Après
Désorienté, il tenta difficilement d’ouvrir les yeux. Tout lui semblait inconnu, avant même de voir où il se trouvait. Les odeurs, les bruits… rien n’était familier. Le contact sur sa peau lui paraissait totalement étranger, lui aussi. Où était passée sa combinaison ? C’était sans doute ça : il était couché directement dans des draps, sans sa combinaison… pour s’en assurer il tendit la main vers sa jambe, et… effectivement, il sentit la peau sous ses doigts, pas la texture lisse et rassurante des gants. Il passa quelques instants à expérimenter cette sensation inhabituelle, avant que son esprit ne lui rappelle qu’il ignorait où il se trouvait. Alors, il battit plus fort des paupières, lutta pour les ouvrir et ajuster sa vue à son environnement.
Au lieu de son alvéole aux murs blancs aseptisés, à la fenêtre artificielle diffusant une lumière blanchâtre, dans le discret ronron du système de purification de l’air ambiant, il se trouvait dans une pièce aux murs irréguliers – mais ça devait être impossible à désinfecter ! Il se redressa sur ses coudes, attendit un petit moment que l’étourdissement qui le menaçait s’estompe, puis s’assit complétement. Il était dans un… lit, si on pouvait appeler ça comme ça ? En tout cas, il y avait un semblant de matelas qui exhalait une odeur absolument inconnue, et une couverture à la couleur douteuse, à la texture aussi irrégulière que les parois de cet endroit. Le sol ne valait pas mieux, il ne semblait même pas plat !
De la lumière entrait par une ouverture créée dans le mur, une lumière vive et chaude, qui n’avait rien à voir avec les soleils artificiels qui éclairaient sa ville depuis toujours. Mais ! mais cette porte était vraiment ouverte ! Rien ne la fermait ? Et qu’est-ce que c’était que ces choses minuscules qui semblaient voleter dans le rai de lumière qui perçait la semi-obscurité de la pièce ?
Et où était passée sa combinaison, bon sang ? Son père allait le tuer… Une CEIAM toute neuve ! Le tout dernier modèle de Combinaison Etanche Intégrale Avec Masque, qu’il venait de recevoir. Pourquoi lui avait-on retirée ? Parce qu’il ne l’avait pas retirée seul, ça il en était certain. Depuis toujours, il avait intégré les règles d’Hygiène et de Distanciation, qui étaient répétées en vidéo tournant en boucle, sur tous les écrans, sur les murs des couloirs et des pièces d’habitation… Ne pas retirer sa combinaison sauf pour la nettoyer, éviter les contacts rapprochés, désinfecter les gants toutes les heures… Non, il n’avait pas retiré de lui-même sa CEIAM. Qui ? Pourquoi ? Qui lui voulait du mal ? Son cœur s’emballait, tout commençait à tourner autour de lui, il ferma les yeux, ce devait être un cauchemar. Oui, c’était ça, un cauchemar ! Il allait se réveiller comme chaque matin dans son alvéole qui sentait bon le désinfectant, au son de la musique que sa mère aurait programmée pour lui – sans doute encore un truc ringard style cris d’animaux disparus – puis aller retrouver ses parents pour manger, autour de l’immense table divisée par les jolies cloisons de protection, une barquette de rations stériles.
« Ah, ben ça y est, t’es réveillé ? »
Une petite voix interrompit son cauchemar – donc, il n’était pas en train de rêver, il était bien là…
« T’as dormi longtemps, tu sais ? » insista la voix. Il ouvrit les yeux, pour se trouver face à un enfant à la peau brune. Nu. Pas le moindre vêtement, pas de combinaison, même pas de masque. Des cheveux longs et emmêlés formant une crinière autour de sa tête, comme ces animaux depuis longtemps éteints dont il avait vu des anciennes images… comment c’était, déjà ? les lions, c’est ça. Des traces suspectes autour de la bouche, comme s’il s’était tartiné de la nourriture sur le visage et que personne – ni parents, ni robot-nourrice – n’avait pris la peine de le nettoyer.
« Dis, comment tu t’appelles ? Hé, tu m’entends ? » Le gamin s’approcha, prêt à le toucher, sans doute pour le secouer. Dans un cri d’effroi, il s’écarta vivement pour garder la distance de sécurité. Ce môme ne connaissait donc pas les procédures ? En tout cas, il le regardait bizarrement.
