Il n'y aura pas de rappel
Il atteint le quartier de la Défense et parvint au pied de la tour CB21 un peu après midi. Des dizaines d’employés se bousculaient déjà pour sortir du hall et prendre leur pause-déjeuner.
Erwan se dirigea vers une hôtesse d’accueil qu’il n’avait jamais vue. Il expliqua qu’il avait laissé son portefeuille et son badge sur son bureau, lui donna son nom et le nom de sa société et lui demanda une carte d’accès temporaire, comme il lui était arrivé de faire par le passé. Il ajouta qu’il redescendrait tout de suite avec son propre badge.
Elle sourit machinalement, vérifia ses informations et lui remit sa carte quelques instants plus tard, sans poser d’autre question, apparemment pressée d’aller déjeuner.
Erwan la remercia et traversa le portique de sécurité pour rejoindre les ascenseurs. Il parcourut vingt-six étages, puis ressortit pour emprunter l’un des deux monte-charges de service. Son badge temporaire ne lui permettait pas de les utiliser directement, mais il connaissait un code de maintenance que lui avait confié l’un des agents de la tour avec qui il avait sympathisé.
Il gagna ainsi le tout dernier étage au-dessus des bureaux, puis grimpa l’escalier pour rejoindre le toit.
Un air vif l’accueillit lorsqu’il poussa la porte extérieure, à près de cent quatre-vingts mètres de haut. Il avança sur le toit, enjamba des rails d’entretien, contourna des bouches de ventilation et s’approcha du parapet de sécurité. Le sang battait contre ses tempes.
Une vue exceptionnelle s’offrait à lui. Une vue qui embrassait tout Paris. Une vue qui donnait une impression de liberté, où tout était possible, d’où l’on pouvait s’envoler et transpercer les nuages.
Mais ce n’était qu’un leurre de plus, Erwan le savait.
Non, il n’était pas libre. Et ne serait jamais libre d’être lui-même. Il avait peut-être défié sa mort, enterré son passé, mais il arpenterait toujours cette scène des apparences, condamné à jouer les imposteurs, à faire semblant, sous des perruques ou derrière des lunettes, à donner la réplique à d’autres imposteurs, à échanger des sourires factices, à perpétuer les simulacres…
Non, il ne suffisait pas d’observer les acteurs en coulisse pour faire ses adieux à cette scène implacable. Pour quitter la comédie, il fallait rejoindre les vrais spectateurs, ceux que l’on ne voyait pas derrière les projecteurs. Et peut-être, alors, il serait possible d’en rire.
Erwan enjamba le parapet et se mit debout sur le bord de la tour.
Il contempla le ciel de Paris.
Il tendit un sourire sur son visage et adressa un clin d’œil à son public.
Cette fois, il n’y aura pas de rappel, songea-t-il, en se laissant tomber en avant.
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