S5 : Au nom de l'art

2 minutes de lecture

À l'intérieur de la galerie, les flûtes remplies de Champagne s'entrechoquent, amenuisant le brouhaha provoqué par les petites conversations autour de l'exhibition. Les murs affichent une série de photographies en noir et blanc. Elles représentent des visages tannés, ridés, fatigués et remplis de désespoir. Des miséreux des quatre coins du monde.

Tandis que des guignols en costume taillé sur mesure surenchérissent l'exclusivité d'un quelconque tirage original, d'autres invités s'extasient devant les clichés. « Oh, mais quel jeu de lumières et de textures ! » « Quel message ! Quelle force ! Tant d'émotions transmises par l'artiste ! » .

« Que du flan ! » pense l'homme, écœuré par tant d'hypocrisie.

Trouvant la petite salle suffocante, il sort se griller une cigarette et profiter de la Place des Vosges la nuit.

Sous l'arcade, tout juste à côté de la galerie, l'homme aperçoit un petit tas informe et une puanteur résiduelle. Des déchets, de la crasse et autres détritus s'amoncèlent à côté d'un sac de couchage enroulé. L'homme le contemple, rebuté. Ce n'était pas la puanteur de ce recoin qui le dégoûte, mais l'absurde ironie de la situation. Tous ces visages, tous ces individus sans domicile fixe, à la rue, vivant de la mendicité et de l'alcool ou autres substances nocives. S'ils savaient que de véritables ordures sans scrupules s'enrichissent sur leur dos, marchandant leur misère ! Que leur avait offert l'artiste en échange ? Un café et un sandwich contre une photo ?

— Une petite clope, s'il vous plaît ?

Il est approché par un bonhomme en haillons, à la barbe hirsute et à l'odeur en accord avec le petit nid à côté de la galerie. Quel âge a-t-il ? Impossible de le déceler, tant la détresse et l'indigence détruisent tout sur leur passage. L'homme lui tend une cigarette et lui propose du feu. Le mendiant l'allume avec expertise et tire quelques taffes, métamorphosant la désolation de son visage en un moment d'extase.

Pour un instant, l'homme se demande ce qu'il se passerait s'il invitait le mendiant à pénétrer dans la galerie réclamer son dû, au nom de tous les quidams photographiés ? Cela provoquerait un scandale qui l'amuserait beaucoup, mettant cette bande de faux-culs face à leurs contradictions, leur escroquerie.

Il rirait jusqu'à ce que sa femme le torpille du regard, tout en gardant sa contenance. Puis, de retour à la maison, elle déverserait une flopée de reproches comme quoi il ne la soutenait pas, l'humiliant dans le moment où elle devait briller, etc. À la fin, ce serait lui le vilain de l'histoire, et pour le clochard, rien n'aurait changé.

Que peut-il faire de toute façon ?

Alors, il lui tend le paquet de cigarettes et les quelques billets qu'il trouve dans son portefeuille. Le mendiant les attrape voracement et le comble de remerciements.

— Que Dieu vous bénisse !

L'homme est athée, mais se sent obligé de lui retourner la bénédiction.

— Non, que Dieu vous bénisse, vous.

Puis, il contemple la galerie. Pendant tout ce temps, personne ne les a remarqués, comme si ces bougres à l'intérieur étaient dans un autre monde : un monde illusoire. Un monde d'argent. Un monde qui s'amuse à encadrer la réalité et l'offrir comme un objet de curiosité.

Il pense à sa femme un dernier instant, avant de partir en jetant son mégot par terre.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Gigi Fro ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0