna, avez-vous besoin d’aide pour vous préparer ?

— Non, merci.

Nandra, une servante dévouée, attendait derrière la porte de la chambre. La discrétion de la jeune domestique était telle qu’elle passait inaperçue la plupart du temps, tout en accomplissant ses tâches à la perfection. Elle ne parlait pas beaucoup et les conversations badines ne l’intéressaient guère. Via s’était habituée à ce mutisme et ne s’adressait à elle qu’en cas d’extrême nécessité. Nandra avait sûrement entendu les cris de Via, une fois encore, et ne l’importunait pas à ce propos. L’aelrelna lui en savait gré.

— Je voudrais descendre pour petit-déjeuner, chuchota-t-elle tout en ouvrant la porte.

Nandra acquiesça, récupéra sa propre bougie et avança, suivie de Via. Même s’il était encore un peu tôt pour petit-déjeuner, la servante avait appris à ne pas se formaliser des drôles d’habitudes des membres de la famille régnante.

Les cris de la jeune fille l’avaient fait sursauter. Superstitieuse, la domestique psalmodiait souvent en espérant ainsi se protéger des mauvais sorts. Les visites nocturnes qui hantaient Via lui apparaissaient comme un signe néfaste. Dès que son emploi du temps le lui permettrait, elle comptait tout raconter à la reine, sa maîtresse. Cela ne pouvait plus durer. Ses cernes alourdis en pâtissaient.

Via avait faim après ces aventures oniriques. Elle descendit l’escalier d’un pas pressé, en direction de la petite salle à manger, uniquement réservée au cercle restreint de la famille dirigeante. Nandra et Via entrèrent ; les servants avaient déjà dressé le petit-déjeuner, ce qui rassura l’estomac affamé de l’aelrelna. La domestique se hâta d’allumer les bougies pendant que Via s’installait. La jeune fille commença par se préparer des tartines sucrées, puis se servit du lait, sous l’attention d’une Nandra protectrice, assise dans l’obscurité. Le pichet fragile et délicat pesa dans la main de l’aelrelna. Son anse en forme de nageoire, assortie à des décorations d’éclats d’eau, alourdissait la cruche.

Le silence la réconforta, apaisant ses craintes et permettant à son cœur palpitant de se calmer. Ses yeux dérivèrent discrètement sur les gardes postés aux différentes sorties de la pièce, tous harnachés et prêts à combattre, effrayants dans leurs tuniques bleu foncé et droits comme des piquets. Via les enviait presque. Avoir la capacité et l’obligation de se concentrer et veiller, attentifs pendant des heures, ne laissait pas le temps de cauchemarder. Ni de dormir.

Les murs de la pièce, couverts de tapisseries de scènes de batailles, attirèrent son regard. Son père, un grand guerrier, adorait séjourner dans un lieu où son talent pour le combat pouvait rayonner. Le rouge revenait souvent sur les tableaux et décorations du palais. Cette couleur rendait mal à l’aise certaines femmes de la demeure qui ne supportaient pas la violence. Via avait toujours regardé ces peintures avec indifférence. Elle ne s’attardait jamais longtemps dans cette pièce, celle qui affichait le plus de toiles sanglantes ; elle préférait habituellement petit-déjeuner seule dans sa chambre. Ce matin-là, pourtant, elle ne souhaitait pas s’attarder sur les lieux de son dernier cauchemar.

Absorbée par ses mastications, Via fixait les flammes des bougies. Les lustres immenses ne s’allumeraient par magie qu’au petit matin, suite aux restrictions amenées par la reine Héléna, sa belle-mère. Ses origines sudistes entravaient le fonctionnement du palais ; des lubies exaspérantes pour certains, des idées avant-gardistes pour d’autres. Les traditions du Sud préconisaient des économies de magie, des principes que la régente Cassiopée entendait bien étendre à tout le royaume. Si sa nièce y parvenait grâce à son statut, ses colporteurs éviteraient de perdre leur temps. Via appréciait ce changement. Elle goûtait aux mouvements orangés qui ondulaient dans le vent, aux morceaux de cire qui tombaient par moments, aux élancements brûlants qui la frôlaient de temps en temps et à cette obscurité qui s’installait.

Un claquement sec la détourna de ces visions hypnotiques. Via émit un hoquet de frayeur avant de détourner la tête vers l’origine du son. Une étrange boîte noire étincelait sur l’une des tables voisines, à peine visible dans l’ombre. La jeune fille tressaillit, cette sombre couleur annonçait un présage aussi mauvais que celui de son rêve. Via abandonna ses tartines pour observer les alentours un instant, persuadée qu’un autre membre de la famille s’était levé bien avant elle et qu’elle ne l’avait pas vu. Seul le silence lui répondit.

