02 - Amir

8 minutes de lecture

New Fontainebleau le 14 avril 2036.


    Amir s’est levé tôt ce matin, comme à son habitude. Il a envie de profiter du cinéma bien avant que les brutes ne s’éveillent et s’y installent. Il se redresse de son matelas étalé sur le sol et récupère ses vêtements et affaires de toilettes sans un bruit. Il ne veut pas réveiller les autres pensionnaires du centre.

    Dans la salle d’eau, Amir prend une douche rapide dont il n’avait pu profiter hier soir et s’installe devant un miroir, pour tenter de discipliner un peu ses cheveux noir ondulé tant qu’ils sont humides. Dans la glace, Amir observe son visage anguleux, avec ses yeux d'ébène immenses, sa peau mate couleur caramel et le duvet sombre qui apparaît au-dessus de ses lèvres, il présente toutes les caractéristiques d’un enfant né de l’amour, dans les terres du sud. Tous les signes qui lui rappellent, chaque matin, qu’il possède peu de chances de sortir un jour du ghetto.

    Une belle face de réfugié climatique. Le genre de malédiction qui m’empêchera toujours d’aller me balader chez les optimisés, pense-t-il.

    Une fois habillé, il récupère le sac à dos dans lequel s’entassent toutes ses affaires et traverse les couloirs du centre en direction de la sortie. Derrière un bureau devant la porte un homme à la stature aussi impressionnante que sa peau est noire est en train d’observer des écrans en écoutant une radio qui semble faire entendre plus de parasites que de musique.  

    — Salut Amir, toujours aussi matinal.

    — Bonjour Saul ! Tu me connais, je préfère parcourir les offres d’emplois aux aurores, pour avoir toutes mes chances de dégoter un job.

    — Ha, ha, ha ! T’es vraiment impayable mec. Tu me feras toujours rire. Tu as vu ce qui s’est passé hier soir ?

    — Oui, j’ai bien vu. Ils devraient se trouver une chambre discrète pour faire ça. Ne pas le faire devant tout le monde dans les sanitaires. Enfin, c’est mieux quand les participants sont consentants. Mais je n’ai pas pu prendre ma douche.

    — Le côté public, c'est pour appuyer leur message de contestation. Ho, je crois qu’ils n’auraient pas été gênés par ta présence. Ils t’auraient même sûrement invité à les rejoindre dans leurs ébats.

    — J'ai 15 ans. Je suis trop jeune pour ça et je ne suis pas convaincu par leurs engagements politiques. Faire de nouveaux orphelins comme moi n’est pas la solution. Les actifs ont toujours été moins nombreux que nous. Essayer d’augmenter nos rangs est une mauvaise idée. Lorsque le gouvernement n’aura plus les finances pour s’occuper des zones d’urgences ils risquent de rendre la stérilisation obligatoire. Je ne suis pas sûr que les monstres de 2034 aient disparus.

    — C’est vrai mec. Rien ne semble changé malgré la loi Grindberg. Mais, il y a le nouveau programme.

    — Je crois que c’est de la poudre aux yeux. Comme la loterie, il y a cinq ans. Un moyen de nous donner de l’espoir pour que l’on se tienne tranquille. Comme s’il était possible que nous puissions nous révolter…

    — Haaa, encore une fois, tu as raison mec. Tu es vraiment malin comme gosse, très malin.

    — Malheureusement, ça ne va pas me servir à grand-chose.

    — C’est clair ! Dans le ghetto, l’intelligence ne t'apporte que des ennuis. Allez, je ne te retiens pas plus longtemps, on se voit plus tard dans la journée.

    — A bientôt Saul.

    Amir s’engage dans les rues de New Fontainebleau en direction du cinéma qui se trouve à 800 mètres de là vers le nord de la ville. L’air humide de rosée du petit matin n’arrive pas à étouffer les odeurs d’ordures s’échappant des poubelles. Les camions de la voirie ne passant qu’une fois toutes les deux semaines, les sacs de déchets s’amoncellent sur les trottoirs, débordant dans certains cas sur la rue.

    Autrefois active, cette ville est devenue une zone d’urgence il y a quelques années. Malgré ses magasins abandonnés et son macadam défoncé, elle possède encore de nombreuses infrastructures collectives, qui n’ont pas été endommagées par le temps. Pour Amir, c’est un confort appréciable lorsque, comme lui, on a fréquenté des campements de réfugiés construits de bric et de broc.

