Chapitre 18
Marina Kaye – « Homeless (Acoustic Version) »
Les parents patientaient devant l’école, discutant entre eux de leurs enfants et de leur quotidien. Certains surveillaient la grille, impatients de serrer leur progéniture dans leurs bras. D’autres profitaient de ces quelques minutes pour passer un coup de fil ou répondre à un dernier mail. Des goûters avaient été achetés, attendant d’être mangés par une petite bouche affamée, tandis que d’autres parents comptaient attacher l’enfant dans la voiture et courir faire une course urgente. Comme chaque après-midi, la rue de l’école était parsemée d’une brochette d’adultes tous aussi différents les uns que les autres.
Un peu à l’écart, assise sur le trottoir, une jeune femme massait son genou douloureux, le visage dissimulé par sa tignasse rousse et une capuche trop grande. Certains regards se posaient sur elle avant de s’éloigner rapidement, des bouches formaient discrètement son nom, passant d’une oreille à l’autre. Le poids du silence l’entourait, lourd et pesant.
Lorsque les portes de l’école grincèrent, Avril leva la tête, cherchant son frère du regard. Les enfants sortirent en courant, heureux à l’idée d’être en vacances. Au milieu de ces sourires enfantins, un garçon aux cheveux blond vénitien marcha lentement vers sa sœur, tête baissée. Avril se releva péniblement à son approche avant d’attraper sa petite main.
En se réveillant le matin même, Avril avait senti son corps entier se crisper à chacun de ses mouvements, la tiraillant de douleur. Elle avait aidé Ronan à s’habiller et, incapable de se changer, avait simplement enfilé un sweat à capuche par-dessus ses vêtements de la veille. Elle n’avait rien mangé, observant simplement son petit frère vider son bol de céréales avec lenteur. Par chance, son beau-père était déjà parti au travail, lui épargnant la pénible épreuve de le croiser. Ils avaient ensuite pris le chemin de l’école à pied, Avril ne se sentant pas capable de pédaler. Elle avait passé le reste de la journée à la maison, allongée dans son lit, avant de retourner le chercher en fin d’après-midi.
Ils marchaient lentement dans les rues, sous le regard les nuages dérivant dans le ciel. Le village semblait désert, ils ne croisèrent personne. Seul le bruit de leurs pas résonnait sur le bitume. Ronan affichait une mine fatiguée, ravagée par les cauchemars qui l’avaient réveillé à plusieurs reprises durant la nuit. Après quelques minutes de marche, il lâcha la main de sa sœur et s’arrêta au milieu du trottoir. Ses yeux étaient rivés sur le sol, empêchant Avril de distinguer son visage.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle. Ronan, parle-moi, dis-moi ce qui ne va pas.
Le petit garçon leva la tête, révélant un visage trempé de larmes. Le sel coulait de ses yeux empreints d’une tristesse qu’Avril n’y avait jamais vue. Les sanglots de Ronan creusaient des sillons dans le cœur de sa sœur.
— Je veux pas, hoqueta-t-il, je veux pas rentrer à la maison. Je veux pas, je veux pas, je veux pas, je veux p…
Avril le serra fort dans ses bras, sentant ses épaules trembler. Elle absorba chacune de ses larmes, épongea sa détresse. Elle ne s’écarta qu’une fois son petit frère apaisé et le regarda dans les yeux pour lui répéter une vieille promesse.
— Il ne te touchera pas, je te le promets. Jamais. Tu m’entends ? Jamais.
Ronan hocha la tête et se lova contre sa sœur.
— Je t’aime, murmura-t-il.
— Jusqu’à la lune.
Ils reprirent leur marche après quelques minutes. Ronan serrait fermement la main de sa sœur.
— Avril ? demanda-t-il quelques pas plus tard.
— Oui ?
— C’est pas le chemin de la maison.
— Que penses-tu d’un petit détour ? On n’est pas pressés, si ?
Ravi, le petit garçon marcha d’un pas plus léger dans les ruelles menant à l’église avant de courir à l’intérieur en appelant le père Mathieu. La voix de l’enfant résonna contre la pierre et emplit l’espace de gaieté. Même le Christ cloué sur sa croix de bois sembla sourire. Le père Mathieu apparut de l’autre côté de la nef et souleva Ronan dans ses bras, un large sourire aux lèvres. Il se tourna vers Avril, prêt à la remercier d’être venue, lorsqu’il découvrit le visage déformé dissimulé sous la capuche. Déboussolé, il ne sut que dire, se contentant de la fixer du regard.
— Les citrouilles, elles poussent ? demanda Ronan, mettant fin au supplice de sa sœur.
Le père Mathieu détourna le regard pour reporter son attention sur l’enfant dans ses bras. Il lui détailla l’évolution du potager avant de l’y emmener, laissant Avril seule dans l’église.
Elle déambula entre les bancs, contemplant la lumière qui jouait avec les couleurs des vitraux. Les cierges brûlaient aux pieds de la vierge Marie. Le bois des bancs était rugueux et la pierre des murs poussiéreuse. Avril laissa sa main glisser sur les objets qui l’entouraient, se laissant guider jusqu’au piano.