Un autre claquement retentit dans l’air. Via jeta un coup d’œil rapide à Nandra, ainsi qu’aux gardes impassibles. Ils n’avaient apparemment rien remarqué. Bizarre, pensa-t-elle. Elle reporta son attention sur l’artefact énigmatique.

L’objet paraissait vivant. Il ondulait comme s’il possédait une âme. La crainte de l’aelrelna ne fit que s’amplifier quand émana un rayon de lumière du carré noir. Tel un signal, la boîte se pétrifia alors pour ne plus bouger. Interloquée, Via n’entendit plus les plaintes de son estomac. Elle se leva et s’approcha de la table voisine, à pas lents. La chose ressemblait à présent à une pierre et, tout à sa curiosité et fascination, l’envie de la prendre dans ses mains devint de plus en plus forte.

— Aelrelna, tout va bien ? Avez-vous besoin de quelque chose ? demanda Nandra, un sourcil froncé.

— Euh, tout va bien. Une crampe. Je m’étire un peu, éluda Via, soulagée d’avoir trouvé une excuse plausible.

Nandra retourna calmement à ses méditations, les yeux à demi-clos. Via savait la domestique superstitieuse ; lui révéler qu’un objet obscur, qu’elle ne pouvait percevoir, se mouvait comme un être vivant, l’aurait effrayée. Ses instincts protecteurs auraient surtout empêché Via d’en approcher.

Soudain, l’objet appela la jeune fille d’une voix suave ; il répétait inlassablement son prénom : Via… Via… L’aelrelna souhaitait le toucher, s’imprégner de la puissance qui s’en dégageait. La force attractive qui s’insinuait en elle la perturbait ; elle contrait aisément tous les avertissements prodigués sur des pratiques encore inconnues pour elle. Bien que son instinct s’appliquât à attribuer à l’artefact des attraits ténébreux, elle ne détenait aucune certitude. Les nombreux trous dans ses connaissances la frustraient.

Trop jeune encore, Via n’avait pas été initiée aux secrets de la magie. Son empressement à s’en servir se révélait chaque jour grandissant. Sa vie n’aurait plus la même saveur ; de nouvelles portes s’ouvriraient à elle. De nombreuses tâches quotidiennes gagneraient également en intérêt avec l’aide de sortilèges. Allumer une bougie, repriser un vêtement, laver ses cheveux… La maladresse de Via à se brûler et se couper agaçait son père, qui espérait que l’usage de la magie l’amènerait à moins d’incidents fâcheux.

L’aelrelna approchait des dix-huit sacres, âge où ses pouvoirs se révélaient à peine. Encore incontrôlables, ces derniers pouvaient s’avérer dangereux. Un professeur lui enseignerait bientôt comment les utiliser. Pendant deux sacres, elle suivrait des cours intensifs et s’entraînerait pour atteindre le niveau d’Adepte de la magie. Sa sœur Loria venait tout juste d’atteindre ce degré. Sa fierté et condescendance résonnaient dans tout le château à chaque heure de la journée. Elle s’impatientait de recevoir son titre. Leur frère Ystar, l’aelrelne suprême de la couronne du royaume dépassait, quant à lui, l’âge adulte des vingt-trois sacres. Il en jouait, se montrant d’une prétention irritante, concurrençant Loria. Dans deux jours, une cérémonie le proclamerait officiellement héritier du trône. Son excitation puérile exaspérait tous les habitants du domaine, obligés de supporter son comportement inapproprié sans pouvoir le réprimander.

Via deviendrait Disciple de la magie une fois ses prochains examens réussis. Son premier cycle d’études, débuté à ses huit sacres, se terminait. Il lui avait apporté des connaissances scientifiques, une maîtrise en écriture magique et une méthodologie de travail. Ce cycle de dix sacres se clôturait par une célébration durant laquelle un nouveau précepteur se présentait à l’étudiant pour l’accompagner les deux sacres suivants.

Les trois derniers sacres d’études s’appelaient « Spécialité ». Via y choisirait sa profession, à condition que ses résultats dans la matière choisie l’y autorisent. Elle entrerait ainsi dans la vie active à l’âge adulte, un métier déjà éprouvé en main.

À son grand regret, la jeune fille ne savait quelle profession exercer. Cependant, continuer de vivre au palais demeurait exclu, tant cela la répugnait. Tout y transpirait la vanité. Sa belle-mère Héléna, tout comme sa sœur Loria, semblait née pour vivre dans le luxe ; elles ne le cachaient absolument pas, peu soucieuses du moindre sujet qui ne les concernait pas. Du même âge qu’Ystar, la frivole Héléna ne songeait qu’à s’amuser et profiter. Via préférait dépenser le plus clair de son temps libre en apprentissage et lectures dans sa bibliothèque personnelle. Elle s’y sentait plus sereine, tranquille.