    Mais ce n’est pas le seul bon côté de cette ville. New Fontainebleau et l’une des zones d’éducation prioritaire définies par la fédération du nord. À ce titre, elle met à disposition de ses habitants divers équipements, dont une salle de projection.

    Amir adore le cinéma. Même si les divertissements programmés n’ont rien en commun avec ceux que l’on peut visualiser sur la télévision dans l'espace de repos du centre. Les films projetés en ces lieux ont une visée éducative. Littérature, histoire, philosophie, biologie, mathématique, électronique, informatique... autant de thèmes destinés à apporter le savoir aux masses déshéritées de la société.

    Les habitants des zones d’urgence ne sont pas seulement dépourvus d’activités. Activité étant un aphorisme s’appliquant à l’emploi sous toutes ses formes. Ils n’ont également pas accès aux écoles qui pourraient les aider à acquérir un niveau critique d’employabilité. La encore, une sémantique officielle, expliquant qu’ils ne risquent pas d’être embauchés pour assurer un travail quelconque. Les établissements scolaires étant trop difficiles à maintenir dans les zones d’urgence, elles ont été remplacées par des cinémas éducatifs.

    En entrant dans le hall à l’ouverture du ciné-complexe à 7 h 30, Amir se dirige vers la caisse pour présenter sa carte d’étudiant. Visiblement, il va être tout seul dans la salle du bas. Pour Amir, c’est une bonne chose. Le programme informatique du cinéma gère les projections selon le niveau des élèves se trouvant dans la pièce. Amir possédant l'échelon le plus élevé, il peut profiter des films les moins visionnés. Jusqu’au moment où la salle se remplissant le niveau baisse entraînant le changement du programme.

    Pour n’oublier personne au bord du chemin, le système nivelle son éducation par le bas comme il le fait depuis des années. Les élèves les plus brillants n’ont plus le droit que de rabâcher de vieilles leçons acquises depuis bien longtemps en espérant que les moins doués arrivent enfin à leurs niveaux. Mais le pire c’est quand Bucky et ses amis décident de descendre dans cette salle pourtant réservée aux meilleurs élèves. Leur échelon d’éducation étant resté au stade de la maternelle, le film se met brusquement à délivrer l’apprentissage des syllabes ou vous explique comment compter jusqu’à dix.

    Mais ce matin, comme prévu, aucune traces de Bucky ou de son gang d’attardés quand Amir pénètre dans l’amphithéâtre. Il est bel et bien, le seul à attendre le début de la projection. Il s’assoit au centre de la salle en plaçant son sac à dos entre ses deux jambes.

    Saul a bien raison lorsqu’il dit que l’intelligence ne vous attire que des ennuis, pense-t-il.

    Bucky et ses brutes malgré leur niveau d’éducation déplorable possèdent bien plus de chances de devenir actifs par rapport à lui. Les policiers de la zone, ou les sociétés de gardiennage sont souvent à la recherche de personnel sachant se montrer agressif. Dans ce cadre, Bucky correspond à 100 % à leurs attentes. Même si Amir ne peut s’empêcher d’être effrayé à l’idée de l'imaginer lâché dans la nature avec une arme à la main. Pour Amir, l’éducation lui permettra au mieux, comme il le fait déjà, de trafiquer les cartes de rationnement de la banque alimentaire. Ou peut-être plus tard, vendre des gadgets destinés à prendre le contrôle de systèmes d’alarme. En y réfléchissant, il semble que Bucky et lui resteront antagonistes pour la vie.

    Lorsque le film commence, Amir se rend compte qu’il l’a déjà vu. C’est un documentaire sur la physique des particules. Comme tous les programmes éducatifs, il est entrecoupé de questions à choix multiples auxquelles le spectateur doit réagir mentalement. Les fauteuils de la salle sont équipés de capteurs pouvant interpréter des réponses simples. Lorsque le résultat est juste, une lumière verte apparaît sur le dos du siège en face de vous. Une réponse inexacte fait au contraire luire du rouge. Cela fait des mois qu’il n’a pas été ébloui par le carmin et encore une fois ce matin, dans l’obscurité ambiante, le visage du jeune garçon est éclairé d'une douce couleur émeraude.

    Cela fait une quarantaine de minutes que le film a débuté lorsque la porte au-dessus de l’épaule droite de l’adolescent s’ouvre.