S’approchant petit à petit, elle finit par s’y installer et posa les mains sur le clavier. Certains de ses doigts étaient recouverts de bleus et son poignet gauche la faisait souffrir. Ignorant ce corps qu’elle ne voulait plus voir ni sentir, elle ferma les yeux. Les secondes passèrent, se transformant en minutes, et le silence régnait toujours au sein de l’édifice. Avril laissait la quiétude de l’église la gagner peu à peu.
Enfin, les notes de musique retentirent et l’air se transforma en douce mélodie, harmonieuse et apaisante. Le temps et l’espace disparurent, Avril s’était détachée de la réalité. Il n’y avait plus de sensations, son enveloppe corporelle avait disparue, ne restait que cette musique qui enveloppait chaque parcelle de son âme.
Ne faisant qu’un avec le piano, Avril n’entendait plus rien, ni les voitures passant devant l’église, ni les pas résonnant sur les pavés de la nef. De longues minutes passèrent avant que le calme ne s’installe de nouveau. Des applaudissements retentirent dans son dos, la faisant sursauter. Elle ferma précipitamment le piano avant de se lever.
Tim l’observait depuis l’allée, la fixant comme si cette facette qu’il venait de percevoir le déconcertait. Avril garda la tête baissée, tirant un peu plus sur sa capuche.
— Salut. Ça fait plaisir de te revoir.
Il attendit quelques secondes, laissant le temps à Avril d’ouvrir la bouche, de former des sons, de prononcer des mots, des phrases. Mais elle garda le silence.
— Je ne savais pas que tu jouais du piano. Je passais sur la place quand j’ai entendu la musique. J’espérais te croiser en fait. Comme ça fait un mois qu’on ne vous a pas vu, on s’inquiète un peu tu vois. Du jour au lendemain, plus rien. On a imaginé le pire.
Avril sentait la colère monter face à ces accusations à peine dissimulées. Quoi qu’elle fasse, il y aurait toujours quelqu’un pour lui montrer qu’elle avait tort. Il n’y a donc personne capable de comprendre que la seule chose qui l’intéresse, c’est le bien-être de Ronan ?
— De temps en temps je passe dans le village, poursuivit Tim. Même si j’ai pas de courses à faire, je fais un tour en espérant vous apercevoir. On a pas ton adresse, t’as pas de téléphone portable, tu nous a pas donné ton fixe, on a rien pour te joindre en fait. Tu viens quand tu en as envie, et puis quand tu en as marre, tu t’en vas, c’est ça ? Je m’étais fait des idées, je pensais qu’on s’entendait bien, qu’on passait des bons moments, mais maintenant que tu t’es lassée, c’est fini ?
Avril leva la tête, révélant ses blessures à la lumière du jour. Tim resta stupéfait, cloué sur place par l’histoire inscrite sur ce visage. Le barrage s’effondra, les mots fusèrent et les larmes coulèrent, rompant la quiétude du lieu.
— C’est vraiment ça que tu penses de moi ? Que je me sers des gens pour passer le temps, et que quand j’en ai marre, je change d’amis comme de chemises ? Tu sais quoi, j’aimerais bien ! Mais non, j’ai enterré ma mère figure-toi ! Elle s’est suicidée, elle nous a abandonnée. Je la hais, je hais ce village, je vous hais tous ! Vous m’emmerdez avec vos préjugés à la con. Quand j’ai besoin d’aide, personne ne me parle, mais quand j’ai envie d’être tranquille, tout le monde ouvre sa gueule ! Je veux juste m’occuper de mon petit-frère et qu’on me foute la paix, c’est clair ? Allez tous vous faire foutre ! Tu m’entends ? Allez tous…
Tim se précipita vers Avril et la prit dans ses bras, empêchant le flot de mots de poursuivre sa route. Il attendit qu’elle se calme en la serrant contre son cœur. Elle pleurait désormais à chaudes larmes, ses sanglots résonnant dans l’air. Elle laissa sa tête enfouie dans le cou de Tim bien après que les larmes se soient taries, respirant son odeur et profitant de son étreinte rassurante.
— Viens à la maison, proposa Tim, brisant le silence.
Avril se dégagea à contrecœur en essuyant son visage et plongea son regard dans le sien pour s’assurer qu’il ne blaguait pas.
— Comment ça ?
— Ce soir, viens à la maison.
— Je ne peux pas. Le père de Ronan ne voudra jamais.
— Tu as besoin de prendre l’air, de te reposer, et j’ai l’impression que ce n’est pas chez toi que tu y arriveras. Vous ne rentrerez pas tard, ajouta-t-il. Et puis, c’est les vacances maintenant, non ?
Elle réfléchit, pesant le pour et le contre. Elle avait peur de Lui demander quoi que ce soit. Mais elle avait envie de retourner à la maison aux lanternes et de revoir ses amis. Plus que tout. Elle décida de taire la petite voix dans sa tête et de laisser son cœur tenter sa chance.
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