« Moi, je m’appelle Mio. Et toi ?
_ … Thomas.
_ Tu veux que j’aille chercher Chawoman, Toma ? Je vais aller la chercher. » Et il détalla sans demander son reste.
« Mio m’a dit que tu étais enfin réveillé ? » grinça une voix un peu plus tard. Sa propriétaire était une vieille femme, guère plus vêtue et à peine mieux coiffée que l’enfant qui la suivait de près.
« Toma, c’est ça ? » Il hocha la tête, elle avait une façon un peu étrange de dire son prénom, comme le gamin, comme tous les mots qu’ils prononçaient en fait.
Elle s’approcha, et d’autorité plaça une main sur son front, puis regarda l’intérieur de ses yeux, lui fit ouvrir la bouche et lui demanda s’il avait mal quelque part. Drôle de check-up, pas de Scanner Instantané A Distance ni de Diagnostic Préventif Avant Examen. Et pour tout traitement, elle lui apporta un bol grossier rempli d’une matière à la couleur indéfinissable, qu’elle avait rempli dans un chaudron qu’il n’avait pas remarqué jusque-là, dans un coin de la pièce où brulait un feu. Un feu ! Dans une habitation ! Quelle imprudence ! Toutefois, il était comme fasciné par la danse des flammes sous le fond du chaudron, il n’en avait jamais vu en vrai.
« Allez, mange, ça te fera du bien. » insista Chawoman en lui tendant le bol dans lequel était planté une cuillère en bois. Il s’en saisit et inspira prudemment la vapeur qui s’échappait du récipient. Elle avait une odeur forte qui le surprit, et le gamin éclata de rire : « On dirait que t’aimes pas ça ! C’est super bon, pourtant ! »
La vieille lui dit en souriant d’aller se servir. Thomas regarda Mio prendre un bol et une cuillère et se servir une généreuse part avant de venir s’asseoir près de lui pour manger. Lui-même porta lentement la cuillère à sa bouche, et analysa longuement la saveur et la texture de cet aliment inconnu. C’était déstabilisant, nouveau, mais pas mauvais. Non, pas mauvais. Et puis, il avait vraiment faim. Une deuxième cuillérée passa plus facilement, une troisième encore plus vite, et il termina rapidement la portion qu’on lui avait servie. Le môme prit les deux bols et les cuillères et sortit avec, les ramenant un peu plus tard pour les ranger avec d’autres. Les contenants alimentaires étaient donc réutilisés ! Il savait que certaines personnes, parmi les plus pauvres, y étaient contraintes, mais au moins la vaisselle était alors désinfectée et stérilisée selon les normes. En si peu de temps, c’était manifestement impossible.
« On est où ? » demanda enfin Thomas.
« De quoi te souviens-tu ? » biaisa la vieille. Il fronça les sourcils : il n’aimait pas beaucoup qu’on réponde à une question par une autre question. Mais après quelques instants, il comprit qu’elle n’avait pas l’intention de lui faire d’autre réponse. Alors il soupira, et chercha dans sa mémoire.
Il se souvenait de s’être levé comme chaque matin dans son alvéole, d’avoir partagé un repas avec ses parents, chacun derrière sa paroi de plexiglas autodésinfectant, puis de s’être préparé pour suivre ses cours à la maison. Une alerte avait alors retenti, sa mère avait décroché le combiné et écouté attentivement le robot qui s’adressait à elle. Il se souvenait l’avoir vue blanchir, elle l’avait regardé un instant, les larmes aux yeux derrière la visière de sa CEIAM, à la fois triste et apeurée, puis…
Il sauta du lit sur lequel il était toujours assis :
« Je suis malade ! J’ai attrapé le Virus ! Je me souviens, maintenant ! » Il était épouvanté d’avoir été si proche d’eux, de ne pas avoir la moindre protection, ils allaient être contaminés eux aussi…
« Calme-toi, je ne risque rien. » le rassura Chawoman.
« Mais c’est impossible ! Vous savez bien qu’on n’est pas immunisé contre le Virus ! Pourquoi suis-je ici ? » Il paniquait, elle tentait de le calmer, et Mio le regardait encore bizarrement. Le petit secoua finalement la tête : « Mais pourquoi tu cries comme ça ? T’es plus malade, de toute façon… Ça fait des jours et des jours que tu es ici à dormir… T’es plus contagieux, elle a dit Chawoman.
