Ne plus être lui
Quittant son Audi en flammes vers vingt-deux heures ce soir-là, un sac de sport en bandoulière, il avait gagné la lisière de la forêt sur le vélo d’occasion qu’il s’était procuré. Après l’avoir abandonné derrière un camp de gens du voyage, il avait rejoint la ville à pied pour y prendre le bus, jusqu’à l’hôtel qu’il avait réservé par téléphone, arborant sa perruque et sa nouvelle apparence. Puis « Thomas Dupont » était monté dans sa chambre où il s’écroula sur le lit jusqu’au lendemain.
À partir de cette dernière nuit officielle en tant qu’Erwan Janiek, ses souvenirs étaient plus diffus. Plusieurs mois durant, chacune de ses journées avait dû être minutieusement préparée et exécutée à la perfection pour ne pas déroger à ses obligations, tout en avançant ses affaires. Ce niveau de concentration lui avait demandé une énergie telle qu’il passa une bonne partie des jours suivants à dormir dans sa chambre d’hôtel.
Lorsqu’il était éveillé, l’excitation ayant précédé sa mort avait cédé la place à une confusion tranquille. Ce n’était pas seulement la fatigue ou la fièvre des derniers jours qui retombait, mais aussi la pression immense d’être Erwan Janiek qui quittait peu à peu ses épaules. Il n’avait plus à être ce « lui » là, tout simplement. Il avait retiré le costume qui lui imposait ces simagrées ridicules. Il avait enfin rejoint les coulisses de cette comédie factice et il en ressentait une intense libération.
Qu’allait-il faire à présent ? Concentré sur l’élaboration de son accident, Erwan avait systématiquement éludé cette question, en se contentant de pourvoir au strict minimum. Il s’était procuré de faux papiers de qualité suffisante et rassemblé une somme d’argent liquide raisonnable en effectuant de petits retraits toutes les semaines.
Allongé sur le lit de sa chambre d’hôtel, il avait passé plusieurs heures à voguer sur le vide de ses pensées en se perdant dans les aspérités du plafond. Sa mort semblait une merveilleuse façon de profiter de la vie. Comme des vacances à la félicité inconnue. Puis l’onde de la réalité l’avait rattrapé quelque temps sur les rives du néant. Il devait vérifier les journaux, s’assurer que son subterfuge n’avait éveillé aucun soupçon.
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