Via s’aperçut que le Soleil, plus communément appelé l’Étoile Talel-Ama, se levait, suivi de près par sa partenaire, l’Étoile Rouge, surnommée l’Étoile Mijé-Timèn. Elle jeta un dernier regard à la boîte noire et décida de s’en écarter prudemment. Cela lui avait demandé de déployer des forces qu’elle n’aurait cru posséder, ainsi qu’une volonté de fer. L’image du Tiane l’avait aidée à reculer. Enfant, elle avait déçu son père pour avoir été trop curieuse. Le prix payé restait gravé dans sa chair. Frustrée, elle se mordit les lèvres. Je ferai tout de même des recherches, pensa-t-elle. Sa soif de connaissance ne savait s’apaiser.

Perdue dans ses pensées et de nouveau assise en face de ses tartines, la jeune fille prit le temps de les déguster tout en laissant ses yeux fixer l’aurore montante. Spectacle d’autant plus magnifique que la baie vitrée se situait à l’endroit précis où les deux astres apparaissaient. De sa chambre, elle ne possédait pas une aussi belle vue. Cette danse de lumière l’aida à se désintéresser des appels qui provenaient de la boîte noire.

— Bonjour, Via.

— Bonjour, Ystar, répondit la jeune fille en essayant de maîtriser son corps qui tremblait de peur.

Son frère l’avait effrayée, tous ses poils s’étaient hérissés. Ystar maîtrisait la magie à la perfection. En tant qu’héritier suprême, il n’avait pas l’obligation de se spécialiser dans une forme de magie plutôt qu’une autre. Il pouvait tout apprendre, jusqu’à une certaine limite définie par le corps et le mental. Ystar s’était approprié toutes les connaissances magiques possibles, au grand désarroi de son père qui s’inquiétait de la montée en puissance de son fils, capable d’emmagasiner nombre de connaissances avec un talent inattendu. Le jeune garçon avait ainsi développé le don d’apparaître et de réapparaître partout, où il le souhaitait et quand il le voulait, capacité notamment enseignée à de rares personnes triées sur le volet, comme les espions ou les envoyés tianiens haut gradés.

La respiration de Via se faisait encore haletante lorsque son frère reprit la parole. Elle leva les yeux et l’observa. Habillé comme à son habitude, il ressemblait davantage à un artiste des rues qu’à un futur dirigeant. Sa veste de velours lui tombait à la taille et sa chemise bouffante l’aidait, disait-il, à paraître mince et sportif. Ses cheveux sombres, sans aucune touche bleutée, créaient des émois ; les détracteurs prétextaient que la déesse Laria n’accordait pas ses dons à la gent masculine et que l’aelrelne devait abandonner son titre. Ystar, outré, n’accompagnait plus sa famille aux cérémonies religieuses. De cette façon, il croyait indiquer à tous ses ennemis combien ces accusations sans fondement le rendaient furieux. Le Tiane trouvait cette stratégie déplorable, allant plutôt en faveur des opposants. Ystar n’agissait pas de manière logique. Pourtant, l’aelrelne avait su apprendre et maîtriser une quantité incroyable de pouvoirs, jamais observée jusqu’alors. Même sa mère, connue pour avoir été une magicienne de génie, n’avait pas accédé à ce niveau. Falor peinait à réaliser que son fils fût plus puissant que lui ; la situation lui échappait.

— Tu t’es levée tôt à ce que je vois, fit Ystar.

Via perçut du mépris et un étonnement sincère dans sa voix. La jeune fille recouvra possession de son corps et le fixa d’un air las. Elle essayait de ne pas lui dévoiler ses émotions pour lui assener une réplique acerbe, digne de la sienne.

— Toujours aussi perspicace à ce que je vois.

Les lèvres de l’aelrelne se plissèrent en un sourire mesquin. Son rire viscéral parvint jusqu’aux oreilles de la jeune fille. Ystar ne semblait pas si sûr de lui malgré son allure décontractée ; cet éclat caractéristique témoignait de son malaise. Placé devant la table voisine, le corps de son frère lui cachait l’objet noir qui l’avait intriguée plus tôt. L’artefact ne l’appelait plus, redevenu muet. La boîte lui appartient-elle ? se questionna Via. Ystar possédait toutes les connaissances requises pour se fabriquer ou se procurer ce genre d’artefacts. Via tordit légèrement le cou, espérant apercevoir l’objet en question. Le jeune homme, qui avait observé son manège, finit par se retourner pour se poster dos à sa sœur.

— À plus tard, lança-t-il.

Il disparut comme il était arrivé, sans un bruit.