_ Mais… Mais…
_ Ça fait beaucoup, je sais… » dit doucement Chawoman. « Quand on t’a trouvé, tu étais malade. »
Oui, ça il s’en rappelait, maintenant. Il se rappelait comment, après avoir raccroché le combiné dédié aux Messages Officiels et Sanitaires, sa mère avait sans explication poussé son père dehors, le laissant là tout seul. Il se rappelait comment, quelques instants plus tard, la porte s’était à nouveau ouverte, sur une MUS, une Milice d’Urgence Sanitaire, un groupe de quatre personnes engoncées dans des sur-combinaisons de Haute Protection qui l’avaient trainé hors de chez lui sans une explication, l’avaient fait entrer dans un Caisson de Transport pour Suspicion de Contamination. Il n’avait même pas pu en sortir le temps que des robots lui fassent passer le Test, et un moment après on lui avait ordonné d’ôter sa CEIAM et de la poser dans le CTSC. On le surveillait sans doute par caméra, parce que dès que la combinaison avait touché le sol du caisson, la porte s’était ouverte. La MUS l’avait alors fait sortir de là sans ménagement. Il effleura du bout des doigts les endroits où ils l’avaient piqué avec leurs aiguillons à impulsion électrique. Des Taser au bout de longues perches qui leur avaient permis de le pousser dans la direction qu’ils voulaient, sans avoir à l’approcher. Il frissonna, l’impression de brulure subsistait bien qu’il n’y ait plus de trace sur sa peau. Incapable de lutter contre les aiguillons, il avait avancé, un pas après l’autre, vers la trappe qu’on l’avait forcé à franchir sans autre explication que « Tu es contaminé ».
Il se souvenait de la descente vertigineuse le long de cet interminable tuyau dans lequel courait un fond d’eau mêlée de désinfectant puissant. Un peu comme ces toboggans de piscine dont il avait vu des vidéos en cours d’Histoire des Civilisations. Mais à l’arrivée, il n’avait pas trouvé un bassin bleu turquoise où se baignaient des gens souriants à la peau bronzée par le soleil. Non, à l’arrivée, il n’y avait qu’une flaque boueuse et malodorante de produit chimique qui s’évaporait. Le soleil, lui, était bien là, en revanche, et Thomas avait dû protéger ses yeux qui n’étaient pas habitués à tant de luminosité jaune. Quant à sa peau si blanche, elle avait commencé à cuire, maintenant qu’il n’avait plus sa combinaison. Les pieds écorchés, les yeux douloureux, la peau à vif, il avait marché, marché. Rien ne servait de rester près du tuyau, il le savait : il était impossible de remonter. Il était malade, contaminé. Il venait d’être banni sans sommation ni espoir de retour, sans même un adieu à ses parents. C’était nécessaire pour assurer la survie de tous.
Un malade pouvait contaminer des dizaines de personnes, d’après les scientifiques. Dans le passé, lors de la première vague de contamination, la planète entière avait été touchée, les dégâts avaient été considérables. Cette pandémie restait dans les mémoires, de même que le Grand Confinement qui avait permis de réguler la situation. Les « gestes barrières » de l’époque étaient particulièrement rudimentaires, il fallait bien le dire ! Les gens passaient alors leur temps à se toucher, ils se touchaient même avec le visage ! Ils touchaient des inconnus ! Les combinaisons n’existaient pas encore pour le grand public, elles étaient réservées au personnel soignant, et encore, pas tous ! La plupart avaient un simple masque et une paire de gants, une blouse en tissu – une matière naturelle, même pas imperméable ! On croyait rêver, franchement… avec de telles conditions d’hygiène, il ne fallait pas s’étonner d’une hécatombe pareille, hein !
La vieille femme l’écoutait patiemment raconter ce dont il se souvenait, ce qu’on lui avait appris… Elle hochait parfois la tête, un air énigmatique sur le visage. Lorsqu’il lui dit finalement qu’il ne se souvenait plus de rien après s’être arrêté, affamé, assoiffé, brulant de fièvre autant que du soleil, les muscles et les poumons douloureux, pour se reposer un moment à l’ombre d’un rocher, elle hocha la tête encore une fois.
