Chapitre 3

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Pomme – « pourquoi la mort te fait peur »

Assise contre un frêne, Avril grignotait des framboises en observant son petit frère fouiller le sol et les buissons à la recherche de nouveaux trésors. Le soleil jouait avec les nuages, l’air était lourd : un orage se préparait. Le bruit du ruisseau leur parvenait, accompagné du chant d’un troglodyte perché quelques branches plus loin.

Depuis le début des vacances, dès qu’il faisait suffisamment beau, Avril emmenait Ronan en forêt. Ils partaient de la maison aux lanternes ou empruntaient un sentier au hasard, s’enfonçant toujours plus loin entre les arbres.

Le quotidien d’Avril était répétitif : s’occuper de Ronan le matin lorsque leurs parents partaient travailler, passer à l’église jouer du piano et s’occuper du potager, avant de venir se cacher dans les bois. Pourtant, elle ne changerait sa routine pour rien au monde. Répéter ces actions lui offrait un certain équilibre, des points de repères. Et elle ne supportait pas de rester enfermée à la maison. Les bruits, les odeurs, les meubles : les souvenirs se cachaient partout. Ici, elle était entourée de couleurs, de chaleur. Pendant quelques heures, elle pouvait se détendre, oublier. En pleine nature, elle se sentait en sécurité et ne ressentait plus le besoin de surveiller Ronan. Le loup n’était pas dans les bois.

Elle veillait toujours à rentrer avant Lui. Il ne leur interdisait pas de sortir, mais moins Il posait de question, moins elle avait de cicatrices sur le corps. Parfois, Il s’énervait en apprenant qu’Avril avait emmené Ronan dans la forêt. Parfois, Il s’énervait si Ronan n’était pas sorti de la journée. Avril avait vite compris qu’il n’y avait pas de règle précise, rien ne dépendait de ses propres actions, mais plutôt des humeurs de son beau-père. Alors elle profitait de ce répit le plus longtemps possible avant de rentrer chez elle.

Voyant le ciel s’obscurcir de plus en plus, Avril déclara à contre-cœur qu’il était temps de partir.

— J’ai pas envie, soupira Ronan.

— Je sais bien, moi non plus, mais je crois qu’il va pleuvoir.

— Est-ce qu’on peut passer à la maison aux lanternes avant ? S’il-te-plaît s’il-te-plaît s’il-te-plaît !

— Tu as trouvé des trésors ?

— Euh… Oui… bafouilla Ronan en cherchant autour de lui. Celui-là ! déclara-t-il en attrapant une branche en forme de baguette de sourcier.

Avril soupira mais ne put se résoudre à lui dire non. Ils rangèrent le pique-nique dans le sac et rejoignirent le sentier où les attendait leur vélo, posé contre un arbre. Ronan grimpa dans son siège et Avril poussa la bicyclette jusqu’à la route avant de pédaler en direction de la maison aux lanternes. À l’approche de la bâtisse, elle perçut quelque chose de différent dans l’atmosphère, comme si un changement s’était opéré durant la nuit. Elle arrêta le vélo à l’entrée du chemin parsemé de cailloux et aida Ronan à descendre avant de parcourir le reste de l’allée à pied.

La maison apparut au détour d’un virage, jusqu’alors dissimulée par la végétation. Les volets en bois étaient ouverts, des cartons étaient empilés devant la porte d’entrée et un van noir était garé sur le chemin de gravier menant à la route. Ronan, qui marchait devant sa sœur, s’arrêta, surpris.

— Mes trésors ! s’écria-t-il soudain en courant.

Un énorme chien noir surgit de derrière la maison, courant vers eux en aboyant. Paniquée, Avril lâcha le vélo et se précipita à la suite de son frère, le rattrapant en rien de temps. Elle le prit dans ses bras au moment même où l’énorme bête les rejoignait, se mettant à leur tourner autour.

— Bidouille ! Au pied !

Un jeune homme sortit de la maison, descendant précipitamment les marches du perron. Tout de noir vêtu, élancé et les cheveux châtains en pagaille, il semblait avoir la vingtaine. Il attrapa le collier du chien afin de le maintenir à l’écart et le fit s’asseoir.

— Ça va, vous n’avez rien ? demanda-t-il. Bidouille est imposant et un peu effrayant, mais il est très gentil et il adore les enfants.

Avril ne dit rien, gênée. Tout ce qu’elle souhaitait, c’était faire demi-tour et pédaler loin d’ici.

— Bonjour !

Un adolescent les rejoignit, ses bouclettes châtain dansant au rythme de ses pas. Son visage joufflu et son grand sourire le rendait sympathique et moins austère que le premier.

— Moi c’est Hippolyte, vous avez déjà rencontré mon frère, Tim.