    Mince, déjà ?

    Il regarde dans la pénombre en direction de l’allée pour voir s’il reconnaît un des élèves habituels. Mais n’arrive pas à distinguer grand-chose à part le fait que les trois nouveaux arrivants semblent adultes. De nouveau, un bruit d’ouverture se fait entendre, mais cette fois-ci à gauche.

    Qu’est ce qu’il se passe ? Je n’ai jamais vu autant de monde le matin.  

    En retournant doucement son regard vers la gauche, Amir s’aperçoit que trois hommes viennent aussi de franchir la porte en bas de la salle. Éclairée par l’écran, la nature de ces hommes ne fait aucun doute, ils portent un uniforme de police. Le cœur de l’adolescent se met à taper rageusement dans sa cage thoracique tandis qu’une angoisse s’empare de lui.

    Ils sont là pour moi. Ils ont dû repérer une de mes cartes de rationnement truquées et sont venus m’arrêter. Il faut que je bouge.

    Amir attrape son sac à dos, rempli de preuves à charge, et se met à sauter par dessus les fauteuils vers le bas de la salle. Bucky et ses amis avaient tendance à disparaître brusquement lors des rares interventions du service de sécurité du cinéma. En venant dans cette salle, ils occupent toujours les mêmes sièges. Placés de façon stratégique pour voir ceux qui s’éclairent en vert. Leur sport favori étant de s’en prendre à ceux qui répondent juste afin de faire baisser le niveau de toute la salle. Amir suppose donc qu’une issue secrète se trouve sous leur siège.

    En arrivant à la place de Bucky, Amir s’aperçoit que les policiers n’ont pas bougé.

    Ils doivent penser que je devrais forcément passer par l’une de ces issues et m’attendent patiemment. J’espère que je ne me trompe pas et que Bucky a bien ménagé une porte de sortie ?

    En regardant la travée devant les sièges, Amir aperçoit une grille. Elle n’est pas vissée, juste posée au sol. En la soulevant, Amir voit qu’elle donne sur un conduit d’aération ou il peut se glisser en poussant son sac à dos devant lui. Il rampe sur quelques mètres lorsque son bagage chute brusquement du conduit vers le bas. Amir, à son tour se laisse tomber en manquant de se briser une jambe. L’environnement lui semble rempli de tuyaux en tout genre. Ce qui se confirme éclairé avec la lampe de son vieux Com-sat.

    Il se met à longer le couloir de l’espace technique jusqu’à une porte métallique. À côté de cette issue, un simple interrupteur à pousser lui permet de sortir de l’établissement. Pour rentrer, il y a un clavier biométrique pour empêcher les intrusions, mais pour respecter les règles anti-incendie n’importe qui peut s'en extraire facilement.

    Amir regarde de tout côté avant de s’engager dans la ruelle tenant toujours son Com-sat à la main. Il s’éloigne rapidement du cinéma. Soudain, un bruit résonne derrière lui. On dirait le pas d’un géant en train de courir en faisant trembler le sol.

    Des Exos, ils m’ont envoyé des Exos du Swat ! Je suis considéré comme un terroriste ? Je ne comprends rien ?

    Amir se retourne pour voir un policier à cinquante mètres se précipiter vers lui à une vitesse dépassant ce qui est humainement possible. Il porte une sorte d’armature reliée à ses membres qui semble démultiplier sa force. Le cœur battant toujours la chamade Amir regarde son Com-sat et fait quelques signes cabalistiques sur son écran.

    Bon les Exos, ce n’est pas un problème, avec ceci !

    L’adolescent appuie sur le bouton d’une interface informatique qui prend le contrôle d’un appareil qui se trouve dans son sac. Soudain, les membres du policier s’immobilisent. Mais l’inertie de son mouvement le fait trébucher vers un véhicule qu’il défonce de façon spectaculaire.

    Mince, je ne m’y attendais pas. J’espère qu’il va s’en tirer. Devenir un tueur de flics, c’est la mort assurée s’ils m’arrêtent.

    Amir se retourne vers la rue par laquelle il va prendre la fuite, lorsqu’une fléchette hypodermique l’atteint brusquement dans le cou. Il s’écroule immédiatement foudroyé par un produit qui déconnecte ses synapses du reste de son corps.

    Quelques instants plus tard, il sombre dans l’inconscience...        

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