Puis, une fois certaine qu’il n’avait plus rien à ajouter, elle dit : « Nous t’avons trouvé à cet endroit-là. Tu as eu de la chance qu’un groupe de cueilleurs passe par là. Ils t’ont ramené il y a 10 jours, tu étais inconscient et très faible. J’ai eu peur de te voir mourir, plusieurs fois. Mais tu es jeune et en bonne santé. Tu vas te remettre. Tu es le bienvenu ici ; il faudra seulement t’habituer à vivre d’une manière différente. »
Ça, il avait cru le comprendre, rien qu’à les voir, tous les deux, et l’endroit dans lequel il s’était réveillé.
« Pour le moment, tu vas rester ici, tu as encore besoin de te reposer. Demain, tu pourras sortir. Les premiers temps, tu feras attention au soleil : j’ai soigné ta peau brulée, et celle qui a repoussé est sensible, tu brulerais encore. Tu resteras à l’ombre, tu sortiras tôt le matin ou tard le soir. Mio pourra te guider, t’enseigner ce que tu devras savoir. »
Il acquiesça, à la fois soulagé d’être a priori accepté par ces gens, et pris de tournis face à tant de nouveauté.
Le lendemain, après une bonne nuit de sommeil et une nouvelle portion de cette purée au goût épicé qu’il commençait à apprécier, Chawoman lui donna l’autorisation de sortir en compagnie de Mio. Le gamin, sans cesser de bavarder, le traina dans son sillage. Thomas, lui, ne disait rien. Il regardait avec curiosité autour de lui. Le sol était de terre poussiéreuse, et le passage répété de nombreuses personnes avait tracé des chemins presque lisses. Ses sentiers, comme les appelait Mio, reliaient des maisons, grottes creusées dans la montagne ou petites constructions de même couleur que le sol.
« T’as quel âge ?
_ 14 ans.
_ Ans ? c’est quoi ? c’est comme les années ?
_ Euh… oui, je crois que c’est un vieux mot qui veut dire la même chose. Année… » répéta Thomas.
« Moi j’ai 6 années ! »
6 ans ! s’étonna le plus grand. Il était sacrément débrouillard, pour cet âge.
Peu à peu, le village se réveillait, des bandes d’enfants couraient de droite et de gauche, petits et grands mêlés, sans adultes ni robots-nourrices pour les surveiller.
« Ben non, les grands prennent soin des petits ! » énonça Mio en haussant les épaules comme si ça tombait sous le sens. « De toute façon, y’a pas de robots, ici. Faut de l’élécricité pour ça. »
Quant aux adultes, ils paraissaient tous occupés à des tâches diverses, certains réparant le toit d’une habitation, d’autres encore dans des carrés potagers immenses autour des maisons. Rien à voir avec la ferme hydroponique que Thomas avait virtuellement visitée avec son robot-prof ! Des légumes poussant dans la terre ? Dégoûtant !
Des adultes se rassemblaient sous un arbre, portant des sacs et des paniers faits de matière naturelle, de l’écorce d’arbre d’après Mio.
« C’est un groupe de cueilleurs, ils vont partir chercher des fruits sauvages. » expliqua le petit.
Thomas regarda, de loin, ces gens qui l’avaient trouvé et ramené, qui lui avaient sauvé la vie en fait. Au péril de la leur, puisqu’il était contaminé.
« Ce sont des héros. Vous êtes tous des héros. » constata-t-il simplement.
Mio souleva ses deux sourcils en même temps, dans une grimace comique mais qui ne semblait pas vraiment flatteuse pour lui : « Des héros ? » demanda-t-il prudemment.
« Ben oui, les héros, tu sais, ceux qui font les métiers dangereux, qui soignent les malades, qui préparent les aliments, qui s’occupent de retraiter les ordures… pour que les autres puissent rester chez eux en sécurité.
_ Mais c’est pas ça, un héros ! » Le gamin se demandait clairement d’où sortait ce grand garçon, pour être aussi bête. « Un héros, c’est quelqu’un qui fait quelque chose de super impressionnant ! De très dangereux, qui a des pouvoirs extraordinaires ! Bon, viens, faut retourner chez Chawoman, le soleil commence à taper, tu vas encore bruler. Je reviendrai te chercher ce soir, si tu veux ! » proposa Mio en le trainant par la main pour l’entrainer plus vite à l’abri.
Une fois à l’ombre, Thomas s’assit sur le lit où il avait dormi, et soupira : « C’est vraiment étrange, la façon dont vous vivez… Je ne comprends pas comment vous parvenez à rester en bonne santé malgré le Virus, et sans prendre de précautions.