— Moi c’est Ronan, intervint le petit garçon, heureux de faire les présentations. Et ma sœur, c’est Avril.

— Enchanté, déclara Hippolyte. Qu’est-ce qui vous amène ici ?

— Je veux récupérer mes trésors !

— Tes trésors ? Et ils sont où ?

— Dans la véranda, répondit Avril en baissant les yeux.

— Mais c’est qu’elle parle ! s’écria Tim. Attendez, les cailloux, les branches et tout le bric-à-brac qui traînait, c’était à vous ?

— C’est pas des briques à braques ! C’est mes trésors ! Ils sont où ?

— Ronan soit gentil, intervint Avril, intimidée. On ne va pas les embêter avec ça, on en trouvera d’autres.

— Non ! Je veux mes trésors ! s’énerva Ronan, devenant tout rouge.

Sentant la situation lui échapper, Avril décida d’en finir au plus vite.

— Je suis désolée, on pensait que cette maison était inhabitée. Il y tient vraiment beaucoup. Vous ne les avez pas jetés, si ? ajouta-elle avec une pointe d’inquiétude.

— Non, pas encore, rétorqua Hippolyte. Venez.

Avril le suivit, tenant toujours Ronan dans ses bras. Ils grimpèrent les quelques marches du perron et pénétrèrent dans la maison. Le visage des deux invités s’illumina lorsqu’ils découvrirent l’intérieur de cette bâtisse qu’ils aimaient tant.

La porte d’entrée donnait sur un couloir aux murs recouverts d’une tapisserie fleurie dont les motifs étaient quelques peu défraîchis. Sur la gauche, une ouverture dévoilait un salon avec un canapé jaune, des fauteuils en cuir et une cheminée. Une vieille télévision était posée dans un coin, débranchée, à côté d’un tourne-disque sur pieds. De nombreux bibelots habitaient la maison : un vieux téléphone débranché, un métronome cassé, des poupées russes, des figurines en verre, des boîtes aux motifs divers et plein d’autres babioles. De multiples cadres étaient posés sur les meubles ou accrochés aux murs et la plupart des photos en noir et blanc étalaient le bonheur d’une famille au fil des âges. C’est comme si le temps s’était arrêté entre ces murs, avant de subitement reprendre son cours à l’arrivée de nouveaux habitants.

Des cartons étaient dispersés dans les pièces et le couloir, obligeant Hippolyte à les pousser pour se frayer un passage à travers le couloir, pour arriver dans une cuisine aux airs vintages. Sur la droite, une table à manger en bois occupait la fameuse véranda aux vitres cassées, maintenant remplacées par des plaques de bois. Derrière le plan de travail, occupé à préparer des tartines, se trouvait un troisième individu dont la peau pâle faisait ressortir la noirceur de ses cheveux décoiffés. Vêtu d’une marinière et d’un pantalon en toile bleu, il ne remarqua pas la présence des nouveaux venus.

— Hippo, tu veux quoi, du chocolat ou de la confiture ?

— Chocolat. On a des invités.

L’inconnu leva la tête et ses yeux bleus ciel rencontrèrent ceux d’Avril.

— Bonjour, déclara-t-il froidement.

— Bonjour, répondit Avril d’une petite voix.

Des chaussures claquèrent sur les marches de l’escalier en bois sombre qui se trouvait juste à droite de la porte d’entrée. Avril se retourna et découvrit une fille qui semblait avoir son âge, vêtue d’un short noir, de bottines délacées et d’un t-shirt à l’effigie d’E.T. tellement large qu’il dénudait l’une de ses épaules, dévoilant le haut de son soutien-gorge. La nouvelle arrivante se déplaçait d’une démarche enjouée, presque sautillante.

— Ah, il me semblait bien avoir vu du monde dehors ! Bonjour ! s’exclama-t-elle.

À la grande surprise d’Avril, la jeune femme s’approcha d’elle et lui fit la bise, ainsi qu’à Ronan, avant de faire le tour du plan de travail. À la voir à côté du troisième garçon, Avril n’eut aucun doute sur le fait qu’ils étaient frères et sœurs : mêmes cheveux noirs, même peau pâle et surtout, mêmes yeux bleus.

— Avril, Ronan, déclara Hippolyte, je vous présente Raphaëlle, ma copine, et son frère jumeau, Etienne.

— Enchantée !

Si Raphaëlle semblait sincèrement ravie, Etienne ne dit rien, gardant les yeux rivés sur ses tartines.

— Tu veux une tartine à quoi ? demanda-t-il à sa sœur.

— J’en veux pas. Qu’est-ce que vous faites ici ?

— Mes trésors ! Je veux mes trésors !

— Ronan, sois plus poli. Recommence.

— Mes trésors ! Je veux mes trésors !