L’objet s’était envolé avec lui. La jeune fille fronça les sourcils. Ystar leur cachait quelque chose. Son mauvais pressentiment à propos de la boîte noire ne l’abandonnait pas. Prévenir sa famille la tentait, même si la discussion la ridiculiserait sans doute. Il se pouvait qu’elle se trompât complètement sur l’objet, qui l’avait pourtant appelée par son prénom. Si ce dernier constituait un talisman bienfaisant ou l’un des sujets d’étude triviaux de son frère, Via aurait inquiété inutilement ses proches. Elle avait hâte de pouvoir explorer toutes les pistes, de se plonger pour cela dans ses livres.

À l’arrivée d’Ystar, Nandra avait sursauté, comme tous les gardes. Via pouvait encore les voir trembloter. Une goutte de sueur coulait sur le menton de l’un d’entre eux. Les habitants du palais n’aimaient pas l’héritier. Sa capacité à se transfluer à volonté effrayait et empêchait ses servants de le suivre là où il se rendait. Leur père cherchait activement une manière pratique de protéger son fils tout en le surveillant discrètement. Cela lui donnait du fil à retordre.

Lasse de ne pouvoir répondre à ses interrogations, Via décida de remonter dans sa chambre, suivie par l’impassible Nandra. Elle choisit un livre avant de s’asseoir dans son fauteuil fétiche. Lire allait lui changer les idées. L’ouvrage d’Histoire racontait la vie de la déesse Laria ; des sacres jalonnés de nombreuses péripéties, notamment celles aboutissant à l’amélioration des espèces peuplant le royaume de Linaria. Via le connaissait presque par cœur. Laria l’avait bénie dès sa naissance, lui procurant de magnifiques cheveux bleus. Depuis des générations, sa famille appartenait au cercle restreint des protégés de la déité. Ils devaient assumer leurs responsabilités et régner sur Linaria, comme l’avait fait Laria du temps de son parcours en dehors de la sphère céleste, alors qu’elle n’était qu’une simple humaine parmi tant d’autres.

La déesse avait toujours été son héroïne, son modèle, celle vers qui se dirigeaient naturellement toutes ses prières, ses questionnements et ses doutes. Via adorait les Lauroires, cérémonies lors desquelles elle s’adonnait à celle qui lui avait donné son statut semi-divin, ainsi que ce bleu si caractéristique. Cette couleur lui procurait le pouvoir d’être crainte par le peuple tout en étant vénérée. La jeune fille ne comprenait pas certains courants de pensée qui n’acceptaient pas que Laria fût la seule, l’unique ; paroles insensées que certains Elfes perpétraient dès qu’ils le pouvaient, s’inventant de nombreuses autres divinités sans aucun sens. La déesse représentait tout ce qui vivait en Linaria. Ses bénédictions, distribuées sans aucune discrimination, voyageaient vers ses enfants sur le dos des vagues de l’Océan ; de l’eau salée pour le berceau des Larmes de Laria.

Depuis l’apparition de ses cauchemars, l’aelrelna se sentait néanmoins trahie par sa protectrice. Ses pensées se divisaient, comme si certains de ses souvenirs s’altéraient à cause de parasites extérieurs. Cela perturbait Via qui ne savait comment remédier à sa foi meurtrie. Une partie d’elle-même se méfiait de la bienveillance de la déité. Dans ses cauchemars, Laria semblait permettre que l’on traquât impunément l’une de ses enfants bénies, laissée sans protection ni pouvoirs. Via s’identifiait à cette inconnue en cape et souffrait quand celle-ci agonisait. Elle fut secouée de frissons quand des images fugaces de son cauchemar réapparurent dans son esprit. Pensons à autre chose, s’encouragea-t-elle.

La jeune fille parcourut les pages du livre, inspirant pour que l’odeur du parchemin ancien la troublât et s’imprégnant du bout des doigts des reliefs dessinés par l’encre noire. À son grand regret, elle ne put se concentrer bien longtemps. En plus des rappels incessants de son dernier cauchemar, l’image de la boîte noire lui revenait en tête. Via désirait comprendre. Questionner ou espionner son frère s’avérait néanmoins impossible, ou du moins très risqué compte tenu de ses récentes aptitudes. Transfluer à volonté est vraiment malfaisant, pensa-t-elle.

S’exhortant au calme, elle laissa son regard se poser sur les premières lignes constituant le prologue du livre. Son cœur se calma, comme les pérégrinations de son esprit fatigué. Via s’arrêta de lire pour entamer, en pensée, une prière à sa protectrice. Elle lui demanda de bien vouloir lui envoyer toutes les solutions à ses multiples questions. Un souffle chaud lui caressa le menton, en réponse à ses interrogations muettes.

À suivre...

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