Chapitre 19
Gabrielle Aplin – « Start of Time »
Emmitouflée dans son blouson, Avril marchait face au vent en direction de la maison aux lanternes. Ronan était collé contre elle afin de se protéger du froid. La nuit commençait à tomber et de gros nuages sombres obscurcissaient le ciel. Loin derrière eux, le clocher de l’église sonna sept coups étouffés par la distance et les arbres.
Avril avait passé le reste de l’après-midi à se demander comment obtenir l’autorisation de sortir le soir avec Ronan. Finalement, Il était rentré éméché, une femme à son bras. Ils s’étaient faufilés dans la chambre parentale sans lui prêter attention et Avril en avait profité pour s’éclipser en douce avec Ronan. Elle priait pour qu’Il ne remarque rien, auquel cas son corps subirait une nouvelle vague de violence, alors qu’elle peinait déjà à garder le rythme sans grimacer.
Tandis que les bourrasques de vent se renforçaient, Avril aperçut de la lumière entre les arbres. Ils s’engagèrent sur le sentier menant à la maison, soulagés d’arriver à destination.
— On vous attendait ! s’écria Raphaëlle en s’écartant pour les laisser entrer.
— Bonsoir ! Garde ton blouson bonhomme, déclara Hippolyte à l’attention
de Ronan. On repart tout de suite.
— On va où ? questionna le petit garçon.
— Que dirais-tu d’un bon hamburger et d’une bonne séance de cinéma ? Deux semaines de vacances, ça se fête !
— Oh oui !
— Je n’ai pas de quoi payer, murmura Avril, gênée.
— Toi tu restes ici avec moi, ils s’occupent de tout.
Avril aperçu Tim, appuyé contre le mur du couloir. Elle s’apprêtait à protester mais le sourire qu’il affichait l’en dissuada. Elle observa alors le reste du groupe enfiler leurs blousons sans rien dire, serrant toujours la main de Ronan. Etienne sortit le premier afin de démarrer le fourgon.
— Toi, tu viens avec moi, dit Raphaëlle en prenant Ronan dans ses bras. Il me faut votre adresse, déclara-t-elle en se tournant vers Avril. On déposera Ronan directement là-bas au retour. Vers vingt-deux heures trente, ça va ?
Elle sortit à son tour après avoir noté l’adresse dans son téléphone, accompagnée d’Hippolyte qui referma la porte derrière eux. Le silence emplit l’espace avec une rapidité déconcertante et Avril réalisa qu’ils n’avaient absolument pas semblés surpris par ses blessures. Tim avait dû les prévenir afin d’éviter les regards gênants.
— Bon, tu comptes garder ton blouson toute la soirée ? demanda-t-il, amusé.
— Hein ? Non. Non, bien sûr, répondit-elle.
— Donne-moi ça.
Il s’avança et l’aida à l’enlever avant de l’accrocher au porte-manteau. Il se retourna et regarda Avril, une lueur d’amusement toujours inscrite dans ses yeux.
— T’as pas besoin de ça, ajouta-il en abaissant la capuche de la jeune femme, dégageant son visage. Va falloir que tu te détendes. Ton frère est en sécurité et tu n’as aucune raison d’avoir peur ici. Viens, suis-moi.
Avril respira profondément et monta l’escalier à la suite du jeune homme. Bidouille les étudia depuis le salon avant de se rallonger dans son panier. À l’étage, une échelle menait à une trappe qu’elle n’avait jamais aperçue lors de ses précédentes visites, dissimulée dans le plafond du couloir.
— Les dames d’abord, dit-il en l’invitant à monter.
Avril découvrit un grenier aménagé, une petite bulle de quiétude au sein de cette maison d’ores et déjà apaisante. Le sol en bois était parsemé de tapis et de coussins, des étagères croulant sous le poids des livres épousaient la forme du toit et des guirlandes dispersées çà et là diffusaient une chaude lumière. Une lucarne laissait voir la tempête qui se levait au-dehors. Les branches des arbres étaient secouées dans tous les sens et la pluie commençait à tomber. Soulagée d’être à l’abri, Avril évita de penser au moment où il lui faudrait rentrer. Tim s’engouffra à son tour et prit la main d’Avril pour la guider jusqu’à la fenêtre où une petite table était dressée.
— Je reviens tout de suite, déclara-t-il après qu’elle se soit assise.
Se laissant aller dans le coussin, Avril observa la pièce plus en détail. Les livres étaient anciens, abîmés, et semblaient ne pas avoir bougés depuis des siècles. Des bougies entamées étaient disposées aux côtés d’objets étranges comme une vieille paire de lunettes ou un oiseau empaillé.