_ Oh, je sais ! Chawoman m’a raconté ! En fait, au début plein de gens mouraient. Et d’autres gens guérissaient, mais comme les autres avaient peur qu’ils leur donnent quand même le virus, ils les ont bannis loin. Et ils ont construit des bulles pour vivre dedans à l’abri du virus. Et nous, on est restés dehors, et on s’est habitués au virus. Tout le monde l’a eu au moins une fois, ici.
_ Et vous n’en mourez pas ? » s’étonna le grand.
« Ben, des fois, si. Mais c’est comme ça.
_ Mais c’est horrible !
_ Ah oui ? » Le gamin s’était levé et lui faisait face, le visage tout rouge : « Et toi, alors, c’est pas horrible de te bannir parce que tu es malade ? Ils t’ont jeté comme un vieux déchet, alors qu’ils auraient pu te soigner ! C’est ça, qui est horrible ! Et votre bulle, là, je l’ai vue une fois, les cueilleurs m’ont emmené et j’ai pu la voir de loin. Elle est moche, ta bulle, et je suis sûr que dedans on est même pas heureux ! Elle est moche, et elle a tué toute la terre et les plantes et les animaux tout autour, et l’air il est pollué aussi. Tout est mort autour, et vous en avez rien à faire ! »
Thomas, éberlué, regarda Mio sortir en courant, le laissant seul. Il eut le temps de méditer les paroles du petit. C’était contraire à tout ce que lui avait toujours enseigné son robot-prof, à tout ce que lui avaient raconté ses parents, à toutes les vidéos qu’il avait pu visionner. Mais, à y bien réfléchir, il avait lui-même traversé une vaste étendue désertique, désolée, morte, oui c’était le mot, en s’éloignant de la ville-bulle…
Il passa un long moment à réfléchir à ça, à la situation dans laquelle il se trouvait à présent, et c’est Chawoman qui le sortit de ses pensées en lui proposant de manger. Elle s’assit par terre, face à lui, sur un simple tapis qui ressemblait un peu à sa couverture, et lui donna un bol, avec cette fois non plus une purée, mais des légumes en morceaux. Indéfinissables, mais le goût était agréable.
« N’en veux pas à Mio, Toma. Il est encore jeune et a du mal à comprendre qu’on puisse vivre d’une autre façon que la nôtre.
_ Moi aussi, j’ai du mal…
_ Tu t’y habitueras. » promit la vieille. « Veux-tu m’aider à préparer des plantes ? »
Il accepta, au moins ça l’occuperait… Mio était parti, et fâché comme il l’était, il ne reviendrait sans doute pas. Autant aider Chawoman et l’écouter lui parler de l’usage des plantes : médicinales, aromatiques, pour les cérémonies…
Pourtant, lorsque le soleil commença à descendre dans le ciel – quel spectacle impressionnant ! – et que la luminosité baissa, le gamin passa la porte et proposa à Thomas de l’accompagner dehors, comme s’il ne s’était rien passé.
Il sauta sur l’occasion, et le suivit à nouveau. Le village était bien plus vivant qu’au petit matin, une foule de gens s’activaient en tous sens, aidés par les enfants.
« Ici aussi, tout le monde travaille ? » s’enquit Thomas.
« Travaille ? ça veut dire quoi ?
_ Ben, tu vois : ils font à manger, tout ça…
_ Euh… » Visiblement, Mio ne voyait pas. « Il y a des choses à faire, on les fait, c’est tout. Sinon, on n'aurait pas à manger, on n'aurait pas de couvertures pour dormir, on n'aurait pas de maison…
_ Mais vous êtes payés, pour faire tout ça ?
_ Payés ?
_ On vous donne de l’argent, et vous pouvez acheter des choses. A manger, par exemple.
_ Acheter ? De l’argent ? »
Mio avait l’impression qu’ils ne parlaient pas la même langue. Thomas lui expliqua le principe : on donne de son temps ou de sa force pour produire des choses et donc des richesses, et en échange on reçoit un petit peu de cette richesse, « de l’argent », qu’on peut échanger maintenant ou plus tard contre ce qu’on veut : une nouvelle combinaison… bon, couverture, si tu préfères, ou alors des choses à manger.
« Non, on fait pousser des légumes et des fruits, on tisse des couvertures, et c’est pour tout le monde !