Perdant patience, Avril posa Ronan par terre et s’accroupit face à lui. Elle voulait rentrer chez elle et se pelotonner dans son lit pour ne plus en sortir.

— Regarde-moi. On ne dit pas « je veux », on dit « s’il-vous-plaît », et on est gentil avec les gens.

— Mais je veux mes trésors, murmura Ronan en gardant la tête baissée, au bord des larmes.

— Demande gentiment, comme je t’ai appris.

Elle se releva et poussa doucement Ronan devant elle, afin de l’encourager. Celui-ci garda la tête baissée et réitéra sa demande, d’une seule traite.

— Estcequejepeuxavoirmestrésorss’ilvousplaît ?

— Il est trop mignon ! s’exclama Raphaëlle. Mais c’est quoi, ces trésors ?

— Viens, suis-moi bonhomme.

Ronan regarda sa sœur avant de prendre timidement la main qu’Hippolyte lui tendait. Ce dernier l’entraîna vers des cartons ouverts disposés en vrac sur la table à manger. Il attrapa Ronan pour le porter afin qu’il puisse voir l’intérieur de l’un d’entre eux. Un grand sourire illumina le visage du petit garçon.

— Avril ! Ils sont là ! Ils sont tous là !

Soulagée, Avril s’approcha et découvrit des galets aux couleurs diverses, des branches aux formes étranges, et des pommes de pin plus ou moins ouvertes au fond d’un carton.

— Ah c’est ça ! s’écria Raphaëlle en s’approchant. Quand on a trouvé tout ça dans la véranda, on n’a pas su quoi en faire. Heureusement que vous êtes passés aujourd’hui, sinon je pense qu’on les aurait balancés dehors…

— Vous pouvez prendre le carton, ce sera plus simple pour les ramener chez vous, ajouta Hippolyte, tenant toujours Ronan contre lui.

Un souvenir s’imposa et Avril revit son beau-père jeter les premières trouvailles que Ronan avait ramené de la forêt, tout fier. Il avait pu les conserver quelques jours, posés sur sa table de chevet pour les contempler à l’heure du coucher, avant que son père ne finisse par les jeter, décrétant qu’il avait des vrais jouets pour s’occuper et qu’on ne savait pas quels microbes il avait ramené. « Qui sait si un animal n’a pas pissé dessus ! » avait-il déclaré en les balançant dans le jardin. Avril avait pu les récupérer le lendemain et avait décidé que la maison aux lanternes, découverte quelques jours plus tôt, serait leur nouvelle cachette.

— J’ai pas le droit de les ramener à la maison, mon papa il sera pas content et il va les jeter, expliqua Ronan. Avril, tu crois que le père Mathieu, il voudra bien les garder ?

— Je ne sais pas, peut-être.

Le silence plana quelques secondes avant que Raphaëlle ne les fasse tous sursauter, même Etienne qui semblait jusqu’à présent s’être coupé du monde.

— J’ai une idée !

— Nous tuer d’une crise cardiaque ?

— Vous n’avez qu’à les laisser là ! expliqua-elle, ignorant le sarcasme de Tim. On les garde ici, et tu peux passer les voir quand tu veux, ajouta-elle à l’adresse de Ronan.

Du coin de l’œil, Avril vit Etienne froncer les sourcils. Cette idée ne semblait pas lui plaire, même s’il ne dit rien.

— C’est une bonne idée. Qu’est-ce que t’en dis bonhomme ? demanda Hippolyte.

— Oui ! Avril, t’es d’accord ? Dis, t’es d’accord ? S’il-te-plaît, dis oui !

— Je ne sais pas, murmura la jeune femme.

— Allez, ça nous fait plaisir ! Et puis, on ne connaît personne ici, insista Hippolyte. On garde tout ça ici, et vous, vous nous rendez visite de temps en temps, pour vérifier qu’on ne s’est pas entretués. Marché conclu ?

Bien que mal à l’aise à l’idée de revenir, Avril ne put résister au sourire de son petit frère et accepta, ce qui sembla ravir les deux amoureux.

— Bon, vous restez goûter ? proposa Tim.

— Non, merci, il faut vraiment qu’on rentre.

Une fois reposé à terre, Ronan attrapa la main de sa sœur et la suivit vers la sortie. Il fit un signe à ses nouveaux amis pour leur dire aurevoir avant de se retrouver dehors, assis sur le vélo. Avril s’éloigna le plus vite possible sans prêter attention à Raphaëlle et Hippolyte qui les observait depuis le perron. Couché dans l’herbe, Bidouille mangeait les restes du pique-nique qui traînaient par terre, tombés du panier dans la précipitation. Les premières gouttes de pluie s’écrasèrent sur le verre des lanternes suspendues aux arbres, toujours éteintes.

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