Avril se leva pour s’approcher de l’une des bibliothèques et y prit le cadre qui avait attiré son attention. Les couleurs de la photo étaient quelque peu effacées, mais elle reconnut les deux enfants qui se tenaient la main. Raphaëlle et Etienne ne devaient pas avoir plus de cinq ans. Le garçon affichait un sourire qu’elle n’avait jamais vu sur le visage du jeune homme d’aujourd’hui. Derrière eux se tenaient deux personnes âgées qui devaient être leurs grands-parents. À l’arrière-plan, des ampoules enfermées dans des bouteilles tombaient des arbres.
— Ils étaient mignons, hein ? remarqua Tim en remontant dans le grenier. Dommage que ça se soit gâté avec le temps.
Avril sourit en reposant la photo à sa place, prêt d’une matriochka en bois.
— Etienne avait l’air heureux, souligna-t-elle.
— Oui. C’est vrai qu’il sourit moins. Ça date des problèmes de santé de Raphaëlle je crois. Ça l’a beaucoup marqué.
Avril revint s’asseoir et découvrit deux assiettes remplies de lasagnes fumantes.
— C’est toi qui as fait ça ? demanda-t-elle.
— Non, c’est Raphaëlle. J’ai pas assez de patience pour faire la cuisine.
Ils mangèrent en silence, accompagnés par le bruit du vent qui s’amplifiait à mesure que le temps passait. Une fois repus et l’assiette vidée, ils s’avachirent dans leurs coussins.
— Depuis quand tu fais du piano ? demanda Tim.
— J’avais cinq ans quand j’ai commencé. C’est Valentine, la sœur du père Mathieu, qui m’a appris. Quand on a emménagé ici, ma mère n’avait pas de travail et le père Mathieu lui avait proposé de faire le ménage à l’église en échange d’une faible rémunération, tout juste suffisante pour payer les courses. À chaque fois, je l’accompagnais. Elle venait me chercher à l’école et on allait à l’église. Pendant qu’elle nettoyait, je m’asseyais sur un banc et j’écoutais Valentine jouer du piano. Et puis un jour, elle m’a laissée m’asseoir à sa place et a commencé à m’apprendre. Tous les jours après l’école, je me rendais à l’église et je jouais, même après que ma mère ait trouvé un emploi. Pendant six ans, Valentine m’a attendue devant l’église et m’apprenait patiemment le solfège. Et puis elle est morte. Accident de voiture. J’ai arrêté d’aller à l’église pendant quelque temps, jusqu’à ce que le père Mathieu me propose de revenir. Je le revois, devant chez moi, me demander de venir faire chanter l’église qui devait lui sembler bien trop silencieuse.
— Avril. Je ne te l’ai pas dit mais… Je suis désolé pour ta mère. Vraiment. Et pour Valentine aussi. Elles doivent te manquer.
Elle regarda Tim dans les yeux et comprit qu’il était sincère. Pour la première fois depuis la mort d’Isabelle, Avril se sentit bien. Ils se dévisagèrent en silence, jusqu’à ce qu’un éclair illumine soudainement la pièce, surprenant la Avril qui laissa échapper un cri. Ricanant, Tim se leva pour s’asseoir à ses côtés.
— Tu ne vas pas me dire que tu as peur d’un petit orage quand même ?
— Quoi ? Non ! Pas du tout ! s’empressa de répondre Avril en rougissant.
— Je ne te crois pas, plaisanta Tim en passant son bras par-dessus les épaules d’Avril pour l’attirer contre lui.
Bien que surprise, elle ne se dégagea pas et posa même sa tête dans le creux de son cou. Le menton posé sur le crâne de la jeune femme, Tim se mit à compter les secondes jusqu’au coup de tonnerre, comme il s’amusait à le faire depuis tout petit.
— Dix secondes ! On va pas mourir tout de suite.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Tu ne connais pas ? Tu comptes les secondes entre l’éclair et le coup de tonnerre, ça te donne une idée de la distance. Au prochain, on le fait ensemble.
Ils attendirent l’éclair, les yeux rivés sur la fenêtre dégoulinante de pluie.
— Un ! cria Tim lorsque le ciel s’illumina.
— Deux, poursuivit Avril.
— Trois !
Les secondes résonnèrent dans le grenier, comme le tic-tac chantant d’une horloge, ponctuel et mélodieux.
— Quatre.
— Cinq !
— Six !
— Sept !
— Huit !
La détonation les surprit tous les deux, entraînant un fou rire incontrôlable.
— Alors, l’orage est loin ? demanda Avril une fois calmée.
— J’en sais rien, avoua Tim en s’esclaffant de plus belle.