_ Ça veut dire que si tu fais pousser beaucoup de légumes, tu peux manger plus que les autres.
_ Ben non, c’est pour tout le monde. T’as pas besoin de manger plus, après t’es malade. Et tu as juste besoin d’une couverture pour dormir, pas plus. » répliqua le gamin avec une confondante simplicité. Thomas avait vraiment du mal à comprendre le principe.
« Mais comment on fait la différence entre les gens qui ont réussi, et ceux qui ne sont rien ?
_ On n'est pas rien ! On est nous. Je suis moi, même si je suis encore trop petit pour avoir un jardin, je peux participer autrement. Et plus tard, je serai cueilleur ! Ou alors, j’apprendrai à tisser des couvertures bien chaudes et toutes douces. Ou peut-être que je ferai tout ça en même temps.
_ Et les gens très vieux, alors, comment ils font pour manger, quand ils ne peuvent plus travailler ? S’ils n’ont pas mis d’argent de côté pour avoir de quoi manger ?
_ Mais y’a toujours à manger pour tout le monde ! Les vieux, on prend soin d’eux, et même s’ils ont moins de force et qu’ils peuvent pas aller puiser l’eau ou marcher loin, ils peuvent quand même, je sais pas : couper les légumes, surveiller le feu, remuer la soupe, tisser… Ou raconter des histoires pour qu’on oublie jamais d’où on vient. »
Thomas se dit qu’il devrait interroger Chawoman pour être certain de ce que racontait le gamin, ça ne pouvait pas être aussi simple ! Il était bien trop jeune pour comprendre les tenants et les aboutissants de l’économie, il avait simplifié les choses à son idée. Comme lui, quand il était petit et qu’il pensait que son robot-nourrice s’occuperait de lui pour toujours, ou que les barquettes de rations stériles apparaissaient par magie dans le Congélateur Haute Conservation.
Pourtant, la vieille femme confirma tout ce que Mio avait dit. Ce dernier, d’ailleurs, ne parut pas ravi que le grand doute ainsi de sa parole. Mais plutôt que de se vexer comme le matin, il préféra l’interroger sur la façon dont fonctionnait la ville-bulle.
Il fut effaré de ce que lui raconta Toma :
« Mais on peut pas les laisser vivre comme ça ! Il faut leur dire ! Il faut les aider !
_ C’est impossible, Mio.
_ Pourquoi, Chawoman ?
_ Nous n’avons aucun contact avec eux, tu le sais bien.
_ Je sais que c’est pas beau et que ça pue, près de la ville-bulle, mais on pourrait quand même essayer d’aller leur parler ?
_ Et on n’en reviendrait pas vivants. Tu as déjà entendu ces histoires, Mio, tu sais ce qu’ils font aux nôtres qui osent s’approcher.
_ Ils les tuent. » grogna le gamin, sombre tout d’un coup. « On pourrait leur écrire ?
_ Ecrire ? » s’étonna Thomas. « C’est quoi ?
« Oui, écrire, tu sais bien, quand on écrit. » Comment expliquer ça mieux ? Chawoman heureusement vint à son secours : « C’est un système qui permet de dessiner des mots pour les garder en mémoire, ou bien pour les envoyer à quelqu’un à qui on ne peut pas parler.
_ Oh… » Thomas était épaté : « Ça parait tellement plus compliqué que les vidéos ! Vous avez vraiment réussi à vous passer de plein de choses, quelle ingéniosité ! »
La vieille femme sourit : « Non, Toma, c’est l’inverse. Autrefois, tout le monde savait écrire. Puis on a découvert les vidéos, et les gens ont commencé à moins écrire. Et ils ont fini par ne plus écrire du tout… »
Ce soir-là, Toma mit longtemps à s’endormir. Il fixait du regard les braises qui rougeoyaient encore doucement sous le chaudron, un peu comme le Bloc de Lumière Sécurisée qui l’apaisait durant la nuit lorsqu’il était enfant, dans son alvéole. Mais ce soir-là, il ne craignait pas que le Grand Méchant Virus vienne le contaminer. Non, il pensait à tout ce qu’il avait appris aujourd’hui, et à tout ce qui lui restait à apprendre pour s’adapter à cette nouvelle vie si différente de la précédente.
Chawoman lui avait promis : ce serait différent, mais pas plus difficile, il ne serait pas moins heureux. Ce serait seulement différent.
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