S1 : Raberi

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Derrière la vitrine, sur un socle vissé au mur, trône un objet singulier. À première vue, on dirait que ce bloc en bois – du pin jaune, nu, austère – possède un étrange visage. Deux trous percés de part et d'autre et qui semblent surveiller le visiteur comme deux yeux larmoyants. En guise de bouche, de nez, ou probablement des deux, un autre orifice au centre. Sa véritable nature est révélée par la tige en bois qui le parcourt verticalement, surmontée de quatre cordes métalliques, le tout accompagné d'un archet rustique.

— Un violon...

— Un raberi, en fait. Vous connaissez ?

— Un raberi, répète le visiteur, songeur.

— Ou rabeli, raweri, selon la transcription du dialecte indigène.

Le visiteur acquiesce, cela reste joli. Il se rappelle sa vieille collection de violons, dont il possédait quelques exemplaires plutôt exotiques, comme un ancien rebec (ou était-ce un rebâb ?). Il trouve curieux qu'il y existe une grande variété de noms semblables pour désigner cette espèce de vièle, ancêtre du violon.

— Celui-là, c'est le plus ancien que nous possédons dans la collection. Et puisque vous êtes amateur, je vais vous confier un secret : nous avons fait deux nouvelles acquisitions ! Elles sont dans la réserve, voulez-vous les voir ?

— Bien sûr.

Sous le meuble de la vitrine se trouve un petit placard fermé à clé. Quelle déception ! Pas de porte secrète vers un entrepôt rempli de merveilleux trésors. Le conservateur en sort une grande boîte rectangulaire, puis une autre. Il les pose sur une vitrine horizontale en guise de table, éclipsant une collection d'étonnants bouts en bois et en terre cuite, ressemblant à des ocarinas ou à des flûtes diminutes, ainsi que des espèces de grelots fabriqués avec des coquillages.

Le premier violon qu'il sort de la boîte ressemble plus à sa forme habituelle, avec ses ouïes traditionnelles (et non pas des yeux larmoyants), peut-être est-il un peu plus gros qu'un alto. Hormis les cordes, tout est fait du même bois : les chevilles, le sillet et la touche sont dans les mêmes tons, comme si l'instrument avait été taillé dans le même tronc. Encore une fois, il est complètement nu, sans la moindre couche de vernis.

Le second instrument pourrait s'agir d'un violon d'étude tout à fait ordinaire. Son originalité réside dans les étranges dessins décorant sa table d'harmonie : des symboles circulaires, des silhouettes d'animaux, un carré et une croix grossièrement taillés. Le tout enguirlandé d'un ruban bleu défraîchi autour de la volute.

— Ces trois instruments viennent de la même région de la Sierra Tarahumara, dans le Chihuahua, au nord du Mexique. Le violon est très important dans la culture des peuples autochtones, les Raramuri, aussi appelés Tarahumara. Saviez-vous qu'ils sont nombreux à jouer du violon ? Environ dix pour cent de leur population en joue, vous imaginez ?

— Un monde magnifique !

— Le violon est très présent dans leurs rites, il leur permet de se connecter à leur cosmogonie.

— À l'aide du peyotl ?

— Et du tesgüino. Alcool et psychotropes aident à transcender vers d'autres états de la conscience au cours de leurs cérémonies. Ah ! Ne me dites pas que c'est uniquement cet aspect-là qui vous intéresse ?

— Du tout. (Enfin, il ne refuserait pas si l'occasion se présentait). Je m'intéresse aux raberis, je voudrais découvrir leur musique.

— On doit avoir quelques enregistrements dans la médiathèque, je vais vous les faire écouter. Cela va vous rappeler un peu le violon folk, mais dans une autre sphère. On sent leur environnement, ces grands espaces rocailleux, entourés par les chaînes montagneuses à l'infini. Oh, cela vous enveloppe dans une transe musicale ! Ce n'est pas étonnant qu'ils soient indispensables à leurs cérémonies, comme la bénédiction des animaux offerts en sacrifice.

— Il les tuent avec le violon ?

— Non, non, vous êtes drôle ! Comment pourrait-on ? Non, le Gobernador, le chef de la communauté, musicien également, en joue pendant que l'Owiruame, le chaman si vous préférez, égorge la bête. En général un bœuf, une chèvre ou un cerf. Tout dépend du nombre d'invités à la fête. Ces célébrations peuvent englober plusieurs communautés.

Du sang et du violon. Quelle horreur ! Le visiteur préfère ne pas y penser et change aussitôt de sujet.

— Et les dessins sur celui-là, quelle est leur signification ?

— Oh, notre plus récente acquisition ! Les Raramuris aiment bien décorer leur violons, mais celui-ci est d'autant plus spécial qu'il provient d'une mission. Vous voyez ce dessin qui ressemble à une église, avec ses deux tours et la croix ? Il appartenait à la communauté de la mission jésuite de San Vicente, à Cerocahui, au fin fond du canyon de Urique, toujours dans la Sierra Tarahumara. Les dessins montrent le soleil, la lune et l'animal à consacrer. Un bel exemple de syncrétisme !

— Pourquoi l'avoir sorti de là, s'il est spécial ? Ce n'est pas une pièce volée, quand même ?

— Volée ? Sauvée, plutôt ! Vous savez, cette magnifique région est un paradis qui n'arrête pas de sombrer dans l'enfer. Les compagnies minières continuent d'exploiter les filons d'or et d'argent, la déforestation massive détruit sans vergogne les bois où les Raramuri aiment s'isoler. Enfin, pour combler le tout, c'est aussi un territoire disputé par les barons de la drogue, entraînant une vague de violence inouïe. Les Raramuri n'arrêtent pas d'être chassés de leurs terres, de leurs montagnes. Et malgré tout, ils continuent de chanter, de jouer de la musique et croire dans la force du collectif, de la communauté. Vous avez prévu d'y aller quand ?

— Bientôt.

***

Pour les curieux, le 1er violon décrit ressemblerait à ça :

https://wmic.net/tarahumara-raberi-violin-auxilary/

Le deuxième fait référence à celui-là : https://www.metmuseum.org/art/collection/search/501179

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