La soirée se poursuivit entre rires et silence. Avril se sentait détendue, apaisée. Elle ne voulait pas que ce moment se termine. Elle écouta Tim lui raconter des anecdotes sur ses amis en évitant de penser à l’heure qui passait.
— Quand Bidouille était encore petit, il a mordu Hippo à la fesse. Depuis, il a peur de lui ! Pourtant, y a pas plus gentil comme chien !
— Lui et Raphaëlle m’ont dit ce qu’ils avaient vécus.
Tim détourna le regard et sembla se refermer. Avril sentit ses muscles se crisper sous son pull.
— Pardon, j’aurai pas dû en parler. Excuse-moi.
— C’est pas ça, c’est juste… Chaque fois que j’y pense, je me sens coupable. J’ai pas été là pour lui. J’ai merdé.
— Tu l’as sauvé ! s’écria Avril en se redressant. Il serait mort sans toi !
— Mais il aurait jamais dû en arriver là ! cria Tim en se levant. J’aurai dû voir ce qu’il se passait, il aurait dû avoir suffisamment confiance pour venir m’en parler, j’aurais dû l’aider. C’est mon rôle. Au lieu de ça, je fumais joint sur joint, comme un con !
Avril se leva à son tour et posa ses mains sur les épaules du jeune homme en le fixant droit dans les yeux.
— C’est du passé. On ne peut pas effacer nos erreurs et ce n’est pas avec des « si » qu’on fabrique l’avenir. Ce qui compte, c’est ce que tu fais maintenant. Et ce que je vois, c’est que tu aimes ton frère, que tu veilles sur lui. Voilà ce qui compte. Voilà ce qui est important.
Tim laissa ces paroles atteindre son cerveau avant de se rasseoir. Il attendit qu’Avril s’installe à ses côtés avant d’entamer son récit.
— J’ai commencé à fumer à la fin du collège. C’était occasionnel, juste quand j’étais avec mes potes. Et petit à petit, c’est devenu de plus en plus fréquent. Je ne sais même pas pourquoi. Je crois que j’ai pas vraiment réfléchi. J’avais pas l’impression de me mettre en danger. Mes consommations devenaient quotidiennes, et j’ai commencé à boire. Je voyais tellement de gens le faire, j’ai voulu essayer et puis j’ai pensé que ça me donnait l’air cool. En seconde, mes notes ont chuté et j’ai redoublé. Mais en changeant de classe, j’ai changé de fréquentations et j’ai arrêté les conneries. Bien sûr c’était pas seulement à cause des personnes avec qui je traînais que j’en suis arrivé là, c’était un mélange de plein d’autres trucs, d’angoisse et de mal-être. Mais je me suis retrouvé avec des personnes plus à l’écoute, qui me comprenait et qui veillait sur moi. Les problèmes de santé de Raphaëlle me faisaient déjà beaucoup réfléchir, mais avec la tentative de suicide d’Hippo, j’ai compris que mes amis avaient besoin de moi. Ça m’arrive encore d’avoir envie de fumer, mais je repense à mon frère et je me dis que j’ai pas le droit. Alors ça passe. Bien sûr, c’était pas aussi facile au début. Mais j’ai pas le droit de merder. Pas encore.
— On a tous nos démons, murmura Avril. Ils ne nous quittent pas. Mais on fait avec. On se concentre sur le moment présent, on évite de penser au passé, et au futur. Comme je te l’ai dit, c’est ce que tu fais aujourd’hui qui est important.
— C’est vrai. Mais c’est pas quelque chose qu’on nous apprend non plus. Dès notre enfance, on nous demande ce qu’on veut faire plus tard. Ce qu’on veut faire de notre vie. Comme si la vie était après. Mais c’est faux. On se demande toujours ce qu’on fera tout à l’heure, demain, dans dix ans. Plus tard. Mais la vie elle est là. Tout à l’heure, demain, dans dix ans, c’est incertain. Ça n’existe peut-être pas. J’ai arrêté de me demander ce que je voulais faire plus tard. Je me concentre sur ce qu’il se passe aujourd’hui. Maintenant. Je me concentre sur mon frère. Et sur toi.
Après un court silence, Tim se tourna vers Avril et sourit à la vue de ses joues empourprées.
— C’était philosophique, hein ? ironisa-t-il, tentant de détendre l’atmosphère.
Avril laissa un gloussement s’échapper dans un souffle.
— Je peux te dire un secret ? demanda Tim
— C’est pas déjà fait ?
Un nouvel éclat de lumière projeta les ombres des arbres sur les murs, donnant à l’oiseau empaillé un air étonnamment vivant.
— C’est moi qui ai la trouille de l’orage ! avoua Tim en se pelotonnant contre son amie.
Le rire d’Avril résonna en même temps que le tonnerre, semblable à un éclair de bonheur.
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